Devant son bol de café qui finit de refroidir, Gilbert soupire. Ce matin encore, il prendra seul son petit-déjeuner. Enfin, son deuxième petit déjeuner. Le premier, vite expédié, a eu lieu près de trois heures plus tôt, au chant du coq. Juste avant de se rendre aux étables.

Il y a quelques mois, du temps de sa pauvre mère, avant de traire les vaches, de les conduire à la pâture et de nettoyer leurs locaux, il s’attablait longuement tandis que, toute courbée, elle s’affairait encore autour de de lui comme elle l’avait fait, sa vie durant, pour le père.

Elle lui servait une soupe bien trempée et, selon les jours, un reste de viande ou de potée, des œufs au plat, du fromage. Enfin ce qu’elle estimait être nécessaire à la constitution d’un homme comme lui voué aux travaux pénibles.

Gilbert ne peut détacher son regard du fauteuil en rotin situé devant la fenêtre et son cœur se serre. Jamais plus il ne la verra s’y asseoir avec le sourire d’aise d’une vieille femme fière d’être encore parvenue à effectuer toutes ses tâches et qui peut enfin s’accorder quelques instants de repos. 

A présent c’est Rodolphe, le chat persan de Sylvia, qui y trône toute la journée, une expression de suprême dédain dans le regard. D’ailleurs si Gilbert a réussi à conserver ce vestige du passé c’est uniquement parce que siège et coussin moelleux ont été d’emblée adoptés par le félin devenu très vite le véritable maître des lieux.

Désolés, les yeux du paysan font le tour de l’immense pièce à vivre aux multiples vocations : cuisine, salle à manger et même chambre à coucher du temps des anciens qui n’avaient jamais consenti à quitter le lit clos de leur alcôve dissimulé par un rideau de cretonne fleuri.

Dans ce lieu où il est né, a vécu bientôt cinquante années de sa vie, il se sent désormais déplacé. Etranger. Le lit clos a disparu au profit d’une banquette vert pomme, très design, selon la nouvelle terminologie en vigueur, tout comme ont disparu les cuivres rutilants de l’imposant dressoir en chêne. Ce dernier a provisoirement eu la vie sauve mais a perdu son ancestrale patine au profit d’une laque gris-souris couleur tendance, lui a-t-on affirmé.

 L’antique pompe en cuivre rouge et l’immense pierre d’évier, orgueils de sa mère, ont connu un sort moins enviable et se sont retrouvées dans le fourgon d’un brocanteur à la mine patibulaire. L’espace a été occupé par des appareils électroménagers dont la mère avait mis son point d’honneur à se passer.

Le dallage en larges et lourdes pierres blanches, polies par trois ou quatre générations d’ancêtres, a obtenu un sursis mais certainement très provisoire. Gilbert doute de parvenir à résister longtemps encore à la pression quasi quotidienne de Sylvia qui maugrée : « C’est éreintant à entretenir ! Il faut apprendre à vivre avec ton temps ! »

Vivre avec son temps… Enfin, vivre avec le temps de Sylvia, c’est à quoi s’efforce Gilbert, jour après jour. Pour lui complaire. Pour éviter, qu’un beau matin, ce « bel oiseau des îles », ainsi que la surnomme, un brin moqueur, Jean-Pierre, son voisin et copain d’enfance, ne s’envole. Ne refasse son léger bagage pour la capitale où elle était dame-pipi ou pour la Guadeloupe, rebutée par sa nouvelle vie au fond de cette campagne lorraine aux hivers rudes et interminables.

Sylvia… qui dort encore. Qui dort toujours à l’heure où la mère avait ranimé le feu dans la cuisinière sur laquelle la cafetière se tenait au chaud, donné le grain aux poules et l’herbe aux lapins, cueilli la salade au potager, préparé le petit déjeuner et l’en-cas à emporter aux champs.

Sylvia… qui l’étonne et l’émeut par sa méconnaissance naïve de la vie paysanne. Sylvia qui l’agace aussi par ses mines d’enfant boudeuse à la moindre contrariété. Sylvia qui le fait vibrer lui, le « vieux garçon », assidu à tous les bals du canton mais qui n’avait pas réussi à établir une relation durable. Il est vrai que les quelques jeunes filles, sensibles à son charme indéniable de grand blond aux yeux bleus, avaient été vite rebutées par la perspective de venir « faire ménage à trois » avec une belle-mère à la personnalité bien trempée.

Sylvia… que Rodolphe annonce enfin en se levant, baillant, s’étirant et accueille, tout ronronnant, dès que la porte s’ouvre. Sylvia ! Mais une Sylvia renfrognée, aux gestes lents qui se dérobe à sa tentative de l’attirer à lui et qui proteste en constatant qu’il ne reste plus une goutte de café. Une Sylvia qui repousse maintenant, d’une moue dédaigneuse, les tartines qu’il a pensé à lui faire griller. « Encore des tartines ! Ce n’est vraiment pas varié ! »

Croyant se montrer conciliant, Gilbert propose de partager avec elle, à l’avenir, un petit déjeuner plus copieux, composé de charcuteries, d’œufs, de fromages à condition qu’elle consente à se montrer plus matinale et pour se faire à s’endormir plus tôt. Encouragé par le silence de la jeune femme, Gilbert poursuit :

« En résumé, je pense qu’il te faudrait adopter un autre rythme de vie. Renoncer à passer des soirées interminables devant la télé. Ce qui te ferait du bien, vois-tu, ce serait de… » 

Gilbert n’a pas l’occasion de poursuivre ses conseils. Comme piquée par un bataillon de frelons, Sylvia se redresse, sort et lui lance sans précaution : « Moi, ce qui me fait du bien, vois-tu, c’est de passer la nuit devant la télé si j’en ai envie, de me coucher quand j’en ai envie, de me lever quand j’en ai envie, et de ne rien faire de ma journée si j’en ai envie ! En dépit de mes origines, je n’ai pas une âme d’esclave, mets cela dans un coin de ta cervelle ! »

Abasourdi, Gilbert regarde Rodolphe se réinstaller dans son fauteuil avec son expression de souveraine indifférence et peut-être même d’intime satisfaction à le voir ainsi conspuer par sa maîtresse.