La convocation annonce en petits caractères que je dois être dans la salle d’attente du cabinet du juge Sénéchaux pour dix-sept heures, il fait beau, je décide de m’y rendre à pied.

Lors de notre dernière rencontre elle m’a bien spécifié qu’elle pouvait prononcer mon placement sous mandat de dépôt à tout moment, histoire de me tenir sous pression.

À vrai dire, cette remarque ne m’a pas fait peur, mais elle m’incommode, quand je vois qu’il fait beau comme aujourd’hui je n’ai aucune envie de retourner en cage. Soyons franc je ressens tout de même la peur au ventre et la rage car je sais bien que dans toute cette histoire il n’y a pas un mot de vrai.

L’instant d’après je rectifie, rien de vrai pour moi, mais il y a bien une victime dans cette affaire, la femme qui réclame son bien n’est pas sortie de nulle part.

Je laisse un instant mes problèmes de côté assis à la terrasse d’un café. On ne ressent pas encore une température estivale, mais assis là, à l’abri de la bâche coupe vent, une bière bien fraiche reflétant les rayons du soleil posée devant moi, il fait bon vivre et je me sens prêt à m’endormir pour une sieste réparatrice.

J’aime cette ambiance calme et détendue des terrasses de cafés, si le serveur est affable, qu’il s’enquiert de ce que vous avez besoin, le fait d’être servi, que la bière soit bonne, c’est presque la félicité suprême.

Depuis mon épisode de la brasserie en face du palais des congrès, où j’ai eu la surprise d’être le voisin de la belle Argentine, je suis très attentif à mes voisins de table avant de m’assoir.

Le spectacle est cette fois assuré pas un groupe de moineaux, que se disputent les tables d’où l’on jette des miettes. Au début les gestes sont discrets, chacun cherchant à s’attirer les grâces des petits volatiles d’un petit coup de poignet leur distribuant petits morceaux de pain ou miettes de gâteau.

La partie est inégale, je n’ai rien à leur lancer, mais j’aperçois sur ma droite de petites mamies qui ont discrètement sorti un sac de graines. Je ne suis pas de taille à lutter, alors je m’abandonne au plaisir de regarder ces gourmands qui courent d’une table à l’autre pensant toujours que la dernière lancée sera la meilleure.

Le garçon fait mine de parler d’une grosse voix pour dire : « Je vous rappelle Mesdames qu’il est interdit de nourrir les oiseaux car c’est moi qui nettoie. » Et toutes ces dames d’ouvrir de grands yeux innocents, c’est un spectacle à se plier de rire.

Il ne me reste plus que la Seine à traverser pour gagner la Palais de justice, mais il est désormais temps que j’y aille si je veux être à l’heure.

Je ne peux pas dire que je suis un habitué des lieux, mais j’ai déjà eu l’occasion de fréquenter la maison, sauf que je n’y suis que rarement entré par la porte principale.

Mon avocate m’a emmené visiter le palais un jour où mon audience en appel avait été reportée. Nous étions entrés à la Sainte-Chapelle, visite dont je ne suis pas encore revenu tant le lieu est grandiose, son audace architecturale, la beauté de ses verrières. Puis nous sommes allés dans la salle d’audience dans laquelle Marie-Antoinette a été condamnée à être guillotinée, dans cette pièce où rien n’à été changé depuis la révolution m’avait-elle précisé, c’est un endroit où le poids de l’histoire est tel que l’on ose à peine monter le son de sa voix. La salle des fêtes du palais, elle aussi vestige du Palais-royal vous laisse bouche bée tant ses proportions sont impressionnantes. Dommage que ce soit un lieu où l’on vient rarement se promener pour le plaisir.

Dans le dédale des escaliers et couloirs j’ai fini par trouver le cabinet du juge Sénéchaux, les fois précédentes j’avais toujours mon escorte et nous entrions par la souricière, et je n’ai pas tellement pris le temps d’observer le cheminement que nous empruntions.

Je suis un peu en avance et je m’assois sur un banc sentant l’encaustique, coincé entre deux radiateurs. Je n’ai apporté ni livre, ni journaux, je n’imaginais pas que l’on me ferait attendre.

C’est un comportement qui n’a pas de sens, mais plus le temps passe, plus je me sens mal à l’aise. Est-ce un bon ou un mauvais présage, je m’angoisse pour rien, le fait de ne pas respecter l’heure d’un rendez-vous n’a pas de sens en lui-même.  Peut-être est-elle simplement un retard sur son emploi du temps, ou bien autre possibilité, elle reçoit une personne en rapport avec le dossier, un quart d’heure après je suis certain de ce que j’avance.

La personne venue des États-Unis pour réclamer son bien doit être là dans son cabinet à s’entretenir avec elle, espérons qu’elles ne se seront pas mises d’accord sur mon compte sans avoir attendu de m’entendre.

Je tente de me reprendre en essayant d’imaginer comment la rencontre va pouvoir se dérouler. Pour la juge je sais déjà qu’elle se montrera hautaine et cassante me considérant comme un rien de la société.

La convocation précisait que je pouvais venir accompagné de mon avocat, c’était gentil de leur part, mais avec les moyens dont je dispose actuellement, je n’imagine même pas qui j’aurais pu trouver. Quant aux avocats commis d’office, restons-en là, ils n’ont pas le temps de connaître leurs dossiers et je préfère encore me débrouiller seul.

Ne pas s’énerver, rester correct et concentré, surtout avec la partie adverse. Si elle ne parle pas un mot de français, nous allons au-devant de grandes difficultés, et je ne sais pas comment nous allons parvenir à nous comprendre.

La porte s’est entrebâillée et la greffière a chuchoté à l’oreille du garde, je suis à un mètre d’elle mais elle a besoin de l’intermédiaire du garde pour me dire d’entrer.

La juge me regarde entrer en se donnant des airs supérieurs, elle est bien dans le rôle que j’imaginais qu’elle jouerait.

Deux personnes sont assises devant son bureau, elles me tournent le dos. Deux femmes il ne faut pas avoir été vendeurs au magasin du Printemps pour deviner celle qui est la patronne. Sa coiffure, la coupe de son vêtement, la façon dont elle se tient, à elle aussi on a dû répéter au cours de son enfance tien-toi droite la Reine- Marie ne s’est jamais appuyée au dossier de sa chaise.

Elle ne se retourne pas, attendant que la juge m’intime l’ordre de m’assoir. La personne qui l’accompagne une femme entre deux âges s’habille en confection, il n’y a pas à se tromper, elle se tourne légèrement pour jeter un coup d’œil rapide par-dessus son dossier de chaise. Elle reprend sa position première en s’inclinant vers sa patronne à qui elle rend compte de ce qu’elle à vue.

La juge fait durer le plaisir, elle me laisse debout montrant bien par là que c’est elle qui dirige les opérations, le garde ne sait trop quoi faire, se demandant s’il doit rester ou ressortir dans le couloir.

Pour garder mon calme je regarde la coiffure de l’américaine, elle a les cheveux courts, blancs avec des reflets et des mèches grises, je trouve que c’est classe, avec ses boucles d’oreilles je serai à l’abri du besoin pour un moment.

La juge m’interpelle, je vous ai dit de vous assoir, je dois avoir l’air ahuri car la greffière a un début de fou rire qu’elle se dépêche de réprimer.

Les acteurs sont en place, la séance peut commencer, aller savoir pourquoi toute peur m’a quitté.

Le premier acte se joue sur l’absence des avocats, celui de l’Américaine plaide en ce moment et arrivera avec un certain retard. Quant à moi, lorsque j’annonce que je n’en ai pas et que je me chargerai de ma défense, il y a un moment de flottement, la juge voit déjà le moment où elle va devoir reporter la séance.

-       Vous vous rendez compte que madame Suzanne Sander est venue spécialement des États-Unis et vous …

J’ai envie de lui répondre – Et moi je bosse à vingt heures et puis quoi, ai-je l’air aussi sot pour ne pas être capable d’expliquer moi-même les tenants et aboutissants de cette affaire.

Cette fois madame Sander s’est tournée vers moi et me regarde attentivement, elle ne s’exprime pas encore, mais je sens que ça ne va pas tarder.

Les faits sont rappelés, ma démarche auprès de la galeriste pour faire authentifier le tableau, la découverte de son inscription sur les listes d’œuvres d’art disparues pendant la guerre… et là ça vacille, je crois que la juge se rend soudain compte qu’à force d’instruire à charge elle s’est mise dans une impasse.

En citant les évènements un à un, il n’est pas difficile de se rendre compte que son dossier ne tient pas. Je m’agite sur mon siège pour qu’elle comprenne que je veux parler. Habitué à n’entendre prioritairement que les avocats, elle prend le parti de faire comme si elle ne me voyait pas, mon témoignage ne pouvant que mettre à mal le développement de son raisonnement.

Je patiente cinq minutes puis je prends la parole. Pas facile de respecter les règles de bienséance mais je sais qu’une fois parti elle ne pourra plus m’arrêter.

J’ai amené deux documents : L’acte notarié de l’inventaire de mon héritage que m’a remis le notaire, et une photo copie de la lettre de l’officier allemand adressée à ma tante lorsqu’il lui a fait remettre le tableau.

La juge demande à la greffière d’enregistrer ces pièces à conviction, je refuse de les lui donner, rappelant qu’elle les à déjà reçues au cours de l’instruction. Je dois reconnaître que c’est un instant de jubilation assez rare dans le parcours d’un voyou.

Madame Sander s’enquiert de ce qui se passe, son interprète lui fait un bref résumé de la situation, elle se tourne alors vers moi en levant les mains l’air de dire je ne comprends rien à toutes vos histoires.

Je leur propose de donner ma version des faits, enfin de celle que je connais. Mon aventure avec Mo m’a montré la route à suivre, ne pas rester enfermé dans les carcans de la langue il faut vivre ce que l’on raconte.

Il est vrai qu’en matière d’histoire à raconter ma tante est un cas particulièrement intéressant. Je ne laisse rien sous silence, ni son mode de vie, ni son comportement pendant l’occupation, ni ses relations avec son officier allemand.

Je donne la copie de sa lettre à l’interprète qui après l’avoir examinée quelques instants entreprend de la traduire. La juge semble se désintéresser de notre affaire et vaque tranquillement à ses occupations personnelles. Je suis assis, je suis debout, je suis sérieux, je mime. Je sens que je tiens mon auditoire, que cette affaire est terminée.

Nous devons cependant en arriver aux questions sérieuses, je suis propriétaire d’un tableau et des esquisses de la peintre, mais madame Sander en est la propriétaire légitime d’où les problèmes. Je pense déjà qu’il va me falloir renoncer à mes idées d’être bientôt sorti de mes difficultés financières. Me revient tout à coup en mémoire un texte de Jean de La Fontaine à propos de Perrette et de son pot de lait : adieu veaux…

Madame Sander devant quitter Paris pour descendre sur la Riviera m’annonce que son avocat prendra contact avec moi pour trouver un compromis à propos du portrait de ma tante et des croquis préparatoires.

La juge précise qu’elle suspend toute poursuite à mon encontre et je me retrouve sur les marches du palais à demi assommé par cette succession d’évènements libérateurs.

Le soleil est là, la Seine coule paisiblement sous les ponts je me sens bien. Un appel m’incite à me retourner, l’interprète me fait signe, elle arrive près de moi tout essoufflée.

-       Madame Sander aimerait visiter le boudoir de madame votre tante si cela ne vous semble pas saugrenu.

L’expression nous fait rire, nous allons manger un sandwich à la brasserie où j’avais fais ma pause en venant au tribunal. Les moineaux sont toujours là et cette fois j’ai des miettes de pain.