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-       Oui Sandrine Tellier !

-       Oh ! excusez-moi,  j’appelle la bibliothèque.

Je raccroche furieux de ma bévue.

-       Oui c’est toujours Sandrine Tellier à l’appareil.

-       Mais…

-       Vous êtes en liaison avec la bibliothèque monsieur.

-       J’aurai voulu parler à la bibliothécaire.

-       C’est bien moi ! Je vous reconnais, vous êtes Claude.

Ainsi, elle s’appelle Sandrine, depuis que je fréquente ce lieu, j’ai toujours dit la bibliothécaire sans me préoccuper de connaître son nom ou son prénom. Alors que maintenant que j’y pense ils sont inscrits sur une plaque posée sur son bureau.

Je n’ai pas perçu la personne, j’en suis resté à la fonction, à l’aspect technique de notre relation. Depuis que nous travaillons ensemble l’entente entre nous est bonne, elle comprend tout de suite ce que j’attends d’elle. Elle est rapide, elle devance quelquefois mes attentes et prend des initiatives.

Je n’ai pas été au-delà, elle a pourtant organisé ce dispositif sympathique lors de ma garde à vue pour m’apporter des plats de chez Mo afin de m’éviter de me laisser jeuner. J’ai tout à coup le sentiment d’avoir perdu une part de mon humanité, enlisé que je suis dans mon trouble du moment.

Il faut reconnaître que c’est un constat désagréable que de se rendre compte à quel point on s’est peut à peu déconnecté de la réalité et de ses contacts avec son entourage.

À l’autre bout du fil, elle attend silencieuse et patiente que je lui explique l’objet de ma démarche. Un peu déstabilisé je saisis le premier mot qui me revient en mémoire.

-       C’est au sujet de la place de Mayo, je ne perçois pas bien le lien que vous établissez entre les documents que vous m’avez fait parvenir et l’affaire qui nous concerne.

-       Je travaille, il y a beaucoup de monde en face de moi, et je ne peux donc vous répondre, je vous prie de m’en excuser. Je vous expliquerai mon cheminement de vive voix, venez me rencontrer quand vous en aurez l’occasion et l’on pourra en parler.

Sur quoi elle a raccroché, je ne suis pas certain que la situation se soit présentée comme elle me l’a expliqué, mais c’était sa façon à elle de reposer une distance entre elle et moi. Il est vrai qu’après ma garde à vue je ne me suis pas montré très reconnaissant de son geste, d’une part j’étais intimidé et ne savais comment la remercier. D’autre part mon univers intérieur commençait sérieusement à ne plus ressembler à rien.

Je n’ai pas eu le temps de lui expliquer qu’en ce moment je ne suis absolument pas en état d’aller m’enfermer dans un lieu clos comme sa salle de lecture, trop fermée, trop lourde à supporter.

Je ne suis pas sportif pour deux sous, hormis en ce qui concerne la marche nocturne, mais qui demeure un sport peu usité en compétition. Alors vous imaginez bien quel peut être mon trouble quand j’ai dans la tête cette image de moi transformé en acrobate devant sauter de problème en problème comme un ours blanc sur des glaces flottantes au risque de se rompre le cou.

L’idée d’être un acrobate de la vie ne serait pas pour me déplaire, mais pour ce faire, il faudrait avoir débuté jeune et gardé une souplesse intellectuelle et physique enfantine, que je ne possède plus depuis longtemps.

Je n’ai pas rappelé la bibliothèque, enfin Sandrine, pas le temps, trop de boulot, pas envie, pas osé.

Sara ne vient plus travailler, avec son compagnon ça ne gaze pas fort ! Mo pense que ce dernier lui tape dessus. Je lui propose d’aller expliquer à ce malotru qu’il y a des formes à respecter dès lors que l’on vit avec une femme.

-       À quoi tu penses, mais qu’as-tu donc dans le crâne, si tu le touches et qu’il porte plainte, c’est ta conditionnelle qui saute et tu retourneras au trou, OK. C’est elle qui doit se décider à porter plainte, elle n’en est pas là, à cause de la petite, c’est son père !

J’ai bien mon idée là-dessus on peut parfaitement casser la tête de quelqu’un sans que personne ne soit inquiété. Je ne vais pas expliquer ça à Mo surtout qu’An Binh est venue nous rejoindre et qu’elle n’aime pas du tout que je laisse s’exprimer la face noire de ma personnalité, comme elle le dit de moi quand elle n’est pas contente.

-       Laisse tomber si tu crois que je n’ai pas compris ton manège, tu me considères comme un bleu.

An Binh sort en claquant la porte, je m’empresse de la rouvrir. Nous sommes assis Mo et moi dans la plonge chacun sur une pile de casiers à vaisselle. Lui fume ses Baltos, moi, je roule des cigarettes infâmes avec des feuilles dans lesquelles je n’arrive pas à enfermer mon gris. Il faut considérer que le résultat n’est pas terrible, ni sur le plant esthétique, le tabac fuit de partout, ni sur le plan gustatif, je ferais mieux de sucer directement un morceau de goudron, mais ça me calme les nerfs.

-       Tu sais qu’An et moi nous nous faisons du souci à ton sujet, ne réagis pas mal, ça n’est pas un reproche, mais c’est difficile pour nous d’avoir deux salariés en plus à payer sur les recettes du restaurant. C’est notre choix, ne t’inquiète pas pour ça, on l’a accepté pour t’aider à te remettre à flot, alors quand on voit dans quel état tu te trouves en ce moment on se fait des cheveux.

Il parle doucement, d’un ton égal, au point que si on laissait glisser la main sur ses phrases, où tout y est aligné, où rien ne dépasse il n’y aurait pas une lettre, pas un mot pour vous griffer la paume. Il donne l’impression de psalmodier une sourate du Coran avec un sourire tranquille, à l’écouter je ressens un Bien-être et une Paix qui m’enveloppent et me tiennent chaud.

J’en ai les larmes aux yeux, il y a si longtemps que personne ne m’a parlé ainsi, je suis une nouvelle fois pris aux pièges de mon égoïsme et de mon émotivité. Eux de leur côté avec leurs petits moyens se décarcassent sans un commentaire, et moi qui me laisse aller à mes états d’âme, sans adopter le comportement qu’ils seraient en droit d’attendre et qui les rassurerait.

J’ai le sentiment qu’il voudrait que je parle, qu’il pense que cette démarche me ferait du bien, qu’il veut comprendre ce qui me tarabuste. Pourtant je résiste mes réflexes d’auto-défense prennent le dessus, et je me braque. Qu’est-ce qu’il s’imagine ? je ne vais tout de même pas me lancer dans un déballage et lui étaler toute mon histoire.

Il n’est pas question que lui et les autres me considèrent comme un doux dingue !

La fumée a envahi le local, on ne s’y apercevra bientôt qu’en ombre chinoise.

Plus de tabac, si je ne peux plus fumer, la tension va recommencer à me dévorer. Mo qui s’en est aperçu me tend son paquet, mais après le gris, je ne supporterai pas ses cigarettes au goût doucereux, entendons-nous bien ce ne sont pas des Gitanes maïs.

Je quitte la pièce pour me rendre au tabac le plus proche, l’air me fait du bien et me désembrouille l’esprit. J’espère qu’à mon retour Mo sera parti et que nous en resterons là. Je commande une bière pour gagner du temps.

Au retour il est toujours dans la pièce l’air à moitié endormi, je me figurais que tu étais parti en vadrouille et que tu ne rentrerais pas de la nuit, je suis content qu’il n’en soit rien.

En dépit de mes efforts pour faire durer le plus longtemps possible mon déplacement jusqu’au bureau de tabac, je dois reconnaître que Mo a fait preuve de patience, pour être encore là à m’attendre.

Il est difficile, voire impossible pour moi, de lui expliquer que je suis fatigué. Que demain j’aurai récupéré et qu’ainsi je serai plus à même de lui apporter certains éclaircissements. Je l’imagine me suivant jusque chez moi pour obtenir ces quelques minutes d’échange.

Je me roule une cigarette, avec cette fois du vrai tabac à rouler, le résultat obtenu est une cigarette, qui sans atteindre la qualité de celles venduse au bureau de tabac ressemble bien à une cigarette.

Se taire encore quelques minutes, laisser filer le temps, je tire sur ma clope avec avidité pour apaiser mon stress, lui ne bouge pas, il se contente de me regarder au travers des volutes de fumée de sa cigarette, tandis que je bombarde pour que les miennes me masquent à son regard.

Le déclic se produit tout seul, je commence par me parler à moi-même, à me raconter mon histoire. Au début ce n’est qu’un monologue un peu monocorde, comme la voix de celui qui se charge de la lecture au réfectoire des moines.

Je lève timidement les yeux sur Mo de temps à autre pour tenter de percevoir son ressenti. Rien, pas une expression sur son visage juste un petit mouvement du menton semblant m’inviter à poursuivre : - Allez, continue, tu as compris qu’il n’y a que le premier mot qui coûte.

Parlons-en de ces mots, ils me brulent la gorge, se bousculent sur mes lèvres et jaillissent dans la pièce comme une suite d’onomatopées. Puis mon ton s’apaise, je retrouve une respiration normale, et tout le reste s’exprime en rafale.

En racontant l’épisode de la jetée, ce jour où ma mère a été emportée par la lame, je suis avec elle sur la jetée je sens les embruns sur mon visage, et j’entends la voix de mon père lancinante et désespérée. C’est alors que je réalise qu’elle ne s’éloigne pas du danger mais qu’elle s’avance vers lui, et puis, plus rien.

En dépit de ce coup au plexus, je poursuis mon récit sans rien dissimuler, cet emballement dans l’engrenage de la vie après que mon père eut disparu, parti je ne sais où.

Il ne m’a jamais interrompu, il a juste cessé de fumer peut-être parce qu’il ne me voyait plus, ou tout simplement parce qu’il n’avait plus de tabac.

Je ne me contente plus de raconter, je me suis levé et je mime les scènes au fil du récit, j’ai très chaud mais je tourne sur moi-même, me jette au sol, pleure quand il le faut. Je fais des pauses et des retours en arrière pour expliciter des fragments de récit qui pourraient prêter à confusion.

Le mime prend de l’ampleur quand j’en arrive à la période actuelle, ce temps qui voit l’univers s’élever contre moi, le sol devenir mouvant lorsque les plaques de ma vie se disloquent et qu’il faut que je les escalade.

La mouvance des plaques ne me perturbe pas trop, c’est quand je ressens l’enfermement et l’écrasement sous le poids des mots, des situations, que je me sens vraiment en danger.

Je danse comme un derviche hors du monde, j’énonce mon propos comme un chamane qui voudrait faire tomber la pluie, je suis en nage et essoufflé.

Je suis tout à coup surpris par un grand éclat de rire qui se transforme en toux lorsqu’il s’étrangle pour repartir de plus belle. Mo est plié en deux, écroulé de rire, à chaque fois qu’il tente de reprendre son souffle il repart dans une hilarité sans fin.

Je ne peux que le suivre et nous sommes désormais deux à nous tordre de rire quand l’un cesse l’autre prend la suite en se désarticulant la mâchoire.

Il faut qu’An Binh pénètre dans la pièce avec un plateau et des tasses de café fumant pour que nous puissions commencer à retrouver notre calme, encore que devant notre hilarité elle vienne joindre son petit rire pointu à nos voix bourdonnantes.