Au mépris du règlement intérieur, dissimulée derrière l’if presque centenaire qui domine la cour de récréation, elle cherche à apercevoir son rejeton qui, pour le moment, échappe à son regard inquisiteur. Au bout de quelques instants, n’y tenant plus, elle se penche par-dessus le mur dans le vain espoir de parvenir à explorer les tréfonds du préau sous lequel se joue une sonore partie de tirs au but.

Même à cette distance, son angoisse m’est tout à fait perceptible tant l’expression de son visage est tendue. Il me semble entendre les questions qu’elle se répète en boucle : « Mais où est-il donc ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Il sait pourtant que je lui ai toujours interdit de jouer au foot ! Un coup de ballon mal placé peut avoir des conséquences très graves. A moins qu’il soit coincé dans les WC ? Sûr qu’il n’a pas la force de manœuvrer ces vieilles targettes qui datent d’un autre âge ! »

Je continue imperturbablement à arpenter la cour, aider un malhabile à relacer une chaussure, désamorcer une dispute, enduire une bosse de pommade à l’arnica mais je fais semblant d’ignorer totalement sa présence. Dans cinq minutes, je vais sonner la fin de la récréation et je veux éviter d’être amenée à lui faire un rappel à l’ordre devant les enfants qui, jusqu’ici, ne l’ont pas aperçue.

Je la vois à présent se courber derrière le mur pour changer d’angle d’observation et se réfugier derrière la haie de lauriers. De ce poste, elle ne peut pas davantage apercevoir son fils qui est tranquillement assis à l’aplomb de la muraille, au milieu d’un groupe de fillettes sagement occupées à permuter les tenues de leurs poupées Barbie.

Je sais que le temps qui passe augmente son angoisse et qu’elle continue à échafauder des scénarios catastrophe.

 « Par ce froid, il a sûrement suivi mes recommandations et mis son écharpe. Oui, c’est certain mais pourvu qu’en jouant sur la murette, il ne se soit pas pendu aux patères. Quelle idée aussi d’installer des porte-manteaux sous un préau ! Il faut que j’en parle à la prochaine réunion de parents d’élèves. Je me moque complètement de passer pour une mère anxieuse, j’ai l’habitude et les leçons de morale de son instit qui se croit habilitée à me donner des conseils, je n’en ai rien à faire. Si je lui supprime l’écharpe, délicat comme il est, c’est l’angine qui est garantie. Cette cour humide exposée en plein nord est glaciale. Non, ce qu’il lui faut c’est une cagoule. »

N’y tenant plus, elle quitte son abri de feuillage, se poste en haut de l’escalier qu’elle n’ose descendre mais se penche dangereusement au-dessus de la rambarde.

« Ah ! Mais où est-il donc ? Cette cour est mal surveillée. Une seule instit, ce n’est pas suffisant. Et quand elles sont plusieurs, c’est pire, elles papotent entre elles et ne remarquent plus rien. Les enfants peuvent bien se tuer avant qu’elles réagissent. C’est un scandale. »

Tandis que quelques élèves, qui viennent de la repérer, commencent à scander « Louis-Philippe, c’est ta maman ! », je me précipite, avec quelques secondes d’avance, vers la sonnerie afin d’abréger son supplice et principalement m’éviter une énième et interminable explication.

A quelques jours du voyage de fin d’année à La Rochelle, je ne veux surtout pas risquer qu’elle revienne sur l’autorisation parentale que je suis parvenue à obtenir avec tant de difficultés. Il est vrai qu’au terme d’une année où elle refusa tout d’abord de scolariser l’enfant les jours de sortie à l’extérieur, puis exigea de participer systématiquement à l’encadrement, je savoure particulièrement le fruit inespéré de mon combat.

Sa participation durant nos déplacements se bornant exclusivement à tenir serrée la main de son fils dans la sienne, à réajuster son écharpe ou une mèche sous sa casquette de velours, à porter ses livres au retour de la Médiathèque, je reconnais m’être refusée à m’entourer de parents volontaires afin d’éviter son incontournable candidature. Seules Sandra, emploi-jeune et l’agent de service, toutes deux efficaces et dynamiques, accompagneront mon groupe.

***

Ce vendredi matin de la mi-juin, le ciel est serein, le soleil prometteur. Dans le hall de la gare, parents et enfants sont tous exacts au rendez-vous fixé. Les enfants sont excités tout au bonheur de prendre le train, ce qui, pour la plupart d’entre eux, est une première expérience ; par contre, je ressens une certaine émotion chez un grand nombre de parents, bisous et recommandations se succèdent. La plupart veulent nous accompagner jusqu’au wagon afin d’assister au départ.

Jean-Philippe est bien là, entouré de ses deux parents, dont l’angoisse est très perceptible. Je redoute le pire jusqu’au dernier moment mais les portières se ferment, le train s’ébranle, sans que la maman, en larmes, ne cherche à monter dans la voiture ou à reprendre son fils dont la pâleur m’inquiète un peu. Le train quitte Poitiers, je respire et je me félicite sans réserve d’avoir su être aussi convaincante.

Dans les compartiments, l’heure est à la découverte et à l’émerveillement. Chacun explore, s’installe et médite d’ouvrir, sans plus attendre, le sac à dos dans lequel se trouve le pique-nique. Provisions demandées pour un repas mais qui permettraient en fait de faire face à un siège.

Jean-Philippe reprend des couleurs, sourit, explore lui aussi son sac dans le but avoué de l’alléger d’une barre de céréales. Je me réjouis pour lui de le voir enfin savourer quelques heures de liberté.

Entre dégustation d’en-cas, jeux, passage obligé aux toilettes, le temps passe très vite et nous voici arrivés à destination.

Chacun endosse son sac, arbore son badge, coiffe sa casquette aux vives couleurs du Crédit Agricole et se tient prêt à fouler joyeusement les quais de La Rochelle.

 

Le train ralentit, s’arrête. La main sur la poignée de la portière, prête à l’ouvrir je me fige brutalement sous l’effet de la stupeur. Là, juste devant moi, le père et la mère de Louis-Philippe, figés eux aussi, mais par l’angoisse de l’attente, tentent d’explorer des yeux le groupe des enfants se préparant à descendre !