Si une mégapole indienne est l'objet de tous les clichés, c'est bien Calcutta.
Dans l'esprit de la plupart des occidentaux, Calcutta représente le prototype de la ville inhumaine, surpeuplée et ingérable. Bidonvilles immenses et insalubres, familles innombrables squattant le moindre mètre carré de trottoir pour vivre, ou plutôt subsister, sous un misérable auvent de plastique crasseux, enfants dépenaillés, sales au-delà de l'imaginable, fouillant des montagnes d'immondices à la recherche du moindre résidu pouvant servir à quelque chose, faméliques vieillards au seuil de la mort échouant dans le mouroir de Mère Thérèsa, où s'activent d'admirables jeunes religieuses indiennes et de non moins admirables volontaires venus de tous les pays soulager ces misères indignes, mousson terrible noyant la ville sous des torrents de boue, avec les maigres tireurs de pousse-pousse usant leurs dernières forces à véhiculer de massifs bourgeois..., au milieu d'inextricables embouteillages de vétustes voitures polluantes...
Eh bien, malgré ce conditionnement mental, j’ai eu envie d'aller à Calcutta, peut-être par masochisme, ... ou curieuse de ne pas gober tout ce qu'on lit. Et en fait, j’y ai appris que Calcutta n'est pas, heureusement pour ses habitants, que ce noir tableau. Il faut dire que la ville a beaucoup changé depuis quelques années. Marquée pendant trop longtemps par l'immobilisme du gouvernement et par l'immensité des défis auxquels elle était confrontée, la ville a eu du mal à amorcer un virage significatif vers un avenir meilleur. Mais l'Inde toute entière change depuis quelque temps.
En débarquant dans la ville, j’ai voulu m’immerger. J’ai passé les premières heures à tenter de me repérer dans cette immense ville, alors complètement inconnue pour moi. J’ai commencé à engranger de nombreuses images et ouvert les yeux sur un endroit où le luxe côtoie la misère. En marchant dans les rues, quelques regards se dirigeaient vers moi et certains Indiens, ne craignant pas de m’aborder, me faisaient habilement comprendre combien ils convoitaient mon porte-feuille. Pas évident de se fondre dans la masse lorsqu'on est Européen ! J’ai poursuivi ma route et découvert les effluves de cuisine de rue. Les trottoirs étaient réquisitionnés par les petits commerçants de nourriture, les cireurs de chaussures ou encore les coiffeurs.
Plus je déambulais dans ce joyeux mélange, plus je me sentais titillée par la curiosité d’en savoir plus sur cette vie de rue, en particulier celle de ces gens qui, trop pauvres pour s’offrir un toit, vivent sur le trottoir dans les conditions du plus parfait dénuement. Je voulais faire ma propre expérience. Je me disais que ma maîtrise de la langue anglaise faciliterait la prise de contact.
Très naturellement, je me suis approchée d’une toile sous laquelle avait trouvé refuge une famille composée de deux adultes et deux enfants. Ils étaient assis à même le sol, sur un simple tapis ; à ma vue, ils se levèrent et avec un grand sourire m’invitèrent à entrer. Je pris place à leurs côtés et nous commençâmes à discuter. J’ai voulu savoir quelle était leur vie, en quoi consistait leur journée. L’homme m’a confirmé qu’appartenant à une basse caste, il n’avait pas accès à un « vrai » travail ; la famille survivait grâce à des petits boulots, de récupération d’objets vendus une misère, comme le ramassage de feuilles ou de bois, ou de tout autre déchet.
Le temps passait et nous discutions depuis un bon moment, lorsque je réalisai que la nuit était tombée et que mon estomac commençait à réclamer sa pitance. Réflexe d’Européen... Mais d'une part, je ne souhaitais pas mettre fin ex abrupto à cet échange convivial et d'autre part, je voulais témoigner de la gratitude à cette famille qui m'avait accueillie si aimablement. Toutefois, bien consciente qu'elle ne pouvait pas m'offrir le couvert et coupant court à toute discussion à ce sujet, je décrétai tout-à-coup que j'irais acheter de quoi manger pour nous cinq, ce qui nous permettrait de continuer à converser autour d'un bon repas.
L'idée d'apporter un plus à ces gens, même de façon modeste, me plaisait beaucoup. J'avais conscience d'adoucir un peu leurs vies, à mon niveau.
Toutefois, en revenant les bras chargés de barquettes achetées à l'épicerie du coin de la rue, je m'interrogeais intérieurement. Mon action était-elle légitime ? Avais-je raison de le faire ? Pourquoi aider cette famille et pas une autre ? Cela me semblait bien dérisoire. Et puis qu'en pensait véritablement cette famille ? Qu'est-ce qu'elle garderait comme souvenir de cette soirée ? Est-ce que leurs voisins pourraient leur reprocher d'avoir bénéficié de mes largesses ? Ces réflexions me laissaient perplexe et j'éprouvais même un certain malaise, réalisant que j'avais fait beaucoup et peu à la fois. Et surtout, que cette soirée serait sans suite.
Je me demandais si un mendiant de Calcutta était plus malheureux qu’un sans-abri à Paris. Et puis je me suis dit qu'après tout, malgré leurs conditions de vie, les pauvres de Calcutta ont l'air plus heureux que l’on pourrait penser. Nos sociétés, nos modes de vie, nos mœurs et nos ressentis respectifs sont évidemment très différents. Leurs attentes ne correspondent pas à nos standards. Alors...
Mais peut-on se satisfaire de ces constats pour accepter le fait que des familles entières  vivent sur un trottoir ?