« J’aurais dû m’en douter ! Rien à attendre de vous ! Ce n’est pas comme votre père. Lui, c’était la générosité même. Vous, on peut dire que vous faites mentir l’adage : tel père, tel fils ! »

Roland, mortifié, amer, part sans se retourner. Sans un mot d’adieu alors qu’il sait que je vais regagner Paris dans la soirée. Je le regarde s’éloigner en direction de son modeste pavillon dont le jardinet jouxte ma propriété.

« Ma » propriété. Ce n’est que depuis peu de temps que je peux employer ce possessif. Depuis l’AVC de mon père, il y a trois ans,  j’en assurais entièrement la gestion mais sous ses strictes directives. Toute initiative, prise de décision, m’étaient interdites. Mon père était un patriarche à qui les enfants devaient témoigner, leur vie durant, respect et soumission.

« Ma » propriété. Je dois me pénétrer du sens de ce « ma » comme m’y enjoint ma femme agacée par ce qu’elle appelle mon manque de fermeté. Cette gentilhommière, ce parc, sont désormais miens. Je suis désormais seul habilité à prendre des décisions. Même si ces décisions sont à l’opposé de celles que mon père aurait prises. Je dois cesser de me torturer avec des cas de conscience du type : « Mon père n’aurait pas agi ainsi…Mon père aurait voulu que je … »

« Ce Roland, martèle ma femme depuis que nous sommes arrivés en vacances, tu ne lui dois rien. Il était rétribué pour le travail qu’il accomplissait. Et bien payé même. Sa femme aussi. D’ailleurs elle ne se tuait pas à l’ouvrage. Depuis qu’il n’y voyait plus, ton pauvre père n’était pas exigeant pour le ménage. Pourvu qu’elle lui prépare les plats qu’il aimait, qu’elle lui lise le Figaro et Valeurs Actuelles, il était satisfait. »

Il est vrai que Roxane fut toujours persuadée que, depuis le handicap de mon père,  ce couple de modestes retraités, prenait trop de poids auprès de lui. Elle les soupçonnait d’être intéressés. Me sommait d’être vigilant. Je ne sais pas, quant à moi,  si elle péchait par excès de méfiance ou si elle faisait seulement preuve de clairvoyance.

Je concède que j’avais pour principe de leur faire confiance. D’autant plus que leur présence me permettait d’espacer mes visites à un vieillard devenu irascible et de vivre sereinement à Paris. De cela, je leur étais, somme toute, reconnaissant.

Ce sentiment de gratitude, ainsi que mon caractère plutôt conciliant, m’auraient d’ailleurs probablement conduit à accéder à sa demande. J’aurais accepté de lui céder le lopin de terrain qu’il désirait acquérir le long de notre clôture mitoyenne. Derrière notre garage. A présent que la disparition de mon père le laissait désœuvré, Roland souhaitait, en effet,  créer un potager. Suffisamment grand pour l’occuper et surtout assurer leur subsistance.

 

Il ne me semblait pas que cette amputation d’un arrhe sur les trois hectares de la propriété me serait préjudiciable mais ma femme me conjura de n’en rien faire :

« Si tu acceptes, sûr qu’en plus du potager, il installera un poulailler. Nous serons réveillés aux aurores par son coq. Sans parler des mouches que les détritus vont attirer et des odeurs désagréables en été. De plus, réfléchis, Michel,   si tu cèdes aujourd’hui, demain il te demandera autre chose. Crois-moi,  il faut tout de suite savoir mettre les distances. »

Il est vrai que la vive réaction de ma femme me délivre d’un cas de conscience. Partagé que je suis entre la reconnaissance pour leurs services et l’agacement d’avoir à amputer ma propriété juste au moment où je commence à en jouir pleinement. Si je veux bien être honnête avec moi-même, je dois reconnaître qu’au fond de moi, la position de Roxane me soulage grandement d’un poids.

Néanmoins, vis-à-vis d’elle, je continue à jouer le rôle de l’époux contrarié avec beaucoup de mauvaise foi. Dans un couple, il est toujours bon, n’est-ce pas,  qu’une femme se sente redevable vis-à-vis de son mari.

 

 

Renée-Claude

Atelier écriture Avanton

Janvier 2016

Thème : Du cas de conscience à la mauvaise foi