J’attends Monsieur Xut. Va-t-il venir ?  Je m’interroge sur ses absences qui se répètent. Avec ce suivi en pointillé, j’ai un peu le sentiment d’aller vers un échec. Je me plonge alors dans le dépouillement dans la rédaction d’un bilan quand, un quart d’heure plus tard, on frappe. C’est Monsieur Xut. Immédiatement je réalise qu’il est fortement alcoolisé, il titube, rigole, se montre volubile, lui qui habituellement plutôt taciturne et dépressif. Mon bureau s’imprègne progressivement d’une odeur significative.

Ma première pensée est : il a conduit dans cet état ! Est-ce que je peux le laisser repartir avec sa voiture ? Je repense à la pub « on retient ceux à qui on tient. » S’il a un accident et qu’on apprend qu’il sortait de mon bureau, je pourrais être considérée comme responsable. Mais est ce que je peux lui interdire ? Il vient me montrer qu’il a bu alors qu’il sait que je dois respecter le principe de confidentialité. Est-ce que ce ne serait pas cela qu’il veut tester ? Quel travail sera possible par la suite si j’interviens dans la réalité ? Est-ce qu’il vient me demander d’accueillir son besoin d’alcool ? Et puis, si je lui interdis de rentrer comment va-t-il réagir ? Il peut se mettre en colère, mon bureau est assez isolé.

Toutes ces pensées se bousculent dans ma tête et j’ai du mal à écouter ce qu’il me dit, et pourtant, il parle comme jamais ! Il évoque ses rêves de grandeur, comment sa mère voulait faire de lui un petit génie  « quand je rentrais de l’école elle me disait combien tu as eu ? Mais elle m’aimait, me gâtait, me pourrissait. » Il parle de la honte qu’il avait en voyant son père soul, qui ne s’occupait pas d’eux. Il se dit mal aimé, déçu par les femmes. Il vient de vivre une nouvelle séparation.

J’entends sa souffrance, je prends quelques notes, mais je ne peux pas penser, je reste figée, inquiète. Finalement je tente de lui dire que peut-être il n’est pas tout à fait en état de conduire, mais il ne partage pas mon avis, Je me sens impuissante. De quoi ai-je le plus peur,  de sa violence potentielle ou qu’une intervention concrète mette fin à ce travail thérapeutique ?  Et puis, je ne vois pas comment je pourrais l’empêcher de repartir avec sa voiture. Comment fera-t-il pour rentrer chez lui ? Je rêve qu’en sortant, un soignant le croise et prenne une décision. Je sais que cette éventualité est peu probable.

Monsieur Xut parle toujours, j’entends mais je me reproche de ne pas être vraiment dans une attitude d’écoute. Je suis néanmoins touchée par sa détresse qu’il exhibe, par sa fragilité.

Le temps de la séance s’est écoulé, je le laisse repartir en lui disant qu’il est responsable de sa vie et en priant qu’il y ait un bon Dieu pour les alcooliques. Mais je rentre chez moi préoccupée. Le lendemain matin, je n’entends pas parler d’accident, je me sens un peu rassurée. 

Huit jours sont passés, Monsieur Xut est là, bien à l’heure, habillé avec soin. Très rapidement il me dit ne pas très bien se rappeler ce qu’il a dit à la dernière séance mais il se rappelle mes dernières paroles : « la dernière fois, vous m’avez dit que j’étais responsable de ma vie, oui, je sais vraiment ce que je veux. »