Lors de notre rencontre, la bibliothécaire m'a remis toute une pile de documents constituée en grande partie de coupures de presse sélectionnées avec soin.

-     Tu vas voir, tu vas être surpris, je crois que cette fois, nous tenons une piste intéressante ; lis tout ça et on en reparle. Mes lycéens vont arriver d'un instant à l'autre et je dois leur préparer pas mal de docs, si tu as des questions, n'hésite pas à passer me voir, aujourd'hui je termine à seize heures.

Je me retrouve dans la rue mon paquet sous le bras, moral toujours en berne au motif que je n'ai pas assez dormi. Au fait, elle m'a tutoyé, jusqu'ici nos relations s'en étaient tenues à un vouvoiement administratif. Je fais un détour pour ne pas passer devant la galerie, je n'ai pas envie de me retrouver en face d'Anne et de devoir reprendre mes explications avec elle, une nuit à la fois ce sera suffisant pour cette fois. Quand je pense que l'on prétend qu'une certaine Shéhérazade aurait tenue mille nuits, il faudra que je demande à la bibliothécaire de me le passer, il faut absolument que je découvre comment elle a pu avoir la tchatche aussi longtemps.

Le problème, c'est que dans des situations comme celle de cette nuit, je me sens en veine de parler, les mots n'ont des difficultés à sortir qu'au début, mais lorsque je suis lancé, il n'y a plus de frein à ma pensée, elle se met à fonctionner en auto allumage et ma langue perd le contrôle de la situation. Par auto allumage j'entends que tout s'enchaine, une pensée en entrainant une autre, comme si les idées s'associaient dans une farandole dans laquelle je n'ai pas grand pouvoir, et cette nuit c'est ce qui est arrivé.

Il faut avouer que la fatigue aidant, j'avais fini par imaginer qu'Anne dormait tranquillement pendant que moi je pensais à voix haute.

Désormais il faut calmer le jeu, et faire une pause. D'abord dormir, ou je vais finir par craquer. En plus ce soir je suis de babysitting chez Élise et dois assurer avec une enfant du tempérament de sa fille, Cloé c'est sa mère tout craché, le bagout en plus.

Comme souvent dans les moments de fatigue extrême, il m'est impossible de trouver le sommeil, j'ai dans la tête la phrase qu'elle a prononcée sans acrimonie particulière mais qui a fait mouche : "Aujourd'hui t'es à la plonge et ça n'a rien de passionnant", j'ai beau faire, elle tourne en leitmotiv comme la petite rengaine du matin sous la douche.

Si elle n'avait pas raison passe encore, mais je sais bien que sur le coup des études j'ai été nul, ma responsabilité est engagée, et je ne peux m'en prendre qu'à moi-même.

Sommeil agité, j'ai trop chaud, ce qui entraine la soif, je me relève plusieurs fois pour aller au lavabo boire un verre d'une eau tiède au gout de chlore.

Le déclic a dû finir par se produire après bien des tours et des détours, et de sauts de carpes qui m'enlèvent tout espoir d'un sommeil réparateur. Quand je me réveille en sursaut il y a plus de quatre heures que je dors, il faut que je me secoue, je me passe la tête sous l'eau, prépare un café serré et deux petites tartines, débarrasse la table du séjour, ce qui n'est pas une mince affaire vu le capharnaüm qui s'y trouve empilé, et je peux enfin m'installer confortablement pour lire.

Il y a désormais une heure que j'ai terminé, je ne comprends pas très bien où elle veut en venir, à l'entendre elle a fait une découverte fondamentale qui va nous éclairer et apporter une solution à notre problème, et moi après lecture, je ne vois rien du tout.

N'exagérons pas ce n'est pas aussi caricatural, ces documents viennent de me faire découvrir une nouvelle facette de ce qu'était l'esprit machiavélique et monstrueux des militaires argentins, au sujet desquels j'avais déjà recueilli beaucoup d'informations au travers de ce que m'avait raconté Roxanne et de notre travail en bibliothèque.

Les enlèvements, les tortures, les meurtres et les disparitions, cela faisait déjà beaucoup et je découvre ici que pendant leur dictature ils n'avaient pas hésité à enlever et faire disparaitre les enfants des couples qu'ils avaient arrêtés.

Comme si quelque part les idées qu'ils voulaient imposer ne souffrait d'aucune contestation, il fallait éradiquer les éléments perturbateurs et leur descendance. Les guerres et les dictatures font tomber chez les êtres humains toutes les limites et les barrières morales que des siècles de vie commune les avaient amenés à intégrer dans les usages du vivre ensemble qui fondaient leur humanité. Je me dis qu'il faut rester modeste et qu'en matière de donner des leçons nous ferions bien d'être beaucoup plus humbles, car même en nous lavant fortement les mains nous allons avoir bien du mal à leur redonner une blancheur vespérale.

Je reprends la lecture du premier document celui qui fait état d'un reportage de la télévision hollandaise de 1978, cet article raconte comment des journalistes avec l'accord de leur chaine de télévision bravant en cela le régime du général Videla n'ont pas hésité à remplacer la retransmission d'un match de la coupe du monde de football par un reportage sur les mères et grand mères de la plaza de Mayo qui manifestaient tous les jeudis la tête ceinte d'une couche de bébé. Ce faisant ils ont fait éclater à la face du monde ce que le régime argentin s'ingéniait à lui cacher.

 C'est certainement dans la crainte que de tels incidents ne se produisent que l'année précédente le reportage le régime avait fait enlever par un commando dirigé par le lieutenant Astiz les fondatrices de ce mouvement de contestation, douze personnes avaient disparu assassinées par les sbires du régime, dont deux religieuses françaises. Ce sont des informations importantes, mais elles ne me disent toujours pas comment on peut établir le lien entre ces faits terribles et la disparition de nos deux poulbots parisiens, il faudra que je repasse en parler avec ma documentaliste.

Les idées que je commence à me faire sont de nature à vous faire dresser les cheveux sur la tête.

Une autre pensée me trotte dans la tête depuis quelque temps, il faut que je reprenne ma surveillance de mes argentines, je sais qu'elles sont d'une façon ou d'une autre concernées par ces évènements, mais quels y ont été leurs rôles respectifs, j'ai bien quelques éléments, des pistes à explorer, mais ce ne sont là que bribes éparses qui ne permettent pas d'avoir une vision bien nette de la situation. La prochaine fois que Roxanne viendra chez Mo avec ses amis je prendrai le premier prétexte venu pour l'aborder, peut-être m'en dira-t-elle un peu plus, car elle ne connait pas les dessous de mes cartes. Quant à sa consœur je lui rendrai bien une petite visite, mais après ce qui est arrivé à Fred, je suis conscient qu'il faut se montrer de la plus extrême prudence.

Je passe chez Mo manger un morceau avant de me rendre chez Élise pour garder sa fille, il y a encore peu de monde et An Binh s'occupe bien de moi et me chouchoute. Ses soupes sont toujours une merveille et je me dis que j'ai eu une chance extraordinaire d'avoir rencontré ces deux-là à ma sortie de prison.

Je me présent chez Élise à l'heure précise ne voulant pas la mettre en difficulté avec Mo en la faisant arriver en retard au boulot, il me faut attendre quelques instants avant que la porte ne s'entrouvre. C'est une Élise un peu rougissante qui entrebâille la porte : - je suis désolée je voulais passer te voir mais je n'ai pas su comment m'y prendre.

Je commence à gamberger quand la lumière se fait, elle ne veut pas me laisser entrer car il y a quelqu'un chez elle. Je ne me faisais pas trop d'illusion, nous n'avions fait que rapprocher nos misères, mais notre relation était faite toute de douceur aucun de nous deux ne posait de question, nous profitions de l'instant et cela nous évitait de dormir seul.

Quand j'ai commencé à avoir une aventure avec Anne et que je l'ai mise en difficulté pour la garde de sa fille et par là son travail, notre relation s'est tendue, mais nous sommes demeurés dans une relation amicale et tendre. Alors que va-t-elle m'annoncer ce soir.

-     Le Papa de Cloé est rentré à la maison, la petite est ravie, moi je ne sais pas encore comment réagir, on verra, mais tu comprends, il faut…, tu m'en veux pas, on verra d'ici quelque temps.

-     Pas de problème, je joue les grands cœurs, même s'il y en a un quand même, j'ai le souffle un peu court, je m'étais attaché à cette petite peut-être plus qu'à sa mère, mais je n'étais qu'un coucou dans un nid qui n'était pas le sien, cela devait se terminer ainsi, en particulier pour la bonne raison que je n'avais jamais rien proposé de bien concret. Je me suis avancé pour l'embrasser, elle a eu un imperceptible recul et je n'ai pas insisté.

Elle m'a tendu un sac avec mes affaires, et à ce moment c'est elle qui m'a embrassé en serrant très fort mon bras.

Bon ma soirée vient de se libérer, je vais pouvoir aller récupérer les heures de sommeil manquées la nuit dernière.

Sur le boulevard ma tristesse s'est dissoute assez vite, avec Élise j'étais installé dans une relation dans laquelle je n'avais jamais bien maitrisé quoi que ce soit, et d'un seul coup voilà qu'elle me rendait ma liberté. Il faut bien que je vous fasse un aveu, à cet instant je me suis dis : Ah là là, qu'est ce que je vais mieux maintenant quand même me suis-je dit. Une sorte de libération, mon errance et ma difficulté d'être demeuraient et me pesaient toujours, il devenait urgent que je me prenne en main, mais demain serait un autre jour !...