La honte

 

Comme je n’entends jamais sonner, j’ai pris l’habitude de ne pas fermer ma porte à clé. Chacun a coutume d’entrer chez moi à sa guise et je m’en suis toujours très bien trouvé. Je me gausse d’ailleurs de ceux qui se cadenassent à l’intérieur de leur logis. J’avoue prendre plaisir à me vanter : « Chez moi, on entre comme dans un moulin. Le casque éternellement vissé sur mes oreilles, je suis sourd au monde extérieur ! »

 La raison profonde, et inavouée, de cette phobie de la porte verrouillée remonte, en fait, à mon enfance. Lorsque mes parents devaient s’absenter, et me laisser seul à la maison, pour une durée certainement minime mais qui me semblait interminable, j’étais, très vite, pris de panique derrière cette porte fermée à double tour. Qu’allais-je devenir s’ils ne revenaient pas ? Les scénarios se succédaient à mon esprit, tous plus rocambolesques et tragiques les uns que les autres, jusqu’à l’instant où j’entendais enfin le bruit de leurs pas sur les gravillons de l’allée et où ils répondaient à ma question fusant à travers la porte « C’est vous ? »

Le problème est que j’ai tendance à appliquer cette philosophie du « libre entrer » à tous les lieux où je suis amené à séjourner. C’est ainsi que lorsque je rends visite à Grand-Mère, je me refuse à utiliser son lourd trousseau de clés servant à fermer les multiples issues de sa maison. A sa question angoissée de femme impotente : « Tu es sûr d’avoir bien tout fermé mon Jean-Jean ? », je rétorque avec un bel aplomb : « Oui, bien sûr Grand-Mère, comme toujours, tu peux dormir sur tes deux oreilles ! »  Puis je monte, l’esprit tranquille, poser les miennes sur l’oreiller de ma chambrette située sous les combles.

A chacun de mes séjours, j’aime à retrouver le repaire de mon enfance, à me griser des senteurs d’oignons séchés, de l’odeur du bois de charpente surchauffé par le soleil d’août ou à écouter le martèlement de la pluie d’orage sur la couverture en ardoises, avant de me laisser glisser dans le plus profond des sommeils.

Ce matin, le tambourinement qui eut raison de ma léthargie ne fut pas celui de la pluie mais celui des poings affolés de Madame Pichon heurtant frénétiquement ma porte : « Monsieur Jean ! Monsieur Jean ! Venez vite ! » Immédiatement, la vision de Grand-Mère, morte dans son lit, prisonnière de ses bat-flancs, s’imposa à moi avec violence. Le cœur battant la chamade, je m’arrachai à la tiédeur des draps et me retrouvai face à la femme de ménage de Grand-mère, livide, bégayante, qui ne savait que répéter : « C’est, c’est, ter, c’est terrible ! »

Dévalant l’escalier, je lui criai que j’allais vite appeler le médecin. Penchée au-dessus de la rambarde, elle lança :

-       Le médecin, mais pour, pour qui, Monsieur Jean ?  

Sa réponse me fit un instant douter de sa raison et ralentit mon élan.

-       Pour  Grand-Mère, voyons !

-       Mais elle dort tranquillement. Je n’ai pas eu le cœur de la réveiller. Elle apprendra la nouvelle bien assez tôt, la pauvre !

Cette fois, totalement ahuri, je stoppai net :

-       Mais quelle nouvelle ? De quoi parlez-vous, Madame Pichon ?

Venue me rejoindre sur le palier du premier étage, le souffle encore court et la voix tremblante, elle rétorqua :

-       Du cambriolage, Monsieur Jean ! C’est la police qu’il faut appeler. Le rez-de-chaussée et l’étage ont été fouillés. Tout est bouleversé. Ils ont même forcé le secrétaire de la chambre de votre Grand-Mère. Dieu soit loué, sourde comme elle est, elle n’a rien entendu.

L’immense soulagement de savoir Grand-Mère dormant paisiblement fit rapidement place à une autre angoisse. Je savais que Grand-Mère rangeait ses bijoux dans le secrétaire qu’elle maintenait fermé à clé. Ses bijoux et ses économies qu’elle refusait de placer à la banque en dépit de mes mises en garde répétées.

Mes jambes se dérobèrent brutalement et je dus me cramponner à la rampe tandis que Madame Pichon me donnait le coup de grâce :

-       Et ce qui est totalement incompréhensible, Monsieur Jean, c’est qu’aucune porte n’a été forcée. On dirait qu’ils avaient les clés… Ou que quelqu’un leur avait ouvert.

Cette fois, je dus m’asseoir sur une marche, terrassé par le poids de ma responsabilité. Une phrase obsédante martelait ma tête : « Je ne pourrai jamais rembourser Grand-Mère. »

 Il me faudrait désormais vivre avec cette culpabilité.

 

Renée-Claude  Avanton octobre 2015 )