Je suis malade, ce matin j'ai téléphoné au restaurant pour prévenir que je ne viendrai pas travailler. C'est An Binh qui a décroché, j'étais gêné, j'aurai préféré m'entretenir avec Mo. Elle m'a écouté sans dire un mot, j'avais le souffle court et lui parler me demandait beaucoup d'effort, j'étais mal à l'aise je ne pouvais tout de même pas lui dire comment j'en étais arrivé là.

"Prends soin de toi, m'a-t-elle dit, je te rappelle en fin de matinée."

Qui aurait pu prédire une pareille descente aux enfers, il y a maintenant des semaines que j'ai rendez-vous avec le sommet de la falaise au cours de chacune de mes nuits, j'y ai passé des moments d'une beauté sublime et rien ne m'avait préparé à ce qui m'est arrivé la nuit dernière.

Depuis quelques années ma vie est assez compliquée, et quand je dis compliqué ça n'est pas rien de le dire, là tout à coup je m'étais découvert un espace de paix, c'est étonnant lorsque l'on vit à Paris de se choisir comme lieu de méditation le sommet d'une falaise normande.

Depuis plusieurs semaines, je m'évade, enfin mes rêves m'entrainent sur le sommet de cette falaise, c'est enthousiasmant les premières nuits, à la longue même si la beauté reste la même cela vous ronge le sommeil. Ce doit être l'air du large qui est trop iodé et qui au fil des jours vous tend les nerfs, ces derniers temps ils ressemblaient plus à des cordes de piano qu'à autre chose.

Mes temps de sommeil ne sont plus consacrés qu'à la mer et au bruit du ressac, au point que dans la journée j'ai parfois le sentiment de les sentir vibrer en moi.

Lorsque, enfant, mes parents et moi nous nous asseyions là pendant nos rares vacances, c'était la seule distraction que nous pouvions nous offrir avec la plage, mon père nous avait déclaré par un bel après midi d'été : "Que nous étions assis là, devant une fenêtre ouverte sur la genèse de l'humanité"

Ma mère lui avait rétorqué qu'il fallait qu'il m'explique ce que cela voulait dire, parce qu'avec ces mots pompeux, je ne risquais pas d'y comprendre grand-chose.

Je m'étais bien gardé d'envenimer le débat qui commençait à être tendu en donnant mon avis, mais j'avais complètement intégré le message. On m'avait appris à l'école que la vie était tout d'abord apparue dans les océans avant de gagner progressivement la terre ferme et d'envahir tous les espaces de la planète, mais à quoi bon le leur dire !

Aujourd'hui, je suis seul lors de ces rendez-vous nocturnes, mes parents ne sont plus là, mais les paroles de mon père demeurent et résonnent à mon oreille comme si c'était hier. Un regret pourtant, celui de ne pouvoir faire physiquement le geste d'ouvrir cette fenêtre susceptible de m'ouvrir au monde, dans ces foutus rêves je ne suis que spectateur, je n'ai pas le sentiment de faire quoi que ce soit ou de pouvoir influer sur les évènements alors que c'est moi qui agit, enfin que l'on fait agir, alors que je me contente de regarder.

Je ne sais pas ce que je m'étais raconté et ce que j'imaginais attendre de ces phases oniriques, mais n'ayant que la possibilité d'être spectateur, j'ai pris le parti de me contenter d'y prendre du plaisir.

Cette nuit-là s'annonçait comme devant être une nuit comme les autres, dans le même droit fil. Je n'avais pas bu avant d'aller me coucher, la journée avait été calme et je me sentais bien. Je m'étais seulement couché fort tard, aux environs de deux ou trois heures du matin, au restaurant c'était la fameuse soirée festive mensuelle et j'avais eu deux fois plus de travail que d'habitude sur un temps de travail deux fois plus long, les phase de tango argentin ralentissant l'écoulement des plats. Ma collègue m'avait bien proposé de venir m'épauler, ce que j'avais refusé, elle a une petite fille et il ne lui arrive que trop rarement d'être là pour la mettre au lit, et puis je ne tenais pas à ce qu'elle me prenne pour une vieille rosse qui fait un refus devant l'obstacle, on a sa fierté tout de même.

Devant mon attitude ferme, elle a rigolé et n'a pas insisté, il faut avouer qu'après son départ et en fin de service, je me suis traité de "crétin des iles" une insulte à moi.

En rentrant, juste le temps de prendre une douche et d'hésiter devant la perspective de boire un verre, j'ai promptement gagné ma chambre, je me suis laissé tomber sur le lit et me suis endormi aussitôt.

Comme à l'habitude depuis ces dernières semaines, après une heure ou deux de sommeil, la fenêtre s'est ouverte en grand sur le large devant mes yeux ébahis, que désirer de plus beau que ce paysage aux teintes pastelles, ce gout de fleur de sel sur la langue, cette odeur iodée du varech brassé sur les galets, les derniers embrassements d'un soleil plongeant sur l'horizon et le sifflement du vent caressant les hoyas chargés de stabiliser la crête. Car aussi étonnant que cela puisse être, la scène commence toujours par le même rituel, un coucher de soleil, quelle que que soit l'heure de nos retrouvailles.

Cette nuit, je constate un changement important dans la disposition du paysage, depuis le premier jour j'ai remarqué un embryon d'escalier qui m'intrigue, mes rêves m'y ont parfois emmené m'en faisant descendre quelques marches toujours avec une grande lenteur, mais jusqu'alors, son cheminement menant à la plage était resté presque toujours caché dans la brume. Or cette nuit alors que mon double effectue quelques pas pour s'approcher du bord de l'abîme et croyez-moi que ça vous serre les tripes car vous ne savez pas si l'on ne va pas vous faire sauter dans le vide.

Or cette nuit l'escalier n'est pas dans la brume, il court en pente douce pour aller rejoindre la plage aux abords de l'aiguille et de son arche qui marquent la limite à partir de laquelle on distingue la ville. Je n'ai pas le souvenir que lors des séjours de mon enfance cette réalisation se soit trouvée là.

De larges bandes de nuages arrivent de l'horizon, on croirait d'énormes dirigeables, ils ont une face sombre et une colorée, celle qui reçoit les rayons du soleil couchant, sur certains les rayons sont si rouges que l'on pourrait croire que le nuage vient de s'embraser. Ils semblent plus bas que le bord de la falaise, et on a le sentiment qu'ils vont venir nous heurter de plein fouet et nous envoyer rouler dans la rosée, alors qu'au dernier moment, on découvre qu'ils sont plus haut qu'on se l'était figuré, et qu'ils se contentent de nous envelopper au passage dans une légère écharpe de brume, caresse douce comme celle d'une de houppette de cygne. C'est l'instant où tels des chevaux de steeple Chase ils prennent leur élan pour sauter le sommet de l'à pic comme ils le feraient d'un obstacle de parcours.

Il semble que ce soir le rêve attende que la brume s'estompe avant que de se mettre au travail, cela tarde un peu et j'ai l'impression d'avoir les fesses humides d'être assis dans l'herbe car la rosée commence à perler le paysage.

Les images ne sont pas raccord, Il y a eu une coupure, j'ai dû partir dans une autre phase de sommeil, je retrouve mon rêve pour découvrir que la fenêtre s'est assombrie, qu'une pleine lune dominatrice s'est inscrite au paysage, elle donne à tout ce qu'elle éclaire une sorte de structure luisante et glacée.

Le plus étonnant c'est que je suis en train de descendre le fameux escalier. Il semble fort étroit, ne possède pas de rambarde ce qui implique que je m'appuie d'une main à la paroi par crainte de faire une chute. Il y a de quoi avoir peur, là où j'en suis arrivé je domine encore la plage de plusieurs dizaines de mètres.

Le bruit du ressac se fait de plus en plus puissant, le souffle du vent l'accompagne à l'octave lui offrant un contre chant, c'est vivant c'est beau on se croirait dans la nef d'une cathédrale, encore quelques dizaines de marches et je foulerai enfin la plage.

Alors que tout semble se dérouler pour le mieux c'est l'instant que choisit l'escalier pour se désolidariser de la falaise, juste eu quelques signes précurseurs, des craquements, des petits morceaux de craie qui se détachent et rebondissent sur la paroi.

Ce n'est plus le même registre, la situation devient tout à coup sérieuse, les blocs qui se détachent sont de plus en plus énormes, de la taille d'une voiture, le fracas est épouvantable. L'escalier tient toujours, mais se balance dans le ciel comme un pont de singe au dessus d'un fleuve. L'aiguille et son arche ont disparu du paysage, elles se sont abattues dans la mer en provoquant une énorme vague.

Comme dans un dessin animé je vois les marches de l'escalier se désolidariser et prendre leur indépendance comme des touches de piano qui s'envoleraient, elles ne tombent pas tout de suite mais semble flotter un moment dans l'air avant de s'abattre. Ce qui est étonnant c'est que je n'ai pas peur dans uns situation qui devrait me terroriser, je me contente de protéger ma tête avec mes bras, la chute me parait fort lente, tandis que je suis mitraillé par des éclats de craie en provenance de la paroi qui se disloque.

Je pense ma dernière heure venue, tout peut mettre ma vie en péril, que ce soit un choc au milieu des blocs, l'écrasement sous un pan de paroi s'abattant sur la plage, une noyade, car inévitablement je vais plonger la tête la première dans les flots, la marée étant haute, ou que sais-je encore ?...

Rien de tout cela ne m'arrive, j'ai l'impression que le contact de l'impact se fait plutôt en douceur, je m'enfonce profondément sous la surface au point que mes poumons sont proches de l'implosion, Le temps me parait fort long avant que le mouvement s'inverse et que je jaillisse à la surface au milieu de myriades de bulles. Je tousse comme un malheureux, l'eau salée a envahi mes bronches en s'engouffrant par mes narines. Je me dis que si je ne fais pas rapidement un effort je vais mourir noyé.

Je patauge lamentablement les yeux brulés par le sel pour tenter de regagner la plage, les dauphins que j'avais aperçus la veille sont toujours là sur la ligne de marée haute, le ressac leur donne un semblant de vie en les agitant dans ses remous. Plus je m'avance vers la plage plus ma marche devient facile, c'est à cet instant que je réalise que les formes étendues sur la plage ne sont pas des dauphins, mais que ce sont des corps humains. Des corps d'hommes, et de femmes jonchent la ligne de marée, des hommes et des femmes enfin faudrait-il encore que l'on puisse les identifier en tant que tels, alors qu'ici on n'a affaire qu'à des carcasses à moitié déchiquetées.

C'est l'horreur intégrale, leurs os apparaissent de partout, pour la plupart ils ont les mains attachées dans le dos avec du fil de fer. Les animaux marins s'en sont donné à cœur joie et les ont mal traités. Ce sont des corps ballonnés, les orbites vidées de leurs yeux par les mouettes, ils n'ont plus de joue ni de langue…

J'ai beau hurler, qui pourrait m'entendre, il n'y a que moi, le ciel la mer et les cris lancinants des oiseaux, je voudrais les tirer de là pour les mettre au sec afin qu'ils soient bien, mais ils sont des dizaines, voire des centaines peut-être des milliers, je me sens ridicule et inutile, je pleure à chaudes larmes. J'ai l'impression de les entendre gémir ou ricaner de leurs bouches figées dans un rictus de souffrance et d'horreur tandis que la tempête se déchaine. Je me déplace le long de la plage en trébuchant sur leurs corps et je sens même par instant des os craquer sous mes pas, j'ai le sentiment que si je ne pars pas d'ici rapidement je vais devenir fou.

C'est à ce moment que l'horreur atteint son comble, un corps aux orbites vides semble me fixer d'un ait sévère, il est entre moi et la plage et je vais devoir l'enjamber ou faire un détour pour l'éviter, un ressac plus fort que le précédent le retourne sur le ventre et je reconnais la veste du Dogs Man, celui que nous avons tué lors de notre cambriolage. Il était parti en arrière sous l'impact de la balle pour rouler sur le sol nous présentant son dos duquel elle avait arraché un grand morceau. Je n'étais pas présent lorsqu'il a été abattu, mais j'ai vu les photos lors de notre procès.

Je tombe à genoux au milieu de ce désastre et je vomis tout ce que mon corps est susceptible de rendre, il me semble que je suis là depuis des heures et que je vais mourir.

Quand je me réveille, j'ai déchiré mes draps qui tombent en lambeaux et ma chambre empeste les vomissures.

Depuis huit jours je ne suis pas sorti de chez moi, les premiers temps j'ai refusé d'ouvrir et j'ai jeuné, puis An Binh a réussi à me convaincre de l'écouter et je lui ai ouvert, depuis elle m'apporte chaque jour ou me fait porter de quoi me sustenter.

Elle ne comprend pas ce qui a pu me mettre dans un état pareil, il a fallu quelle m'arrache les mots un à un pour parvenir à entrevoir les raisons du problème, elle a raison, car au début dépassé par l'horreur je n'étais pas en mesure d'y voir bien clair.

Pour moi et les autres membres de la bande du cambriolage, nous avions manqué de chance, cet homme n'aurait jamais dû mourir, pour nous il n'existait même pas, et puis il avait surgi. Quel besoin avait-il eu de vouloir jouer les héros, il se serait contenté de tirer en l'air pour nous effrayer que nous nous serions enfuis comme des lapins. Lui avec son numéro à la John Wayne le pistolet tendu devant lui, le réflexe d'autodéfense avait joué et le copain avait tiré. Un accident un simple accident de parcours que nous avions payé fort cher !

Au cours de cette nuit d'épouvante quand je me suis retrouvé en face du corps de notre victime au beau milieu de ces milliers de cadavres, j'ai compris que nous étions sur le même plan que ceux qui avaient généré les milliers de mort du régime du général Duarte en Argentine. Il n'y avait pas d'un côté les auxiliaires d'une machine à tuer tout ce qui pouvait se mettre en travers de l'idée que le régime se faisait d'une vie en société, et de l'autre une poignée de petites gouapes qui avait perpétué un assassinat. Ce n'est pas la quantité qui compte semblait-on me dire, c'est le geste. Pourquoi mon esprit avait-il fait ce rapprochement je n'en savais rien, mais depuis j'étais ravagé.

An Binh s'est mise à me parler doucement, comme on parle au chevet d'un malade :

- Ce que tu viens de vivre, ce n'est pas qu'un rêve, c'est pourquoi c'est important pour toi, il en est pour preuve l'état dans lequel tu te trouves. Nous commettons tous au cours de nos vies des actes qui nous entachent irrémédiablement, on voudrait les oublier, mais je ne suis pas certaine que ce soit possible, alors il faut faire et vivre avec !