Dans mon esprit faire la plonge dans un restaurant ne devait pas être plus compliqué que faire la vaisselle à la maison, c'est une tâche qui n'a rien de passionnant, mais n'ayant pas le choix il allait falloir que je m'y mette. An Binh m'a fait visiter le local qui se situait dan la cour à l'arrière du bâtiment et où devait se dérouler cette opération. La taille de la plonge aurait dû m'amener à me méfier, mais je lui faisais confiance et je lui ai donc dis banco. Mon tour de service ne commencerait pas le soir même, c'était le jour de la jeune femme qui travaillerait avec moi en alternance.

Mo m'avait expliqué qu'ils allaient me payer de la main à la main, au tarif syndical s'entend, mais que je ne serais pas déclaré, pour l'instant je n'en étais pas là. Une fois déduit le remboursement de ma dette, il ne me resterait pas de quoi faire des folies, mais je n'en avais ni le temps ni les moyens, il n'y avait pas de soucis à se faire de ce côté.

Avec la bibliothécaire, nous avons bien accroché et en définitive elle se passionne autant que moi pour mes recherches, encore un peu de temps et je serai devenu un spécialiste des questions de politique intérieure en Argentine. Cette occupation me prend tous mes après-midi, les matinées me servent pour mes démarches administratives, mes courses et toute la gestion de l'appartement. Désormais il faudra que j'y ajoute mes heures d'extra au restaurant, au moins ici je mangerai bien et chaud, ce qui sera une bonne chose, car pour l'instant cela se limite à mon bol de café du matin et mes sandwiches du midi et du soir.

Depuis deux heures j'ai la tête dans la plonge, le local est plein de buée, c'est infernal on se croirait un soir de mousson ou perdu dans le smog londonien. Quelle prétention de ma part de ne pas n'être venu la veille pour voir comment il fallait s'organiser.

Je ne suis pas assez rapide, la vaisselle s'entasse il y en a partout, c'est là où le bât blesse, il faut savoir à la fois trier verres, couverts et assiettes, vider les restes de nourriture, puis charger les paniers pour la machine, cette opération terminée sortir la vaisselle propre la ranger dans des casiers. Ce n'est pas possible ils me font une blague, les autres jours ils doivent être plusieurs à assurer le service.

De temps à autre Mo ou An Binh pointe la tête par le passe-plat pour venir constater comment je me débrouille et m'encourager à accélérer. C'est mission impossible je suis déjà aux taquets, j'ai cassé deux assiettes et trois verres, si ça continue je vais manger tout mon salaire en réassort de vaisselle.

Les odeurs de cuisine envahissent le petit local surchauffé et tout doucement elles me lèvent le cœur, après deux heures de travail, je marche cassé en deux comme un petit vieux étant dans l'impossibilité de reprendre une posture normale, mes vêtements sont trempés et mes cheveux que je n'ai pas protégés vont sentir le graillon.

Son service terminé, Mo qui a déjà nettoyé sa cuisine et dressé la salle pour le lendemain vient m'aider à en finir, je lui demande si c'est une grosse soirée. Il éclate de rire et me dit qu'il faut que j'accélère, ou qu'il devra me virer car les fins de semaine lorsqu'il y a du monde c'est deux ou trois fois ce qu'il y avait ce soir, devant mon air pantois, il ajoute : " laisse tomber je te charrie !" il va falloir que je m'y mette, mais c'est comme en musique il y a une rythmique à prendre.

-       Tu sais la petite qui travaille en alternance avec toi, elle s'en sort très bien, et elle termine sa plonge presque en même temps que le service, alors tu devrais y arriver, tout en parlant il abat deux fois plus de travail que moi.

Quand nous partons après avoir sorti les poubelles et vérifié la fermeture des portes, il est deux heures du matin et je suis rompu. La nuit n'est pas très froide mais je grelotte dans mes vêtements mouillés et mes chaussures accompagnent mes pas d'un bruit de floc floc disgracieux. En rentrant à l'appartement, je farfouille dans le buffet de la cuisine, il faut que je trouve un remontant, dans mon état de fatigue je ne suis pas en état de ressortir. Je découvre enfin un fond de bouteille de Madère et je tente de me refaire une santé en buvant directement au goulot, en fait cette absorption m'achève, le vin éventé a un goût épouvantable et je le recrache dans l'évier.

Seule la douche parvient à m'apaiser, j'y reste longtemps les yeux fermés, laissant l'eau tiède me couler sur le visage, il n'y a pas moyen de faire mieux, encore un problème qu'il me faudra régler. C'est tout de même plus apaisant de se doucher quand il n'y a pas en permanence quelqu'un qui s'agite derrière en vous demandant d'accélérer le mouvement et qui quelque fois coupe l'arrivée d'eau alors que vous êtes encore plein de savon de la tête aux pieds.

Ce qui était terrible là où j'étais, je n'arrive pas à assumer le mot prison, ce qui était terrible c'est le temps que l'on passe entassés à plusieurs dans une cellule. Laisser filer les heures, les jours, ne rien faire, glander alors que la jeunesse s'efface et qu'en sortant il faudra se débrouiller. Pourquoi là bas n'ai-je pas eu cette envie de lire comme je l'ai découvert ici ? J'aurais eu honte devant les autres, il fallait tenir son rang. Je réalise aujourd'hui qu'en fait je n'étais rien qu'une petite frappe juste bonne à rechercher l'argent facile. Mais il est trop tard pour refaire l'histoire, on peut juste peut-être récrire la suite.

Je passe la première partie de la nuit dans un état de coma profond, l'esprit vide perdu dans l'espace inter-cérébral.

 J'ai dû me mettre à rêver un peu plus tard compte tenu de mon heure de coucher, il devait être aux environs de quatre heures du matin, après une première phase de sommeil qui m'a permis de récupérer. Ce qui m'arrive est magnifique, je suis assis en haut d'une falaise et j'ai devant moi une mer de brume qui me cache les flots, j'ai l'impression que si je saute, je vais rebondir sur cette couche blanche qui ressemble à une immense couette.

J'entends le vent qui siffle dans les hoyas et je grelotte car il est fort froid et que je n'ai que mon pyjama sur le dos. J'aimerais que le soleil se lève et dissolve cette masse qui me voile les vagues. Je concentre mon attention sur les bruits et les sifflements, je ressens jusque dans mon corps les assauts du ressac qui, millimètre après millimètre depuis des millénaires vient ronger le bas de la paroi de craie. Je ne serais pas du tout étonné de sentir la falaise se dérober sous mes pieds dans un effondrement titanesque.

Le réveil me trouve allongé en travers du lit, les couvertures sont au pied et je suis seulement enroulé dans le drap du dessous, celui de dessus a suivi le même chemin que le reste de la literie. M'étonne que j'ai eu froid, en plus comme je ne peux toujours pas dormir fenêtre close (six dans neuf mètres carré, il y avait des relents de corps mal lavés) et ceci s'ajoutant à cela je suis raide comme un montant d'échelle.

Retour à la bibliothèque pour explorer la période péroniste, car dans cette histoire comme dans toutes les autres, il faut bien qu'il y ait un début, un élément déclencheur pour déboucher sur cette dictature de militaires décérébrés.

Au courrier une lettre de l'expert, il ne parle pas de prix, mais me demande de passer le voir, il aurait des papiers à me faire signer, on voit bien que ce n'est pas lui qui manque d'argent et qui doit faire la plonge. Enfin avant de râler il faut que je retourne le rencontrer, c'est peut-être bon signe.

En sortant de prison, j'étais bien décidé à rompre avec un passé dans lequel je m'étais montré stupide, le mot est faible, et inconséquent, on ne peut dire moins. Je pensais que ces années comptaient double. Il faut croire que ça n'était pas l'avis de tout le monde et j'allais en faire l'amère expérience.

Le soir en arrivant chez Mo et An Binh, celle-ci me dit que quelqu'un m'attend et du menton me désigne une table dans le fond de la salle à laquelle trois types sont attablés silencieux. J'ai tout de suite un sale pressentiment, celui qui me fait face a partagé ma cellule à Fleury quand j'attendais mon procès. Les deux autres sont des membres de notre club des cinq Pieds Nickelés avec qui j'avais plongé après le meurtre du vigile mettant fin à une phase d'adolescence prolongée. Ils me regardent approcher sans un mot et sans un geste d'accueil. Ce n'est qu'une fois que je suis assis avec eux qu'ils se dérident, redevenant chaleureux comme si nous étions partis en vacances ensemble la veille et quelles vacances !!!

Ce soir la petite m'a bluffée, en effet Mo a raison, elle est d'une efficacité redoutable, la vaisselle est à peine posée sur le pass qu'elle l'a déjà traitée et dispatchée, tout est en ordre et elle au milieu de tout ça semble à peine fatiguée virevoltant comme une ballerine. Le local de plonge qui hier me paraissait trop petit avec mes piles de vaisselle sale trainant partout me semble ce soir presque trop grand. Elle est souple comme une liane et disparait jusqu'à mi-corps pour récupérer ce qui est dans le fond du bac de plonge. Elle m'explique comment établir un courant d'air frais qui fait disparaitre toute la buée. En fait j'ai bien fait de venir, je lui donne un coup de main pour qu'elle corrige mes gestes qui n'ont rien de professionnel. Une demi-heure après le départ du dernier client nous pouvons partir pour regagner nos pénates.

Je suis passé dans l'après midi chez le Libanais pour faire une provision de boissons non alcoolisées qui me permettront de me désaltérer sans dépenser des fortunes si le sommeil m'abandonne.

La nuit est la copie conforme de la veille si l'on peut dire, le rêve, puisque c'est lui qui donne la cadence, a repris certainement à la même heure que la veille, je me retrouve dans le même lieu, bien que cette fois je me sois rapproché du bord du précipice, rien de bien dangereux, j'en suis encore à environ cinquante mètres. Ce doit être les falaises d'Étretat, j'y suis venu une fois en vacances avec mes parents alors que je devais avoir sept ou huit ans. Mon père avait tenu à me faire avancer en me serrant fortement la main jusqu'à cinq mètres du bord et même peut être moins. Ma mère folle de terreur tournant le dos à la scène tant elle avait peur, je suis convaincu qu'en cet instant elle haïssait mon père et qu'elle a dû lui en vouloir très longtemps…

Même souffle du vent dans les oreilles, mais la marée doit être basse car on n'entend pas le déferlement des vagues et la couche de brume beaucoup plus légère laisse paraitre un escalier creusé dans la craie qui disparait dans les replis cotonneux.

Mes ex-potes étaient venus la veille pour m'expliquer qu'il n'y avait rien à attendre de la société pour des ex-taulards comme nous et que par conséquent ils allaient se remettre à leur compte en créant une société privée d'import-export, ce qui les avait fait bien rire. Moi pas, cinq ans c'est long et tellement stupide de perdre ainsi des années de jeunesse à croupir. Soit, j'avais eu ma dose d'adrénaline, mais comme pour toutes bonnes choses, il ne fallait pas en abuser.

Je n'ai pas pu leur expliquer que moi j'avais un nu sous mon oreiller et que j'en attendais des rentrées substantielles, ils n'auraient pas compris. Ils auraient cru que j'avais viré ma cuti et qu'un mec partageait mon lit et m'entretenait et que je ferais mieux de partager ma couche avec une nue et de s'esclaffer très fort en se tapant sur les cuisses.

Pour les décourager j'ai juste dit que les flics ne me lâchaient pas et que je les avais sur le dos en permanence, ainsi je n'étais donc pas un type fréquentable en ce moment. Ils ont rentré la tête dans les épaules, ont jeté autour d'eux des regards suspicieux et ils ont filé sans même accepter que je leur paie un verre. Pour l'instant j'avais la paix de ce côté-là pour quelque temps.

Depuis huit jours je me retrouve toutes les nuits sur la falaise, tantôt au bord tantôt plus loin, avec brume ou sans brume à marée haute ou à marée basse. Je suis attiré par l'escalier mais je ne suis pas maitre de mon destin, il faut que j'attende que mon esprit m'agisse et me propulse.

Une fois je me retrouve à descendre les marches, le vent est très violent et je n'ai qu'une peur, c'est qu'il me jette en bas car il n'y avait rien pour me retenir.

La visite chez l'expert a été fort courtoise, il voulait juste que je lui donne mon accord pour envoyer la toile dans un laboratoire spécialisé, qui serait à même après étude approfondie de me donner un certificat d'authenticité. Pour lui c'était un portrait d'une grande qualité mais pas de la meilleure période de l'artiste, en salle des ventes, on ne pouvait jamais savoir jusqu'où les enchérisseurs étaient capables d'aller. Pour lui il était évident que mon tableau serait très bientôt sur le marché.

Dommage que je ne sois pas peintre, depuis que je viens chaque nuit sur le haut de la falaise, les paysages que j'y découvre sont chaque fois différents, la palette des couleurs est flamboyante selon que la scène se déroule au petit matin, au coucher du soleil ou en pleine lumière de midi. Je me réveille frais et dispos ayant le sentiment d'avoir passé une nuit de rêve si l'on peut dire.

Roxanne et sa bande sont venues au restaurant pour leur soirée mensuelle, j'ai été les saluer leur expliquant que je ne pouvais pas participer à la soirée étant de service à la plonge. Tout le monde m'a accueilli avec des mots gentils ce qui m'a fait chaud au cœur. Voulant m'assurer de quelque chose quand je me suis retrouvé en face de Roxanne je lui ai fait un petit signe pour lui faire comprendre que sa coiffure était de côté elle a sursauté comme piquée par une guêpe, je n'ai pas attendu de voir la suite et je me suis rapatrié dans ma plonge.

A sa pause cigarette, elle est venue dans la cour, m'a invité à venir fumer avec elle et tout à coup elle m'a apostrophé avec sa brutalité habituelle.

-       Comment tu sais ça toi, qui est-tu ?

J'ai pris un air ahuri des plus convaincants, savoir quoi ? Elle a imité le geste que j'avais fait dans la salle en hochant la tête.

-       Ca ne me dit rien, je ne vois pas ce que tu veux dire.

Elle a été plus ahurie encore si l'on peut l'être, je crois que si elle avait osé, elle m'aurait giflé, elle est sortie en claquant la porte. Quel besoin j'avais eu de déclencher ce nouvel affrontement.

Cette nuit là, le rendez-vous de la falaise est beaucoup plus tardif, il y a du brouillard et je suis aux environs de la moitié de l'escalier sans aucune capacité à me mouvoir.

Quand le soleil déchire la brume je découvre que la plage est couverte de dauphins qui sont venus s'échouer là avec la marée !