J'ai eu un début de semaine agité, notaire, expert, recherche d'une bibliothèque, installation dans l'appartement cela représente beaucoup de tâches à mener de front pour un seul homme.

Pour reprendre les choses dans l'ordre je peux néanmoins tirer un bilan positif de mes démarches:

·      Après une discussion tendue au cours de laquelle il n'a pas toujours mis la bonne volonté que j'étais en droit d'attendre, le notaire, qui n'acceptait pas de voir le tableau de ma tante lui échapper, m'a tout de même accordé un nouveau délai pour solder ma créance. Sa tolérance ayant tout de même des limites, il faudra que je fasse expertiser mon "Nu" le plus rapidement possible afin de lui donner des garanties.

·      La galeriste m'ayant donné les noms et adresses de plusieurs experts sur Paris, j'ai choisi le plus proche de mon domicile et mon tableau sous le bras, je suis allé le trouver. Après une heure d'attente, il m'a reçu, a examiné rapidement l'œuvre sans sembler lui porter un intérêt particulier. J'en étais dépité me voyant déjà renvoyé à mes difficultés financières. "Repassez dans une semaine, je pourrai vous en dire plus", a –t-il ajouté, sur quoi il m'a congédié sans autre forme de procès.          

·      Dans le bulletin de la mairie j'avais trouvé les adresses des bibliothèques municipales du 17éme et j'allais pouvoir vérifier les dires de Roxanne à propos de sa détention en Argentine. Cette femme m'intriguait, je voulais comprendre ce qui avait motivé son refus de me parler des petits disparus et de leurs parents.

·      Mo me voyant dans une situation financière critique m'a avancé un peu d'argent, ainsi j'ai pu faire débloquer les compteurs d'eau et d'électricité, ce qui présente l'avantage immédiat de me permettre de quitter l'hôtel pour aller m'installer dans l'appartement ce qui sera une source d'économies non négligeable. En compensation je leur donnerai un coup de main en cuisine et à la plonge.

J'arrive de la bibliothèque de la rue Fourneyron, où je me suis rendu pour rencontrer la bibliothécaire, c'est en parlant avec Mo et An Binh que je suis parvenu à cette conclusion. Si je veux comprendre quelque chose à cette affaire de disparition d'enfants il faut tout d'abord que je m'intéresse à Roxanne leur institutrice et saisisse son attitude hostile à propos de ses élèves disparus. Par conséquent que je me documente et que je lise des articles sur ce qui s'était passé en Argentine au cours de ces années noires.

Mo ne comprend pas où je veux en venir, An Binh est beaucoup plus compréhensive et me pousse à aller dans ce sens, mais en pratique nous ne sommes surs de rien et il se peut très bien que ces affaires n'aient aucun rapport entre elles, et qu'à l'arrivée toutes nos élucubrations ne débouchent sur rien de concret.

   A propos des bibliothèques je m'étais fait une opinion, en arrivant rue Fourneyron, je m'attendais à trouver une vieille dame, installée dans un local grisâtre occupée à recouvrir de vieux livres. En réalité, la bibliothèque est claire et agréable et d'entrée de jeu je m'y plais. Un point d'accueil donne sur une salle pleine de rayonnages débordants de livres et de revues, à laquelle succède une salle de lecture où quelques personnes du quartier sont assises lisant la presse du jour.

Intimidé par l'aspect un peu solennel du lieu, et ne sachant pas très bien par où je vais commencer mon histoire, je marque un temps d'hésitation. La femme qui est à l'accueil me regarde elle ne cherche pas à me brusquer, elle attend que je lui explique ce que je désire. Je n'ai pas une idée très précise de ce que je cherche aussi je mets un moment à lui exposer ma demande. Elle m'écoute sans dire un mot, me laissant aller jusqu'au bout de ma démarche.

  Je vois ; vous vous intéressez à la dictature en Argentine, une sale période qui a duré de 1976 à 1983, c'est un dossier très vaste, mais nous avons sur microfilms des collections des journaux de ces années là, je vais faire une recherche et vous les apporter, allez vous installer en salle de lecture. Vous avez des proches qui sont "Desaparecidos" ?

Devant mon air étonné, elle s'empresse d'ajouter :

  Des disparus en Argentine, vous savez je reçois très fréquemment des parents qui espèrent toujours retrouver des traces de leurs disparus et qui me font le même genre de requête que vous !

Je réponds que non, que ce qui m'intéresse ce sont les réfugiés et ce qui a fait qu'ils sont ici présents en France. Je vois qu'elle a envie de m'objecter quelque chose mais qu'elle y renonce.

 

Rue Sauffroy, l'appartement de ma tante se trouve au quatrième étage de l'immeuble, certains me feront remarquer qu'il n'y a pas d'ascenseur. L'important pour moi c'est qu'il y ait un escalier, beaucoup de gens se demanderont bien quel intérêt il peut y avoir à habiter un quatrième étage sans ascenseur.

Moi, je n'ai pas ce genre de problème, j'ai toujours rêvé de connaitre cette situation, depuis tout petit j'ai toujours eu l'impression qu'un l'escalier était le signe de l'ascension sociale parce qu'il vous mettait un peu au dessus du commun des mortels, ce au propre comme au figuré.

Il faut bien dire que pour un enfant un escalier a quelque chose de magique : vous commencez à monter dans et vers l'inconnu, vous ne savez pas quand cela s'arrêtera, ni même si à un moment donné il y aura réellement une fin.

Cette idée laissera sans voix, ceux qui montent chaque jour leur escalier ahanant sous le poids de leur sac de courses ou de leur seau de charbon, sans parler de ceux qui pestent à cause d'une baguette de pain oubliée pour laquelle il leur a fallu redescendre et courir jusqu'à à la boulangerie la plus proche et remonter les étages.

Dans mon enfance mes grands parents maternels habitaient dans une loge de concierge dans une arrière cour du quartier et grand Dieu, il n'a jamais été question que ma grand-mère m'autorise à l'accompagner dans les étages quand elle montait le courrier ou allait faire le ménage. Mes parents suivirent le même chemin, mon père n'était pas concierge mais artisan et son atelier et dépôt se trouvait sur la commune de Levallois Perret un peu en dehors de Paris et là non plus il n'y avait pas d'escalier.

Une lecture faite par ma maitresse de maternelle a marqué mon enfance, il y était question d'un petit homme plantant des haricots magiques qui poussaient instantanément ce qui lui permettait de monter jusqu'au ciel en escaladant une tige en spirale. Cette tige ressemblait à s'y méprendre à un escalier nous avait-elle expliqué. J'en étais resté éberlué et des années après j'en subissais toujours l'influence.

Lors de ma première visite rue Sauffroy, j'ai donc pris un malin plaisir à escalader plusieurs fois les sept étages éveillant un regard suspicieux chez la concierge qui se demandait bien quel était cet énergumène qu'elle venait de toucher là, et s'il ne serait prudent de prévenir derechef la police. Quand je suis entré dans l'appartement du quatrième, je savais en refermant la porte qu'elle devait être rassurée pour l'avenir.

Quand on vit dans un logement de plein pied, on n'a pas tout à fait la même vision du monde que ceux qui vivent entassés les uns au dessus des autres dans les étages, on a les pieds sur la terre disait grand-père. L'avantage, c'est qu'on peut sortir sa chaise sur le pas de sa porte et en griller une tranquillement au coucher du soleil en cherchant la fraicheur. Le chien ou le chat peuvent sortir dans la cour ce qui vous évite de devoir aller les promener.

Il manque toutefois l'odeur de la cire, la patine des marches qui brillent dans la lumière chiche de la minuterie, ici il reste de chaque côté des marches des anneaux de cuivre qui montrent qu'autrefois des barres servaient à tendre le tapis qui recouvrait les marches.

Au bas de l'escalier de bois, trois marches en pierre donnent l'illusion d'un perron de pavillon, et merveille, en bout de rampe, en haut d'une volute en fer forgé une grosse boulle de cuivre rutile brillante comme un clair de pleine lune. Elle requiert pour son entretien un savoir faire très particulier de qui veut en effacer les traces de doigts que tout un chacun y dépose à chaque passage. Cette boule est déclinée au coin de chaque palier sous la forme d'une boule de verre à facette du plus bel effet. Sur les paliers le tapis n'a pas été retiré, certainement pour atténuer les bruits et assurer la tranquillité des habitants. La concierge a tenu à me préciser qu'il me revenait d'astiquer mes poignées de porte et le rond de cuivre qui entoure mon bouton de sonnette, j'ai pu constater que ses instructions sont bien prises en compte par les résidents car toutes les portes sont impeccables.

L'ensemble de la cage d'escalier bénéficie en plus de l'éclairage commandé par la minuterie, de la lumière du jour arrivant par des verrières installées tous les deux étages, pas un de ces assemblage de carreaux grisâtres que l'on rencontre fréquemment mais de véritables vitraux arts déco qui ressemblent à ceux que l'on peut voir dans les églises. Ici, nous en avons quatre ayant chacune un thème, ainsi au deuxième ce sont les violettes qui se déclinent sous toutes les formes au quatrième ce sont des iris sur fond d'étang, le sixième croule sous des brassées de roses et le dernier étage sous les mimosas. Aux environs de midi quand le soleil est au zénith et réussit à plonger dans la cour intérieure, les motifs de ces verrières sont projetés sur les murs en multitudes de papillons colorés qui vous rendent la vie heureuse

Je suis content d'être à l'étage des iris, car me semble t-il, ils donnent une idée de profondeur et d'ouverture sur un paysage, enfin ils me plaisent beaucoup.

 J'ai droit aux recommandations d'usage que se doit d'entendre et enregistrer avec respect tout nouvel arrivant :

  Il ne faudra jamais rien laisser sur le palier ni dans le hall, il faudra éteindre votre radio lorsque vous ouvrirez les fenêtres, être respectueux de vos voisins, par exemple si vous êtes amené à recevoir il faudra les prévenir pour éviter les malentendus et querelles.

 

Après chaque recommandation elle plisse les yeux et scrute mon visage pour s'assurer que j'ai bien enregistré sa leçon du "bien vivre ensemble". Je l'écoute religieusement secouant la tête quand il le faut, ajoutant de petites onomatopées quand c'est nécessaire pour renforcer ses effets, je crois bien qu'à la fin, elle est persuadée que je suis un jeune homme de bonne famille.

 La phase suivante consiste à me présenter les habitants du lieu étage par étage : trois appartements sont vides dont le mien, la majorité des habitants est assez âgée car ils bénéficient ici de la protection des lois d'après guerre sur les loyers et ne tiennent donc pas à partir n'ayant aucune chance de retrouver l'équivalent de leur logement et de leur loyer dans un immeuble avec ascenseur. Les présentations sont plus ou moins acides ou dithyrambiques selon, je le comprends très vite, le niveau des étrennes que chacun a l'habitude de lui donner chaque année en janvier. À bon entendeur salut !

Bien entendu au final, elle en vient à moi et étudie mon cas personnel : Comment ai-je hérité de ce logement. D'où je viens ? Qu'est ce que je fais et quels sont mes revenus, suis-je célibataire. Sans rien laisser paraitre de ses arrières pensées, elle est tantôt inspecteur des renseignements généraux, pour devenir contrôleur du fisc la seconde suivante, et terminer en inspecteur de police faisant une enquête de proximité.

Elle ne peut pas deviner que ce type d'interrogatoire je sais le gérer et que même s'il me faut faire très attention, je m'en tire fort bien. Il n'y a qu'un moment où je suis proche de la chute, c'est quand, après lui avoir dit que j'étais absent de France pour raison de voyages à l'étranger depuis plusieurs années, j'oublie que je viens de lui parler du Congo et lui parle de l'Argentine. Elle hausse un sourcil, prend un air plus agressif. Je sens venir le KO il me faut lui expliquer très vite que je ne peux lui parler de mon séjour en Argentine ayant eu à résoudre là bas une affaire fort difficile, ponctuant mon propos par un "vous voyez ce que je veux dire" du plus bel effet auquel elle se croit obligée d'opiner l'air grave.

Elle a refusé mon invitation de venir prendre un verre et j'ai pu retrouver le calme de mon appartement ce n'est rien de dire que j'en ai besoin !

Les phrases du journal et les photos continuent de défiler sur ma rétine, je ne peux pas dire que ce que j'ai lu confirme ce que m'a raconté Roxanne sur son rôle, ni sur ce qu'elle a subi, mais il semble que les horreurs commises là-bas aillent bien au-delà de la sauvagerie.