Dans quelques heures, ce soir, l'homme sera assis sur un banc dans le parc près de son hôtel, la tête dans les mains. Si, furtivement, passe encore un écureuil près de lui, perdu dans ses pensées, encore sous le choc, il ne le verra plus. Il était monté à Paris pour venir jouer une finale - et la gagner - comme les précédentes.



Maintenant, il est debout devant son pupitre numérique, une espèce de piano miniature. Il a la même tenue décontractée, col de chemise largement ouvert sous un gilet sport. Juste un peu plus tendu que d'ordinaire. Le public du studio de télévision le connait bien et perçoit qu'il a perdu de sa superbe ; regard moins perçant, ironie moins marquée au coin des lèvres. Et cette fois, le champion en titre ne toise pas son challenger. 
Derrière leur écran de TV, ceux que d'habitude il agace à cause de son air toujours vainqueur et assuré prendraient presque son parti alors que d’autres commencent à bicher, espérant goûter une petite revanche silencieuse qui nourrira leur jalousie.

Il avait épaté en réussissant un « strike » avec les huit lettres ‘AAEUPQST’.
Mais faussement modeste, il ne voulait pas qu'on fasse tout un « pataquès » de ce succès qui lui rapporta quand même « vingt mille z'euros », insistèrent les envieux.

Avant de se rendre à cette finale dans les studios proches des Buttes Chaumont, il avait attendu l'autobus près du Parc. Un écureuil était venu vers lui et ils s'étaient regardés droit dans les yeux. Avait-il vu quelque chose dans le regard animal ?
Il croit se souvenir avoir eu une sorte de pressentiment à ce moment-là... Mais quoi ? On peut toujours dire ce qu'on veut après coup. Certains font toute une histoire de ces croyances. Des bêtises tout ça ! 
Un léger vent lui avait caressé la nuque, faisant frissonner sa chevelure sous le col de sa parka noire marquée "Extreme Land - Difficile Expedition". Elle porte un logo rouge en forme de bison, ou peut-être de carte de la Suisse.
Le petit animal roux s'était enfui à l'arrivée du bus. Bruit sec d'échappement qui l’avait fait remonter dans les branches.

Sur le bus, un panneau publicitaire pour le Canada avait attiré le regard de l’homme : grands espaces, lacs miroirs vert d'eau, forêts à perte de vue ; glaciers majestueux, glaciers froids…
Le bus reparti, l'homme était resté planté là ; plus qu’une étendue blanche devant lui. "On venait de passer le grand sérac bleu dans le couloir des Écrins ; j'avais mal arrimé mon piolet et glissé sur une plaque ; la corde qui m'assurait s'était tendue et ...". Dix ans déjà ; vide sombre et laiteux ; la fissure n’était pas refermée. Un klaxon l’avait sorti de sa torpeur. Tant pis pour le bus, il ira à pied aux studios, il n'a qu'à traverser le parc. L'air est frais. Dans les allées silencieuses on entend le claquement doux des bourgeons qui éclatent ; plus loin c'est le coin des enfants ; un ballon roule dans ses pieds et finit de le réveiller.
L'homme a la soixantaine passée. Son visage est beau, chargé d’histoires de vent, de soleil et de froid qui ont laissé des traces. Lunettes cerclées aux doubles branches métalliques,  soulignées de vert et de blanc, cheveux gris-brun argentés et ondulés. C'est dans les régions sauvages du Grand Nord et dans les hautes montagnes d’Europe qu'il a roulé sa bosse pendant des années, toujours en quête d’aventures et de nouveaux défis. Pendant les pics de grand froid, il rentrait dans son Vercors natal pour les conter. Il avait soudainement arrêté de bourlinguer et, amoureux des lettres et des mots, s'était reconverti aux jeux concours puis s'était retrouvé candidat à des jeux télévisés.

La finale est serrée, son challenger le talonne quand il ne prend pas l’avantage. Ce coup-ci, notre homme joue son va-tout avec huit lettres encore : « AEECRSSV ».
Gros plan sur le candidat. Il semble avoir eu un déclic, mais il lève imperceptiblement la tête en inspirant, ses narines s’enflent, ses yeux s’assombrissent, ses prunelles font d’abord un mouvement vers le haut, lui donnant un regard vide, puis viennent fixer un point imaginaire vers la gauche avant de redescendre. Ses sourcils s’alourdissent. Un léger rictus se dessine sous ses lèvres closes. L’ombre des projecteurs s’y arrête. Sa bouche ébauche des paroles muettes. Il tapote le pouce de son poing droit sur son menton puis toute sa main s’ouvre pour cacher le bas de son visage. Son corps  est incliné en avant, pesant sur le pupitre. Curieusement, il a soudain très froid.