Tu t’en fous, hein Le chat ? Tu t’en fous complètement qu’elle soit partie en vacances et que je reste là à m’emmerder comme un rat mort.

Le chat s’étire, une patte, puis l’autre, il jette un regard vague sur l’homme avachi dans le fauteuil près de la fenêtre puis il trottine jusqu’à son écuelle où il chipote deux ou trois croquettes.

Dans le même temps l’homme se lève et rajuste l’élastique de son pantalon, ses tongs claquent sur le carrelage de la cuisine, la porte du frigo fait un petit « plop » en s’ouvrant, la main de l’homme se tend vers une canette de bière et il refait en sens inverse le trajet jusqu’au fauteuil où il se rassied.

Sur le guéridon, il a posé les jumelles. Il les avait portées à ses yeux presque machinalement. Au troisième étage, appartement gauche, comme il s’y attendait, les volets étaient clos.

Il avait alors pensé à la mort; par désespoir ou par rage, il ne savait pas. Le chat non plus ne savait pas.

D’un geste sec, Michaël ouvre la canette sur laquelle se sont formées des gouttelettes de buée, il roule doucement la petite boîte sur sa joue, le contact frais du métal le réconcilie avec la vie et lui procure un plaisir béat.

La fenêtre ouverte sur ce bel après midi de juillet souffle un air humide et chaud, une mouche vibrionne un instant autour de la canette, il trouve le bourdonnement apaisant et il se laisse aller à une douce rêverie.

Tout à coup un bruit de moteur qu’il reconnaîtrait entre mille l’arrache à sa torpeur. Il se penche à la fenêtre. Au cas où...  Mais c’est bien la voiture de Coralie qu’il aperçoit en train de se garer.

La dernière lampée de bière est avalée, la canette vite escamotée dans le bac ad hoc et Michaël se précipite dans le couloir  mais une fraction de seconde plus tard il est de retour près du guéridon.

-       Merde, les jumelles.

Elles aussi sont escamotées, fourrées à la va vite dans le sac de sport qui traîne dans l’entrée.

Dans quelques secondes, Coralie va ouvrir la porte, juste le temps de filer dans la salle de bains et  faire couler la douche.

-       Coucou chéri, c’est moi, claironne Coralie.

De la salle de bains, la voix de Michaël lui parvient assourdie.

-       «Elle a les yeux revolver, elle a le regard qui tue »

Elle sourit avec tendresse, elle sait qu’il va répéter en boucle les deux seules phrases qu’il a retenues de la chanson.

Effectivement la chanson reprend, le rythme plus saccadé laisse supposer un shampouinage énergique.

Tout en fredonnant l’air qui vient de s’imposer à elle, Coralie dépose son sac et s’installe devant son ordinateur puis elle entend successivement s’ouvrir la porte de la salle de bains et celle de la chambre, quelques minutes plus tard, deux bras l’entourent, elle proteste par jeu.

-       Non, tu es encore tout mouillé.

Il fait semblant de s’ébrouer comme un jeune chien et s’assoit en face d’elle.

Elle le regarde avec ferveur, comme au premier jour de leur rencontre. Elle le trouve si beau avec ses cheveux humides tout ébouriffés.

            - Tu viens de courir… ? par cette chaleur …? Pour ton premier jour de vacances, tu fais fort.

Michaël acquiesce.

-                 Etre assis toute la journée à ne rien faire c’est au-dessus de mes forces, je ne sais pas comment tu fais pour supporter de rester plantée devant un écran au bureau et à la maison.

Coralie lève brièvement les yeux de son ordinateur.

-       Mais…c’est un merveilleux outil, une fenêtre ouverte sur le monde.

Michaël ne dit rien, il se lève, il se fumerait bien une petite clope mais il a promis à Coralie d’arrêter. Son regard est irrésistiblement attiré par l’appartement d’en face. 1, 2, 3, troisième à gauche.

Je ne rêve pas, il n’y a pas une heure, les volets étaient fermés….

1, 2, 3. Il recompte. Les volets sont ouverts. Elle est de retour, la belle inconnue, celle qu’il a capturée dans le viseur de ses jumelles.

C’était il y a trois mois, il se sentait las et il avait quitté la banque plus tôt que d’habitude arguant d’un rendez-vous chez une vieille dame qui devait lui signer un contrat-obsèques. Sur le moment, il s’était demandé pourquoi il avait choisi un prétexte aussi bidon, rien que la dénomination le déprimait.

La porte de l’appartement refermée, il s’était empressé de se débarrasser de sa cravate et de son costume, tant pis pour Coralie qui aimait le voir arriver dans ce qu’il appelait, sa « tenue de pingouin ».

Il prévoyait avec délice une petite heure de glandouille avant le retour de Coralie.

Il avait retiré de son sac de sport le vieux jogging qu’il portait pendant les longues heures passées dans les marais à traquer les oiseaux avec ses jumelles. Cette passion d’ornithologue le tenait depuis son enfance. Observer l’eider à duvet, l’oie rieuse ou le héron bihoreau était pour lui un enchantement et les noms à eux seuls une promesse de plaisir. Au fil des ans, il avait acquis un matériel sophistiqué qui lui permettait de voir le plus petit passereau comme s’il était à 30 cm de lui.

Ce soir-là, après avoir revêtu son vieux pantalon, sans trop savoir pourquoi, il avait saisi son matériel d’observation et s’était installé devant sa fenêtre. Il avait  balayé les façades et il s’était dit au passage  qu’un petit ravalement ne serait pas du luxe.

Soudain son attention avait été attirée par la silhouette d’une femme passant devant une des fenêtres du troisième, elle était apparue plusieurs fois dans l’encadrement et cette image subreptice lui avait causé une indicible émotion qui l’avait  transporté plus de vingt ans en arrière.

Il était en vacances chez sa grand-mère, le gros tilleul au milieu de la cour était son lieu d’exploration favori, il était Tarzan attendant Jane, Mowgli avec Bagheera ou tout autre personnage pouvant le faire voyager dans des contrées lointaines.

Juché sur la plus haute branche, il s’était installé confortablement et mordait avec délice dans un Kitkat quand les premières notes de « un, dos, tres, Maria » attirèrent son regard vers une fenêtre grande ouverte. A travers les feuilles, il aperçut sa cousine Julie de cinq ans son aînée qui dansait sur la voix de son idole de l’époque, Ricky Martin. Les yeux fermés, elle ondulait, se déhanchait, perdue en elle même, seule avec la musique .

Michaël était resté à la contempler jusqu’à la fin du morceau mais trop jeune pour s’interroger, il ne s’était pas demandé pourquoi le plaisir qu’il avait ressenti alors était mêlé de gêne.

Les années ont passé, il n’en a jamais parlé à Julie, mais ce souvenir doux amer est resté enfoui dans sa mémoire.

 Il continue de fixer l’immeuble d’en face et comme chaque fois  qu’il se livre à cette occupation qu’il juge coupable, il se répète, « mon pauvre vieux, t’es vraiment trop con, tu arrives à te débarrasser de la cigarette mais tu n’es pas capable  de décrocher de l’image d’une nana que tu ne connais même pas ».

Se fustiger ne sert à rien, il le sait.  Depuis trois mois, la fenêtre ouverte ou fermée l’attire comme un aimant, comme à cet instant où il demeure là, planté dans le sol, les bras le long du corps, il n’ose plus bouger de peur que disparaisse de l’encadrement de la fenêtre d’en face la silhouette  aux contours indistincts.

-       Chéri, qu’est ce que tu fais ?

La voix de Coralie le fait sursauter, il avait oublié sa présence.

-       Euh…rien. Et toi ? bafouille t’il en se retournant vers la jeune femme qui vient de se lever du bureau.

Elle s’approche de lui.

-       Tu guettes les grues cendrées ?

-       Les grues cendrées ? Pourquoi les grues cendrées ?

-       C’est bien ce que tu suivais avec tes jumelles l’autre soir, non ?

Un déclic . Michaël se revoit, il y a une quinzaine de jours, trop perdu dans sa contemplation, il se fait prendre les doigts dans le pot de confiture, et à la question « qu’est-ce que tu observes ? » il

s’ entend répondre piteusement : « un vol de grues cendrées ».

Des grues cendrées à cette époque de l’année !…Pfff !…Heureusement que Coralie n’y connaît rien !…

-       Oui… non…je me disais qu’il fait très doux, on pourrait peut-être se faire un petit restau, qu’en penses-tu ? lui dit-il en la saisissant par les épaules.

Coralie semble hésiter puis  lui répond sur un ton enjoué.

-       Ok, mais à La Charmille, téléphone pour réserver pendant que je me prépare.

Et elle s’éclipse.

Michaël est soulagé, s’il avait dû passer la soirée dans l’appartement, il n’aurait pu s’empêcher de s’approcher de cette maudite fenêtre.

Coralie l’a involontairement sauvé de cette tentation, grâce lui soit rendue !

Il ne lui reste plus qu’à s’acquitter de sa mission : réserver pour ce soir.

Ne boudons pas la technique se dit-il en ouvrant l’ordinateur de Coralie.

Apparaît alors, un plein écran de visages souriants, hommes et femmes, deux « e » qui s’enlacent en forme de cœur, MEETIC , le club de rencontres semble le narguer.

            Coralie songe t-elle à le quitter ? A- t-elle  découvert son étrange attirance pour l’inconnue du troisième ? Michaël a l’impression que ses entrailles se recroquevillent au fond de lui, son pouls s’accélère, il reste immobile, les yeux fixés sur l’écran, il ne sait que faire.

Comme une réponse, il reçoit sur les genoux, une boule de poils ronronnante qu’il se met à caresser. Pendant de longues minutes, il laisse sa main aller sur la fourrure douce et chaude, les battements de son cœur ralentissent, le calme s’installe.

Michaël  recouvre peu à peu ses moyens, tout doucement il referme l’ordinateur et il appelle Coralie.

-       Chérie, tu peux me donner le numéro de téléphone de La Charmille ?

Puis il se lève et  tout en reposant l’animal par terre, il lui dit en souriant.

            - A chacun sa fenêtre, n’est-ce pas le chat ?

 

 

 

                                                                                                FIN