« Moi j’essuie les verres

Au fond du café

J’ai bien trop à faire

Pour pouvoir rêver… »

 

Tout en essuyant, une ultime fois, les trois verres par couvert alignés devant les prestigieuses assiettes, signées F. Legrand, dorées à l’or fin, Fantine chantonne. Elle fredonne toujours la même chanson lorsque, dans un souci de perfection poussé à son paroxysme, elle donne le coup de torchon final à la vaisselle disposée sur la grande table ovale de la salle à manger. Elle ne sait pourquoi la môme Piaf lui donne tant d’énergie. Peut-être parce que sa mère la chantait tout en faisant son ménage ou en piquant sur sa machine à coudre. En vieillissant, elle a de plus en plus tendance à s’identifier à elle.

 Elle chantonne aussi parce qu’elle est particulièrement heureuse d’être là, ce soir. Heureuse que Monsieur Jacques fasse toujours appel à ses talents de cuisinière lorsqu’il donne un dîner. Monsieur Jacques, ainsi qu’elle le nomme dans le souci de manifester admiration et respect au chirurgien qu’il est devenu, elle l’a vu grandir, dans cette même gentilhommière, située aux environs de Vivonne, dont il a hérité de ses parents, il y a trois ans maintenant. Là où elle a passé une partie de sa vie au service de la famille De La Rocquerie.

Avant de regagner la cuisine, elle prend du recul, contemple l’ensemble de la pièce pour s’assurer que tout est à sa juste place. Monsieur Jacques ne va pas tarder à arriver. Les jours où il reçoit le soir, il n’opère pas et termine ses consultations plus tôt. C’est qu’il est attentif à tout ! Aucun détail ne lui échappe : la plus petite trace de calcaire sur le cristal d’un verre, le moindre faux pli à la nappe et un rictus de contrariété apparait au coin de ses lèvres.

La porte d’entrée claque. Fantine se hâte vers la cuisine afin de s’assurer que les cailles farcies au foie gras mijotent tout doucement sur leur lit de cèpes. Monsieur Jacques ne va pas manquer, dans un instant, de venir soulever le couvercle de la lourde marmite en fonte. Fantine est passée maîtresse en l’art d’interpréter le frémissement des narines du maître de maison. Si elles palpitent légèrement, c’est que les effluves dégagées lui sont agréables, Par contre,  les narines qui demeurent pincées sont de très mauvais augures et annoncent qu’il est urgent de rectifier la sauce.

Jacques passe de la large entrée, dallée de pierres patinées par les ans, au salon moquetté de vert. Il repousse un guéridon, redresse les coussins des canapés et fauteuils qu’il juge un peu avachis. Il est vrai qu’ils ont été trop souvent soumis à  dure épreuve, par les trois enfants, lors des nombreuses édifications de cabanes sous le regard évidemment attendri de leur mère toujours trop permissive. Il inspecte à présent le chariot des verres : coupes pour les amateurs de champagne, lourds verres en cristal de Baccarat pour les inconditionnels du whisky, seau à glace en argent en attente de son incontournable bouteille de dom Pérignon.

Il se rend ensuite dans la salle à manger afin de vérifier l’ordonnance des couverts, l’éclat de l’argenterie. Le bouquet, trônant au centre de la table, lui semble réalisé sans goût, sans imagination. Les fleurs certes sont fraîches mais ont été achetées à la va vite par une maîtresse de maison désinvolte. Dommage, maugrée-t-il, c’est justement sur ce genre de détails que l’on juge du raffinement d’une table !

Nicole, qui devrait d’ailleurs être là à s’affairer, a décidément beaucoup à apprendre dans les arts de la table. Mais apprendra-t-elle un jour ? Il est permis d’en douter tant il est manifeste qu’elle n’éprouve aucun désir de s’améliorer. A part ses enfants, ses élèves, ses bouquins, ses sorties culturelles, rien ne l’intéresse. Elle se refuse toujours à admettre que le statut de chirurgien spécialisé, en esthétique de surcroît,  entraîne des obligations sociales, qu’il y a un rang à tenir, que le développement de l’activité ne dépend pas seulement de la réussite des liftings ou du modelage des seins mais, tout autant, de la qualité des relations entretenues avec les confrères.

Jacques, une fois de plus, se dit que sa mère avait bien pressenti le problème dès le début de leur mariage. C’est pourquoi elle lui avait recommandé de faire appel à Fantine pour leurs réceptions à venir. Une chance, qu’en dépit de son âge, la brave femme accepte encore la charge d’un dîner. Un subtil parfum de cèpes le distrait de ses pensées et l’attire irrésistiblement à la cuisine, au moment où la préposée aux fourneaux, les joues rougies par la tension des derniers préparatifs, dresse les queues d’écrevisses, les pelures de cerfeuil et de truffes sur le suprême d’écrevisses au champagne.

-       Une fois de plus, nous abusons de toi, ma bonne Fantine, lui dit Jacques en l’embrassant, ce qui a pour effet d’accentuer le cramoisi des joues de la vieille femme au doux sourire de matriochka.

-       C’est toujours un bonheur pour moi de vous être encore un peu utile. Et puis, cette maison a été, pendant si longtemps,  un peu mienne que je m’y sens bien, d’autant plus que votre dame me laisse tout à fait carte blanche.

-       Je suis en effet persuadé que ma femme ne cherchera jamais à te disputer le territoire de la cuisine.

-       Elle a tant à faire avec son métier et les enfants !

 

Tout en parlant, Jacques ouvre le réfrigérateur américain, s’extasie sur la magnifique charlotte aux fraises avant de s’inquiéter de ne pas y trouver les petits fours salés commandés chez le traiteur.

-       Ta charlotte est somptueuse, Fantine. Par contre, dis-moi, où sont les petits fours ?

-       Les petits fours ? Madame m’a dit que vous deviez passer les prendre en sortant de la clinique.

-       Non de D…Excuse-moi, Fantine, mais là, c’est trop ! Il a toujours été convenu que ma femme s’en chargerait en sortant du collège. Ce n’est pas possible ! Elle ne pense vraiment à rien. Mets préchauffer le four, je file les chercher avant que la boutique ne ferme.

Sans prendre le temps d’enfiler son manteau, Jacques se précipite dans sa voiture au moment où Nicole parvient enfin à quitter la chambre des enfants après l’incontournable histoire et une ultime bise, moment privilégié auquel ni eux, ni elle, ne sauraient se soustraire. Nicole déteste ces soirs où les minutes passées en leur compagnie lui sont comptées, où il lui faut immanquablement les bousculer pour parvenir à les baigner, les faire dîner, les coucher avant l’arrivée des invités.

 Les invités ! Rien qu’à penser à eux, le courage lui manque. Quel est  l’intérêt d’une telle soirée ? Aucun, sinon pour ces messieurs, le plaisir de parler d’eux, de se faire valoir ; pour ces dames, celui d’exhiber la dernière petite robe achetée pour l’occasion, les malheureuses « n’ont vraiment plus rien à se mettre » ; pour tous, celui d’évoquer leurs nombreux voyages réalisés dans le cadre de congrès indispensables aux progrès de la médecine donc aux bons soins de leurs malades. De ces voyages, aux quatre coins de la planète, ils ne reviennent le plus souvent qu’avec des souvenirs banaux, des jugements stéréotypés.

 Nicole en baille d’ennui par avance d’autant plus, qu’aujourd’hui, elle se sent profondément lasse et démoralisée en dépit de la double dose de Xanax qu’elle s’est administrée en rentrant. La semaine a été fort éprouvante. Il lui a fallu jongler entre les interminables réunions parents-professeurs, les gastros des enfants, les courses pour ce repas prévu de longue date et que Jacques n’aurait, en aucun cas,  accepté de reporter. A présent, il ne lui reste que quelques minutes pour choisir une tenue dans sa garde-robe.

Les recommandations de Jacques lui reviennent en mémoire : « chic mais pas trop guindée ; de bon goût mais pas d’esbroufe ». Son choix s’arrête, une fois de plus, sur l’association pantalon noir tunique, ses robes délaissées depuis longtemps encombrent inutilement la penderie. Un passage éclair devant le miroir ne lui donne pas le temps d’effacer les cernes de ses yeux, ni de camoufler la grisaille de son teint, juste celui de discipliner quelques épis rebelles avant de descendre rejoindre Fantine. Fantine qui, ce soir encore,  joue le rôle que son mari lui reproche d’être incapable d’endosser.

-       Vous avez vu mon mari, Fantine ?

-       Oui, bien sûr, Madame, il vient de repartir en urgence chercher les petits fours.

-       Comment ça les petits fours ? Il les avait oubliés ?

-       Il m’a dit que vous deviez vous en charger.

-       Évidemment, tout va être de ma faute, comme toujours !

 

A l’idée d’essuyer les reproches de son époux puis d’affronter les minauderies de ces dames et la bienveillante suffisance des messieurs face à la petite prof de collège qu’elle est, Nicole perd ses dernières onces d’énergie. Elle se dirige vers le réfrigérateur, s’empare d’une bouteille de vieux pineau rouge, s’en sert un plein verre qu’elle avale d’un seul trait sous le regard stupéfait de Fantine.

-       Mais vous allez vous rendre malade !

-       Eh bien tant mieux ! Quand on est malade, on a enfin le droit de se reposer. Xanax plus pineau égal dodo. C’est ma nouvelle devise.

 

A l’instant où Nicole s’apprête à quitter la cuisine, Jacques arrive les bras chargés d’un énorme carton de petits fours. Il la bouscule presque dans l’embrasure de la porte.

-       Il était temps, la boutique fermait lorsque je suis arrivé. Nous aurions eu l’air de quoi, dis-moi, sans les petits fours ? Tu n’avais que ça à penser et tu…

La phrase de Jacques est interrompue par l’énorme fou rire qui secoue le corps tout entier de Nicole. Toute titubante, elle va s’échouer sur une chaise dans le coin repas de la cuisine. Le fou rire fait très vite place à une salve de hoquets et de sanglots convulsifs au moment où le carillon de l’entrée retentit.

Fantine, conduis la vite dans la chambre avant que je n’ouvre la porte !

Furieux, plus qu’inquiet, Jacques regarde sa femme s’éloigner en titubant et, tout en accueillant le premier couple, cherche mentalement de quelle subite atteinte virale sa dinde de femme est censée être la victime.

 

 

 

Renée-Claude (Avanton février 2015)

Construire deux personnages complémentaires.

Ecrire une scène où apparaîtront deux personnages complémentaires, expression d’une complicité et (ou) d’une opposition.

Le narrateur est observateur, il voit, entend ces deux personnages, il observe, anticipe, imagine…leur complémentarité (complicité ou (et) opposition)