Soudain, il pleut. Pas de ces pluies fines glorieusement baptisées crachin qui agrémentent le quotidien breton, et finissent par vous mouiller sans en avoir l'air. Pas de ces draches qui vous trempent comme une soupe dont on comprend que les Belges aient fait une spécialité nationale, bien chaude, par contraste. Mais une averse soudaine, giboulée hors saison, vous n'aviez prévu ni parapluie ni imperméable, cinq minutes plus tôt vous n'y auriez pas pensé, et là le trottoir regorge, les caniveaux ne fournissent plus ; une voiture malencontreusement engagée dans la rue barrée à cent mètres ralentit, sans repères ; un groupe de passants se réfugie dans l'entrée de l'immeuble d'en face. La vitrine de l'agence dégouline, on se croirait le soir, éclairage en moins ; Constance se laisse envahir par le phénomène climatique qui embrume sa pensée et l'éloigne de réaliser ce qu'elle vient d'entendre. Une sonnerie de téléphone, brutale, l'oblige à se lever, elle en profite pour allumer la lampe de son bureau.

 

-      Allo, oui, oui, c'est moi, oh François… C'est gentil à toi d'appeler pour me remercier, il ne fallait pas te donner cette peine… Ah, ma conversation d'hier t'a rappelé des choses…  Désolée, j'ai des clientes, je ne vais pas pouvoir parler longtemps… D'accord, retrouvons-nous pour déjeuner... À tout à l'heure.

 

Définitivement sortie de son état atonique, elle observe ses deux clientes en allumant les appliques latérales qui redonnent aussitôt à la pièce une ambiance plus chaleureuse. De plus en plus jumelles dans leur apparence, elles se sont fondues dans leurs fauteuils, on les dirait avachies si elles ne conservaient un maintien de distinction. Elles n'ont pas dit un mot depuis que leur conversation a été interrompue par cette pluie violente dont elles ne cessent de fixer les ravages au dehors, elles ont juste un peu pâli, difficile de secourir la misère du monde quand une giboulée vous atterre.

 

-      Je vous prépare une autre boisson chaude ? Puisque les plombs n'ont pas sauté.

-      Oh, oui, je veux bien, vous auriez du thé, s'il vous plait ?

-      Oui, moi aussi, du thé…

-      Sans problème, du thé pour tout le monde. Une minute, le temps que l'eau chauffe.

 

Pendant qu'elle prépare un plateau avec tout le nécessaire, elles bavardent à voix basse, une agitation latente transparait derrière les mots étouffés.

 

-      Excusez-moi, Madame, je ne voudrais pas être impolie, mais c'est bizarre comme vous avez sursauté quand j'ai dit mon nom…

-      Comment ?... Ah oui, c'était avant la giboulée…

-      Comme si mon nom vous disait quelque chose…

-      Oui, comme si son nom vous disait quelque chose… Elle ne voulait pas me croire, pas vous le dire, mais sursauter ainsi pour un nom, c'est rare…

-      Huguette Thiers, oui, votre nom me dit quelque chose, mais c'est surement un homonyme.

-      Jamais entendu dire que j'avais une homonyme, peut-être que nous nous sommes déjà rencontrées, je ne suis pas physionomiste mais je me souviens des noms, question de métier… Si vous me dites le vôtre, peut-être que quelque chose me reviendra.

-      Constance Ligner, mais c'est mon nom de jeune fille, si vous m'aviez connue, ce serait plutôt sous le nom de mon premier mari, Rousseau. Vous êtes bien originaire d'Orléans ?

-      Oui, et j'en suis partie depuis longtemps, heureusement. Rousseau, Rousseau, c'étaient des voisins de mes parents… Vous vous êtes mariée il y a combien de temps ?

-      Vingt-cinq ans…

-      Alors peu de chance que nous nous soyons vues. J'avais déserté, mes passages étaient rares et brefs, certains souvenirs sont lourds à porter. La preuve, quarante-cinq ans après, ils me rattrapent. Encore ce matin dans le journal…

-      Oui, c'est ce que j'ai lu… Ça m'a ramenée à Orléans… Et je me suis fait du cinéma…

-      D'où le sursaut quand vous avez entendu mon nom. Bon, affaire classée, je n'en parle jamais. Si nous revenions à notre projet de voyage.

-      Vous avez raison, venez à mon bureau, je vais vous chiffrer quelques propositions, maintenant que me voici rassurée, et vous aussi…

 

Elles se sont ragaillardies, pas de doute, plus rien à voir avec les silhouettes furtives d'avant la tempête. Certains organismes trouveront un effet vivifiant dans la pluie, puisant dans le déchainement des éléments une énergie trop rare en temps normal. Constance s'est plongée dans son écran, leurs yeux avides la prient de leur trouver ce qui leur conviendrait, ce qu'elles cherchent, sans savoir vraiment quoi. Pour aller dans une agence de voyages il faut, de nos jours, de vraies raisons. Le concurrent internet, plébiscité désormais à tous les âges pour sa facilité et son apparente confidentialité, ne laisse plus aux professionnels qui ont pignon sur rue qu'une petite niche, un créneau qu'il faut savoir occuper et justifier par des qualités humaines particulières. De ce qu'elle a appris dans ses études, un peu lointaines maintenant, ce sont certes ce que l'on qualifierait d'humanités qui lui sert le plus, pas seulement ses bases de psycho et de socio, mais tous ces domaines culturels pourtant jugés un peu futiles par Philippe, son ex, fonctionnaire zélé plus attentif au devoir accompli et à la régularité de son salaire qu'aux relations humaines. Cette divergence de vues, accentuée avec les années, avait pesé dans leur séparation. Elle prospectait déjà pour changer de métier, en trouver un qui lui permette des contacts et de la diversité, qui la sorte de son bureau gris où elle avait l'impression d'être une comptable, elle pour qui les chiffres avaient toujours été secondaires, au service de... Même si elle n'est malgré tout pas devenue totalement indépendante –   l'agence dont elle s'occupe appartient à un groupe, elle a toujours des horaires et des tâches administratives, mais aussi des objectifs, des comptes à rendre, des défis – elle peut mettre du jeu dans un destin un peu moins tracé d'avance. Et sa rencontre avec Paul, économiste qui brille dans les affaires, l'a confortée dans ce choix d'une vie laissant un petit peu plus de place au risque. À moins que leur rencontre n'ait rien dû au hasard.

 

Les envoyer au Maroc, par prudence, vu ce qu'elles avaient dit vouloir, le sud de la Méditerranée… Difficile de proposer l'Égypte, l'Algérie ou la Libye en ce moment, surtout à des femmes, même si elles étaient moins craintives. Le Maroc, pas très original, mais il y a de la ressource ; des séjours équitables, elle en a vu passer, elle devrait remettre la main dessus. Comment leur faire comprendre sans les brusquer que leur idée de bénévolat, c'est bien, mais pas tout de suite, d'abord voyager un peu, connaitre les contextes, sinon elles risquent de faire plus de mal que de bien, aux autres et à elles-mêmes. L'idée les séduit, à première vue, le Maroc, pourquoi pas, qu'est-ce que tu en dis, toi, il faudrait qu'on se renseigne plus sur le pays, ce qu'on en sait, c'est surement pas la réalité, le Maroc, oui, peut-être, mais ça dépend des conditions, pas dans un de ces voyages organisés comme on voit dans les émissions, vous avez autre chose, peut-être, de moins…, de plus… La brochure sur laquelle elles se penchent, finalement retrouvée et imprimée, fait sérieux, différentes options sont proposées, une découverte des grands lieux touristiques, évidemment, mais aussi un séjour méditation, bien pour se ressourcer, mais ce n'est peut-être pas vraiment ce qu'elles cherchent ; celui-ci nous irait mieux, qu'en dis-tu, une semaine dans un village du désert, pour savoir si nous pourrions nous investir dans une action avec ces populations. Ou s'il vaut mieux aller voir ailleurs. Elles sont conquises, leurs yeux pétillent, oubliées la pluie et leurs hésitations de tout à l'heure. Il faut quand même voir le budget, nous sommes prêtes à faire des efforts si ça nous plait, c'est sur, mais nous ne pouvons quand même pas nous permettre un budget au-dessus de nos moyens. Constance leur propose de chiffrer les différentes options proposées, en fonction de la période. Elle leur imprime le document, elles n'auront qu'à regarder tranquillement, le mieux est de prendre rendez-vous dans quelques jours, en milieu de semaine prochaine, disons mercredi si cela vous convient, parfait.

 

-      Eh bien, Mesdames, je suis vraiment ravie d'avoir pu vous proposer quelque chose qui vous convienne.

-      Et nous, donc…

-      Et ravie de vous avoir rencontrées… Madame Thiers, souvenez-vous, si la mémoire vous revient, pensez à moi, je serai ravie de vous écouter.

-      Oh, vous exagérez !

-      Je plaisante, bien entendu. Au revoir, Mesdames, à mercredi, disons onze heures, c'est bon pour vous ?

-      D'accord, mercredi onze heures.

-      À mercredi… merci de nous avoir conseillées avec autant de patience…

 

La pluie s'en va, le soleil brutalement ressuscité d'entre les trombes d'eau d'une violence bien rare en cette région mouille l'atmosphère d'une lumière haute et vibrante. Réchauffement, dérèglement, bouleversement climatique, les titres grandiloquents ne vont pas manquer dans les journaux locaux. En attendant, il est plus facile de traverser la rue. Les deux clientes sont déjà sur l'autre trottoir, surveillant où elles mettent les pieds, un œil avisé les trouverait néanmoins plus assurées qu'une heure plus tôt. Elles regardent du côté de l'immeuble dont sortent des voix fortes, peut-être des dégâts des eaux auxquels il faut remédier vite, ou une simple dispute… Elles continuent vers la station de bus, les horaires clignotent, déréglés par l'humidité.

 

 

-      Oh, désolé, je suis en retard, pas moyen de m'échapper plus tôt…

 

Constance, installée à une des tables près de la vitre, sursaute. Depuis combien de temps est-elle là, à dévisager les passants sans les voir, perdue dans un kaléidoscope de gouttelettes et d'étoiles ? Le bistrot où elle avait proposé qu'ils se retrouvent est vraiment tout près de l'agence, elle y va de temps de temps quand elle ne se contente pas d'une boite plastique apportée de la maison, ce qui lui permet de faire quelques courses à l'heure de la pause-déjeuner. François s'assied en face d'elle, balayant au passage, par mégarde, la carte qui atterrit au sol. Elle éclate de rire quand elle le voit se contorsionner pour la récupérer.

 

-      D'habitude, c'est à moi que ça arrive… Ce serait bien que nous commandions tout de suite, je vois qu'il y a du monde, et je dois tenir l'horaire.

-      D'accord, et je pourrai alors faire tomber la carte sans craindre le pire.

 

Il entretient la bonne humeur en lui résumant sa matinée, le gros client qu'il devait rencontrer et lui a envoyé son homme de main, un insignifiant qui ne comprend pas les enjeux du dossier ; la responsable des relations humaines qui semble lui vouer un culte particulier et profite de la moindre occasion pour lui rappeler une amitié dont il se passerait bien. Il éclate de rire, encore plus fort qu'elle tout à l'heure : dans un geste peu mesuré Constance vient de balayer son verre, vide heureusement, avec la carte ; le verre a la bonté de limiter les dégâts en s'arrêtant sur la table, la carte atterrit une nouvelle fois au sol, François se penche à nouveau pour la ramasser. Leurs plats arrivent, le serveur redresse le verre, remet un peu d'ordre sur la table, et récupère la carte en souriant, jamais deux sans trois, mieux vaut arrêter les frais.

 

-      Bon, ne me dis pas que tu m'as proposé ce déjeuner pour me raconter tes histoires de bureau…

-      Non, non, bien sûr. C'est par rapport à ce dont tu as parlé hier, ces histoires religieuses…

-      C'est bien ce que je me disais, j'aurais mieux fait de me taire, avec toutes ces fariboles…

-      Fariboles, eh bien, voilà qui ne se dit plus guère !

-      C'est pourtant le mot qui me vient pour ce que j'ai raconté hier soir.

-      Non, ce n'est pas ce qui m'intéresse. C'est autre chose… que Paul a juste esquissé… il me dit qu'il n'y connait pas grand chose… que tu l'as emmené à un enterrement qui l'a surpris… que tu lui en parles peu…

-      Oh, c'est mon enfance, c'est bien loin, j'ai fait une croix dessus depuis longtemps, je préfère oublier…

-      Une croix dessus… cette histoire de croix géante, je n'en avais pas entendu parler, j'aimerais bien creuser… mais c'est plutôt le reste qui m'a interpelé… ces rites… avant de faire HEC, j'ai fait histoire en fac, j'avais commencé des recherches, je suis allé me promener il y a quelque temps, histoire de renouer avec mes vieux démons…