Elle attend, seule à la table du restaurant, après ces jours bien chargés, elle rentrerait bien dormir, maintenant. François est parti payer à la caisse, il a tellement insisté pour les inviter, sous prétexte qu'ils vont l'héberger cette nuit, Paul a suivi, direction le sous-sol. Durant le diner, elle a réussi à ne pas reparler de sa fin de journée, histoire de ne pas réactiver la séquence souvenirs : "Oui, je suis sûr que ça me dit quelque chose…". Elle a réussi à se fondre dans la conversation banale autour des différentes options économiques possibles, puis s'est tue vers le milieu du repas et les a laissé parler tous les deux, entre collègues, entre hommes… Mais là, à attendre (quelle idée aussi de faire payer à la caisse dans ce restaurant), d'autres souvenirs remontent, elle va puiser si loin, cette histoire éculée de secte à quat' sous. La petite fille qu'elle n'a cessé d'être dans son regard intime l'emporte dans son sillage. Si François ne revient pas vite de payer, et Paul des toilettes, ils devront la porter jusqu'à la voiture, comme un enfant qui s'endort au restaurant…

 

            Ça sent bon… Odeurs de poussière, de bois ciré, de grande toilette… Ça sent bizarre mais ça sent bon, ça sent l'habitude, le dimanche, les vieilles tantes en chapeau qu'il va falloir embrasser à la sortie sans les reconnaitre, les vieux tontons qui garderont leurs relents de tabac pour eux plutôt que de les partager avec leurs nièces gênées de ne voir fixées clairement les limites de la décence. Odeurs de cierges, tenaces, atténuées par la distance et pourtant persistantes. La chance aujourd'hui, c'est un dimanche important, Pâques ? Pentecôte ? Le bas est plein, il a fallu aller à la tribune, au premier rang, ma place préférée, cette position de surplomb, pour voir, entendre, mais surtout chanter. Cantiques en latin, à l'unisson de voix pas plus justes que la mienne, embrouillaminis que personne ne comprend. Oubli de soi dans l'inintelligible, la fusion communautaire au-delà des mots, les ruraux sont des taiseux. Jouissance de l'incompréhensible, du partage de mots qui n'en sont pas, ou pas pour eux. Méfiance de mots qui  masqueraient l'ineffable.

 

 

            Des effluves de café et des timbres de voix graves la tirent des limbes, bribes d'une conversation animée qu'elle ne saisit pas et qui se met en pause quand elle ouvre la porte du couloir. La cuisine est bien trop éclairée, elle a toujours du mal avec la lumière forte le matin.

-       Tiens, c’est toi… Réveillée ? Du café ? Il est tout chaud…

-       Bonjour Constance, comment allez-vous ce matin ? Bien dormi ?

-       Bonjour… Du café, oui, en urgence… Dormi, oui, comme une masse… Me souviens de rien… Mais, François, on ne se tutoyait pas hier soir ?

-       D'accord, d'accord, mon éducation bourgeoise a repris le dessus…

 

Elle tient sa tasse haute à pleines mains, le café chauffe ses mains autant qu'il lui brule l'estomac.

-       Pas de cauchemar, alors, cette nuit ? Je ne t'ai pas entendue, en tout cas…

-       Cauchemar non, un rêve, récurrent, persistant, que j'ai du mal à cerner, ça reviendra peut-être avec le café…

-       Et que tu pourrais bien avoir commencé au restaurant, hier soir, tu te rappelles ? Il a fallu te réveiller pour te ramener, et juste arrivée tu as plongé sous les draps.

-       C'est pour ça que j'ai cette tête, même pas démaquillée… De quoi vous parliez, au fait, avant que j'entre ?

-       Rien de spécial, le boulot !

 

Assez réveillée maintenant pour percevoir des détails qui lui auraient échappé un peu plus tôt, elle les observe. Des regards furtifs à sa question, de la spontanéité à lui répondre une banalité, bizarre mais elle laisse filer, pas envie de se prendre la tête si tôt. Si c'est important, elle le saura bien assez vite.

 

-       Tu as vu ce truc, dans le journal, encore ?

-       Comment j'aurais déjà vu le journal ? Quel truc ?

-       Un avis de recherche, cette vieille rumeur qu'ils ressortent, va savoir pourquoi...

 

D'hier à aujourd'hui

 

ORLÉANS – 5 juin 1969

Disparition d'une jeune fille dans un magasin de prêt-à-porter.

La jeune Huguette Thiers, 18 ans, 1,65m, cheveux blonds longs, visage allongé, robe rouge, veste bleu marine, souliers plats, entrée dans un magasin de prêt-à-porter de la rue de Bourgogne, n'en a pas été vu ressortir. On soupçonne d'autres enlèvements similaires de femmes. Adresser toute information susceptible d'aider la police qui transmettra à la famille.

-       Ah oui, quand même… Je suppose qu'il y a quelque chose autour…

-       Apparemment, mais là, franchement, je laisse tomber. Si tu as le temps de lire, surtout ne te prive pas, tu me raconteras…

-       Cette rue de Bourgogne, je la connais depuis longtemps. Philippe avait une tante qui y habitait, pas du côté des Galeries Lafayette, de l'autre côté, la rue est longue. Elle me parlait régulièrement de ces histoires qui ont bouleversé la ville. Je croyais vraiment que c'était enterré, il faut croire que non… qu’ils prennent plaisir à replonger dans ce passé. C’est sinistre. Quand même, cette Huguette Thiers, je voudrais bien savoir ce qu'elle est devenue. J’aurais pu la connaitre, peut-être est-ce que je l’ai rencontrée, fréquentée, presque connue sans le savoir. J’aimerais bien avoir le nom du magasin, il n’existe probablement plus...

-       Écoute, lis l'article… Je vois que tu as l'air moins pressée que nous, il faut qu’on se sauve, François, je t’explique en route.

-       Au revoir Constance, vraiment je suis ravi de notre rencontre !

-       Le plaisir est partagé, François, à bientôt j'espère ! Paul, tu te souviens que nous sortons ce soir ?

-       Ah oui, c’est vrai, je fais le maximum… Bonne journée.

 

Dossier fourni. Cette rumeur d'Orléans lui était sortie de la tête, elle était encore jeune à l'époque, plus jeune que cette Huguette Thiers. Elle avait dû en entendre parler plus tard, peut-être par la famille de Philippe, son ex, une affaire de cette envergure avait forcément laissé des échardes profondes dans l'imaginaire de la ville. D'après l'article, la bourgeoisie locale n'avait pas vraiment apprécié les analyses qui avaient suivi ce délire collectif, pas vraiment apprécié l'obscur antisémitisme dont elle était taxée, un sociologue, Edgar Morin, en avait même fait un livre, là, vraiment, c'était trop. Un nom courant, Thiers, dans cette région. Elle en avait connu, des Thiers, voisins de ses beaux-parents. Elle aurait du mal, maintenant, à leur demander des renseignements, même si elle était restée globalement en bons termes avec la famille. Mais de là à aller se renseigner sur leurs voisins ! Ils avaient bien des enfants, au moins une fille, peut-être plusieurs ; l'une d'elle s'appelait peut-être Huguette, si elle y réfléchissait bien… Elle pouvait avoir changé de nom, s'être mariée… mais Huguette, pour une femme née au début des années cinquante, ce n'est pas si courant, ce prénom l'aura alertée, il sera resté dans un coin de sa mémoire… elle aura côtoyé la "disparue" sans le savoir, une vieille histoire, effacée, ou presque, dont on parle par derrière… et elle, la pièce rapportée, était bien la dernière à qui on allait la raconter… elle aura entendu le prénom, des murmures feutrés de bout de couloir… la maison bourgeoise de ses beaux-parents en regorgeait, de couloirs, comme celle des Thiers… elle y était allée une fois, quand un des enfants était né, présentations d'usage… c'était avant que la naphtaline de ces conventions lui explose au nez, non qu'elles aient provoqué la faillite de son couple, les motifs étaient autres, mais dire qu'elle les avait regrettées serait exagéré !!! Et puis, des conventions, elle en avait assez soupé pendant son enfance… Qu'avait-elle eu besoin, à peine écartée son éducation religieuse,  d'aller se fourrer dans cet imbroglio ? À croire qu'elle ne pouvait pas s'en passer !

 

Bon, le petit-déjeuner avait assez duré, elle n'allait pas passer sa journée avec Huguette Thiers. Ou alors, elle n'aurait qu'à faire des recherches sur internet au bureau. Si elle n'avait pas changé de nom, si les Thiers habitaient toujours rue de Bourgogne, si, si, si… Ouahhh, il allait falloir faire vite, en espérant que les clients ne seraient pas trop matinaux !

 

 

L'agence est calme depuis son arrivée, à l'évidence son léger retard n'a pas eu de conséquences, même la circulation semble engourdie. Un bus s'arrête, sans bruit, ces nouveaux moteurs hybrides probablement, deux voyageurs en descendent, leurs mouvements ouatés les dirigent vers l'autre trottoir, la femme allait glisser, les semelles trop lisses et les talons biseautés n'aiment pas pavages humides, l'homme la retient, de justesse, êtres irréels à la lisière… Elle entre dans l'immeuble en face, le visage serein et joyeux de celle qui l'a échappé belle, ses talons claquant sur le sol de l'entrée contrastent avec l'atmosphère cotonneuse, son compagnon a continué son chemin jusque chez la fleuriste du coin de la rue, quelques roses et elle aurait oublié sa glissade. À moins que ce ne soit pour offrir, ce couple doit être en visite. Constance connait bien cet immeuble, qu'elle couve attentivement chaque jour depuis qu'elle travaille là, les allées et venues, les habitants qu'elle finit par reconnaitre, par saluer pour les plus amènes. Voilà le vieux monsieur du cinquième, fidèle à ses habitudes, une sortie dans la matinée, pour quelques courses, une autre l'après-midi avec son épouse, petite souris fragile aux pas lents et comptés. Son chapeau soulevé par le vent découvre un visage inquiet, son regard se perdant jusqu'à la vitrine de l'agence, comme vide et transparente, il ne salue pas Constance comme à son habitude, ne semble pas la voir, il faudrait qu'elle s'informe, des soucis de santé peut-être, à leur âge… Deux femmes, la soixantaine, longent l'immeuble, s'arrêtent devant les plaques, le numéro, hésitent, puis regardent en face, se seraient-elles trompées de trottoir ? Des clientes en perspective ? Pas sûr. Elle peut reprendre ses classements en souffrance, ses grilles d'objectifs, ses supports de communication. Et s'il lui reste un peu de temps elle ira surfer sur internet, entre les recherches de ses gamins de la bibliothèque et son "inconnue" du journal, elle a de quoi faire.

 

-       Bonjour Madame… Excusez-nous… Vous avez du travail… Nous ne voulions pas vous déranger…

-       Oh, non, pas vous déranger…

 

Deux silhouettes sont plantées dans l'entrée, obscurcies par le contrejour. Entrées en silence. Constance frémit en les découvrant. Elle aurait dû les saluer immédiatement, n'en fait rien, elle risque de s'éloigner de ce ton enjoué dont ne se départissent jamais les bons professionnels, et qu'elle perd dès que la situation devient critique. Ou qu'elle se croit prise en défaut. Comment ont-elles pu entrer sans qu'elle les entende ? Si la porte brille, ce n'est pas par son insonorisation. Et comment ont-elles pu traverser la rue si vite, c'étaient bien elles qui scrutaient l'immeuble d'en face il y a un instant. Il faut pourtant bien qu'elle leur réponde, sinon elles vont rester plantées un moment. Deux femmes plutôt petites, même pour leur génération, la soixantaine, peut-être plus, toutes les deux habillées d'un pantalon de toile foncé et d'une parka, aux pieds des souliers confortables à la semelle moulée, les mêmes cheveux courts, grisonnants pour l'une, châtain pour l'autre qui doit plus surveiller son apparence, soin discret confirmé par le foulard aux tons doux glissant négligemment de son cou. Elles fixent le sol devant elles, comme pour tenter de refermer la brèche ouverte par leur entrée importune dans un ordre aussi immuable que la numérotation de la rue qui les a fait ouvrir cette porte.

 

-       Bonjour Mesdames, désolée, j'avais le nez dans mon dossier. Avancez, je vous prie…

-       Heum…

-       Je suis ravie de vous accueillir dans notre agence. Que puis-je pour vous ?

-       Heum…

 

Décidément, elle fait tout de travers. Contraire à toute déontologie. Elle voudrait les faire fuir qu'elle ne s'y prendrait pas autrement. Ce ton hautain, faussement aimable…

 

-       Allons plutôt nous assoir ici. Vous prendrez bien quelque chose, un café, un thé…

-       Oh, un verre d'eau, s'il vous plait, juste un peu d'eau, j'ai la gorge sèche.

-       Et vous, madame ? Un jus de fruit, un verre d'eau ?

-       Heu… je prendrais bien un café, sans vous déranger…

-       Rien de plus facile. Une minute. Installez-vous dans les fauteuils, j'arrive.

 

Elles avaient eu du mal à entrer, pas l'habitude. Elles n'étaient jamais beaucoup parties, la vie, le travail, mais maintenant, avec la retraite, elles se disent que c'est le moment. Le soulèvement des printemps arabes les a émues, elles veulent découvrir, voir si elles peuvent aider, elles aimeraient bien la Tunisie, l'Égypte peut-être, mais ça leur fait un peu peur, elles voudraient savoir si l'agence organise des voyages équitables, elles en ont entendu parler sans savoir exactement ce que c'est. Elles aimeraient voyager, c'est vrai, mais pas pour rien, pas seulement pour visiter, il faudrait qu'il y ait un but, qu'elles puissent servir à quelque chose, toute leur vie elles ont été au service des autres, dans l'administration, maintenant elles voudraient continuer, autrement, pour ne pas avoir l'impression que leur argent s'envole, après l'avoir économisé mois par mois. Peut-être que ce n'est pas une bonne idée, les pays arabes, elles ne savent pas bien. Elles ont lu des choses sur des associations qui cherchent des bénévoles pour des pays d'Afrique noire, mais ça leur fait encore plus peur, c'est tellement différent.

Constance ne peut plus les arrêter. Si elle avait pu se douter, après leur entrée furtive, que ce serait si facile. Elles parlent de concert, quand l'une s'arrête l'autre continue la phrase sans pause, un seul flot de discours longuement prémédité. Dire qu'elles lui avaient presque fait peur à leur arrivée ! Elle sourit maintenant sans arrière-pensée, au diable le professionnalisme.

 

-       Nous allons vous ouvrir un dossier, dans lequel nous classerons les différentes propositions, ce sera plus facile ensuite. Pouvez-vous me donner vos noms, s'il vous plait, pour le dossier ?

-       Janine Thibault.

-       Merci Madame Thibault, et vous, madame…

-       Huguette Thiers.