Il y a vingt ans, je rentrais du lycée par l'avenue du 6 juin quand mon regard fut attiré par une affichette qui ornait nombre de vitrines. A la boulangerie où j'achetais mon pain, j'eus le loisir de la considérer avec plus d'attention. Il y avait une photo d'une jeune femme de mon âge, quarante ans environ, souriante, très jolie, accompagnée d'un autre cliché plus petit, d'une fillette de 6 à 9 ans. En grosses lettre rouges, on lisait : AIDEZ LA ! En faisant la queue, j'ai déchiffré le reste, intriguée.

 

            « Cette jeune femme a été retrouvée en état de choc ce 27 septembre 1995 vers 21h30 sur les rives de l'Orne. Elle était vêtue d'une robe à imprimés rouges et blancs, d'escarpins rouges et d'un trench bleu marine. La pochette qu'elle serrait contre elle ne contenait que les deux           photos ci-jointes, l'une la représentant, et une autre d'une fillette lui ressemblant. Elle n'a pu fournir aucune indication permettant de la ramener chez elle.

            Pour tous renseignements la concernant, adressez-vous à la Gendarmerie de Caen, 17 cours de Verdun. »

 

            Cette boulangerie, je la fréquente depuis toujours. Enfant, j'habitais avec mes parents au 5ème étage de l'un de ces immeubles d'après guerre, tous identiques, de l'avenue. J'allais au collège avec la fille du boulanger, celle-là même qui me sert à présent. Je passais la chercher et elle partageait avec moi un croissant ou un pain au chocolat de la veille, qui nous donnait des forces pour la marche d'une demi-heure que nous faisions 4 fois par jour. Car on marchait, à l'époque. C'était normal, la ville n'avait pas encore été  défigurée par ces tramways incessants dans lesquels les gens montent pour parcourir ne serait-ce que 500 mètres.

 

            Bon nombre des commerces de cette époque sont restés, l'épicerie où l'on s'approvisionnait en lait cru, bouteilles consignées, la teinturerie Martine, « deuil et demi-deuil en 24 heures », et la brûlerie de café où ma mère m'envoyait acheter 250 grammes de café en grains, « le prix juste en-dessus du prix le moins cher », elle était économe, mais pas si pauvre quand même... La boutique de vêtements de luxe pour dames, elle, n'a pas résisté, elle a été remplacée par une franchise de prêt à porter. Petite, je m'arrêtais souvent devant ces belles robes que je ne voyais sur aucune de nos mères, seulement dans les magazines en papier glacé du dentiste, Point de Vue et Images du Monde, Paris Match... Je me voyais devenir l'une de ces femmes très élégantes, au regard distant, une Jackie Kennedy, qui sait ?

           

            En grignotant le bout de ma baguette, je rentrais chez moi juste de l'autre côté de l'Orne, cours Montalivet. J'habitais à l'époque le premier étage d'une maison Castor que me louait Madame Helluin, une dame âgée qui complétait ainsi sa maigre pension de veuve de guerre. Les murs étaient fins, et si nous n'avions vécu en bonne intelligence, les valses de Chopin qu'elle mettait en permanence sur son électrophone m'auraient sans doute agacée. Au moins ne passait-elle pas ses après-midis devant Des Chiffres Et Des Lettres. Pour se distraire sans doute, elle m'invitait parfois à partager son potage du soir, et je l'en remerciais en ramenant de la boulangerie des grillés aux pommes dont je la savais friande.

 

            Ce soir-là, elle me convia et je ressortis donc acheter le dessert. Bon prétexte pour examiner de nouveau l'affichette qui m'avait intriguée. Il y avait je ne sais quoi de familier chez cette femme, ou plutôt chez la fillette, et je me demandais si ce n'était pas la même personne. J'interrogeai ma boulangère, peut-être celle-ci avait-elle été à l'école avec nous ? Elle lui trouva un air de ressemblance avec Christine Grasselin, la fille du pharmacien, mais si celle-ci avait disparu, on l'aurait su, me dit-elle. Non, ce n'était pas Christine, l'assurai-je, celle-ci avait les yeux plus foncés. Je ne restai pas longtemps, il y avait du monde, il fallait qu'elle serve. Et puis, je voyais bien que tout cela ne l'intéressait pas, contrairement à moi, et en repassant près de l'Orne, j'en gagnai les rives pour trouver un indice. Je me faisais détective ! Combien de fois y avais-je vu le canot des pompiers en remonter un corps inerte, au moins n'avait-elle pas subi le même sort ! Quoique, voir son passé se dérober ainsi, cela ne doit pas être très agréable. Je fouillais dans mes souvenirs pour tenter de le lui ramener, était-ce aux Guides ou à l'église que je l'avais connue ?

 

            Je me souviens des soirées que nous passions, étudiants, assis sur les bords du quai, avec des bouteilles de cidre et des cigarettes mentholées, le poste à transistor qui diffusait des rocks, du blues et des slows sur lesquels, faute de danser, nous nous embrassions longuement les soirs de printemps, enfin ceux qui avaient trouvé un flirt. Il y avait aussi les courses de hors-bord le dimanche, qui résonnaient sous nos fenêtres. J'ai mis longtemps à quitter ce quartier de mon enfance, ce n'est que depuis que j'habite avec Denis à Fleury-sur-Orne que je me suis résignée à lâcher la ville, encore que pour la boucherie j'aille encore très souvent chez Merlu, c'est quand même une valeur sûre pour la viande.

 

            Il y avait une fille aussi, chez Merlu, mais elle allait à l'école des sœurs, rue de la Miséricorde. On ne se fréquentait pas. Même si l'on avait la même foi, il y avait deux clans à Caen, ceux qui étaient pour la laïque, et les autres. Nos parents les disaient rétrogrades, et c'est bien un signe que la ville ait aujourd'hui une église intégriste fréquentée par des femmes à chignon, des hommes en costume sombre, et des petites filles en jupes plissées bleu marine et socquettes que l'on dirait sortis d'une machine à voyager dans le temps. La fille Merlu était blonde, comme celle de la photo, mais une frange, un petit nœud coquet dans les cheveux, sa mère ne l'aurait jamais permis ! Elle avait une grande tresse qui lui arrivait en bas du dos, les cheveux des filles, cela ne se coupe pas chez les bien-pensants !

 

            Enfant, c'était moi qui allais commander le rôti de trois livres du dimanche midi, un rituel, la viande rouge c'était fortifiant, mon père se faisait un devoir de nous voir finir notre assiette, et je mâchouillais un long moment avec dégoût les bouchées de bœuf en rêvant d'avoir un chien sous la table à qui je pourrais refiler cette infâme bouillie. Ce qui est étrange, c'est que j'adore cela maintenant, et que Denis et moi nous concoctons souvent un steak tartare, quand Merlu nous fournit un bon morceau de bavette.

 

            La photo de cette fillette me faisait revenir en mémoire une enfance heureuse et banale. Où donc avais-je pu la fréquenter ? A la piscine, peut-être ? Était-elle championne minime de 4 nages, avions-nous sillonné ensemble la Normandie lors des compétitions du samedi ? Oui, cela me revenait maintenant, Marie-Cécile, une fille chouette, on avait nagé ensemble pendant toute notre adolescence, une fille délurée et sportive que l'on n'avait plus vue à un moment, quoique promise à un bel avenir en natation. Cela me revenait maintenant, on avait toutes été intriguées. Je ne me souvenais plus de son nom de famille. Cela valait-il la peine de me rendre à la gendarmerie pour leur livrer un prénom, je n'en voyais pas la nécessité.  C'est en ouvrant le journal que je découvris l'horrible vérité :

 

Sinistre punition

La jeune femme retrouvée hier à Caen a été reconnue par une voisine. Il s'agit de Marie-Cécile Bazin. Elle a passé de longues années dans une cave après que son beau-père l'y ait enfermée pour la punir de fréquenter des garçons. Elle a réussi à s'enfuir en 1980 et a changé d'identité. C'est en voulant récupérer des photos de son enfance qu'elle s'est introduite dans le domicile de celui-ci, 53 rue d'Auge. Surprise, elle a couru se réfugier sous un pont. Il semble que de douloureux souvenirs l'aient alors empêchée de se raconter. 

 

            Je restai interloquée. Ainsi, une jeune fille que je connaissais avait subi le même sort que Natascha Kampusch !