Bouche bée, yeux écarquillés, jambes écartées afin de sauvegarder un équilibre rendu brutalement précaire par l’intensité de l’émotion ressentie, Bernard rumine en suivant du regard la voiture de police qui, tous gyrophares allumés, emporte son épouse Michèle au commissariat pour une probable garde à vue.

Cinglés, totalement cinglés ces flics ! Comment peuvent-ils supposer une minute que ma pauvre femme soit responsable de ce saccage ? Je leur ai pourtant bien expliqué que j’avais entendu le buste d’Aphrodite venir se fracasser sur le carrelage du salon alors que nous étions, tous les deux, occupés à ramasser, côte à côte, les haricots verts du potager ! Et Lucien ? Il a failli prendre l’arbre à chat sur la tête alors que Michèle l’aidait à chercher sa tortue dans le massif d’hortensias. Même qu’elle a eu le cuir chevelu tout égratigné par les éclats de verre de la baie vitrée explosée. Elle est douée, ma femme, mais au point d’être à deux endroits en même temps ça m’épaterait.

La sonnerie du téléphone parvient à interrompre le monologue intérieur de Bernard. Il se précipite dans l’entrée, persuadé que l’appel émane du commissariat. L’unique combiné, rescapé de la tornade, est à l’étage. Brusquement tout ragaillardi, il monte les escaliers quatre à quatre. C’est certain ! On veut l’aviser, sans plus attendre, que l’audition est terminée. Qu’il peut venir chercher son épouse. Blanchie de tous soupçons évidemment. Ils vont l’entendre, les imbéciles !

-                    Salut vieux ! Dis-moi, que vous arrive-t-il ? Je rentre d’une semai…

Au son de la voix de son copain, Bernard, anéanti, échappe l’appareil et s’écroule sur la moquette du palier.

-                    Allo ! Bernard ? Tu m’entends ? Allo ?

-                    Oui, je t’entends !

-                    Je te disais que je rentrais juste d’une semaine de vacances et que je viens seulement d’ouvrir les Républicains Lorrains. Hé ben, quelle aventure !

-                    Tu peux le dire, quelle aventure !

-                    Mais que se passe-t-il exactement ?

-                    Ah, ça, j’aimerais bien pouvoir te l’expliquer.

-                    Les  journaux parlent de Poltergeist …Des fantômes en somme. Tu y crois, toi ?

-                    Jusqu’à présent non, mais je n’ai pas d’autres explications pour l’instant. Et le pire est que mon chat est en train de devenir fou.

-                    Ton chat ? C’est quand même pas ça le plus grave !

-                    Si, pour moi, c’est grave. Très grave. Toi aussi, évidemment, tu ne comprends pas !  Tu sais pourtant bien que c’est le chat de maman ?  Qu’elle me l’a confié juste avant de mourir ?

-                    Tu veux dire que ton chat voit des fantômes ?

-                    Je ne sais pas s’il les voit mais, à coup sûr, il les subit. Imagine plutôt : ses coussins  imbibés d’huile de vidange, ses croquettes poivrées, son banana leaf en miettes.

-                    Son banana quoi ?

D’un geste de profonde lassitude, Bernard abandonne le téléphone sur le sol et laisse aller sa tête contre le mur. Il n’a pas la force d’expliquer à Gérard que le banana leaf est un arbre à chat. Un arbre tressé, à la main, avec des feuilles de bananier : dernier cadeau de Noël de sa mère à son matou idolâtré.

 Il se souvient encore de la rage de Michèle  lorsque, le soir qui a suivi les obsèques, il est arrivé de la pension féline au salon avec, dans une main, le panier de transport et dans l’autre l’arbre à  chat. « Tu ne vas pas m’imposer cette horreur dans notre appartement ? Et, qui plus est, devant ma baie vitrée ! En attendant de trouver un adoptant, tu installes cet arbre, cette bête et tout son bataclan dans la cave. Je n’en veux pas ici ! »

Ce soir-là,  pour la première fois depuis leur mariage, il tint bon. Il s’en félicite encore aujourd’hui. Il imposa, immédiatement, irrévocablement, Moustache, ses coussins et son arbre au salon ; ses écuelles et son bac à litière à la cuisine. Et ce, en dépit des moues dégoûtées de son épouse étouffant d’une colère contenue à grand peine. Il doit cependant s’avouer qu’une tension sourde et permanente règne entre eux depuis cet épisode pourtant déjà lointain. Tension que l’animal ressent probablement sinon comment expliquer que, lorsque son chemin croise celui de Michèle, il se tétanise soudain, dos arqué, pupilles dilatées, oreilles couchées, poils hérissés ?

Au bout du fil, Gérard s’inquiète du long silence qui s’est installé :

-                    Allo, Bernard ? Que se passe-t-il ? Tu te sens mal ? Parle-moi, nom d’un chien !

-                    Il ne se passe rien. Pas pour l’instant tout au moins. Mais je suis à bout Bernard. A bout ! Je te rappellerai plus tard. Quand j’y verrai plus clair.

Bernard soupire devant sa totale impuissance à trouver une explication rationnelle aux phénomènes étranges, taxés de paranormaux par le maire, homme éminemment sensé de l’avis de tous, venu constater, la veille, l’ampleur des dégâts. Ce dernier lui conseilla d’ailleurs vivement de faire appel à un médium. Il garde, au fond de sa poche, les coordonnées de l’un d’entre eux qui exercerait, dit-on, la profession à Montigny-les-Metz. Cependant, lui qui s’est toujours targué d’être cartésien, se refuse encore à accomplir cette démarche en dépit de sa profonde lassitude.

L’expert de la compagnie d’assurance l’ayant autorisé à remettre les lieux en état, il lui faut à présent trouver l’énergie nécessaire pour ramasser les divers débris de vases, statuettes, lampes jonchant le sol de la cave au grenier ; aspirer les copeaux de mousse s’échappant des coussins éventrés ; collecter avec le plus grand soin les fragments de photos éparpillés afin d’en reconstituer le puzzle  ainsi que les centaines de timbres de collection jonchant la moquette du bureau.

Tout en progressant à quatre pattes sur le tapis pour réaliser ce travail de fourmi, l’idée lui vient, fugace tout d’abord puis de plus en plus obsédante, qu’au travers de la plupart des objets endommagés, c’est sa mère qui semble être ciblée par un mystérieux tortionnaire. Il tente de chasser cette pensée et maugrée contre lui-même s’accusant de devenir complètement parano. Cependant ce qui n’était qu’intuition devient idée fixe au fur et à mesure de sa collecte.

 La totalité, ou presque, des bibelots détériorés a appartenu à sa mère, constate-t-il, et ce sont ceux-là même qu’il a tenu à incorporer, peu à peu, au fil des semaines, à leur mobilier en dépit des réticences, puis de l’opposition, très marquées de Michèle. « Ça continue ? Bravo ! Tu nous as déjà imposé de quitter notre appartement pour venir habiter la maison de ta mère, imposé une partie de son mobilier kitsch, ses grigris inuits, ses massifs d’hortensias alors que j’ai une sainte horreur des hortensias, ses affreux nains de jardin, son chat, ses voisins, à présent tu réinstalles, partout, ses bibelots ridicules, je ne me sens absolument pas chez moi, j’étouffe, je te dis J’ETOUFFE ! » 

Bernard a, comme à l’accoutumée, fait l’édredon, la laissant s’épuiser à crier, tempêter, s’appliquant intérieurement à cultiver sa  zénitude. Il n’a pas capitulé. De là où elle est, si sa mère peut le voir, elle doit être très fière de lui, satisfaite de constater avec quel soin il a tenté de reconstituer, le plus fidèlement possible, le cadre de sa vie.

Tenté, il est vrai qu’il n’a pu que tenter. Il lui fallait aussi intégrer, dans cette maison natale, le contenu de leur appartement. Tout comme Michèle, il était attaché  à tout ce qu’ils avaient acquis ensemble depuis plus de quarante ans, il avait donc dû opérer des choix et éliminer certains meubles de ses parents. Le large lit capitonné notamment n’avait plus sa place dans aucune chambre. Au cours d’un dialogue intérieur avec sa mère, il s’en était expliqué. Elle ne pouvait que le comprendre…

A moins que… A moins que de l’au-delà, sa mère ait entrepris de se venger. Qu’elle ait pactisé avec le diable et décidé de brûler, à présent, ce qu’elle avait adoré afin de faire payer à sa belle-fille l’hostilité latente que celle-ci  lui avait toujours témoigné ainsi que ses rebuffades envers Moustache et, à lui, son fils, son manque de fermeté.

 Dans un sursaut de tout son être, Bernard se redresse soudain. Ouvre grand la fenêtre sur le jardin. Respire à pleins poumons. Cette fois, je délire, clame-t-il à haute voix, je deviens fou. Mes élucubrations n’ont aucun sens. Il faut me sortir d’ici. Me changer les idées. Oublier ce capharnaüm. Partir.

 C’est cela, partir. Partir loin. Prendre l’avion. Les Seychelles. Le rêve de Michèle depuis toujours. Un total dépaysement ne pourra nous être que salutaire à tous les deux, bien que, curieusement, Michèle ne semble que moyennement affectée et que je puisse même, parfois, surprendre dans son regard une étrange lueur de triomphe. Tout cela m’échappe.

Je vais aller au commissariat reprendre Michèle, ils doivent en avoir terminé de leurs questions à la noix et nous irons à l’Agence Marmara nous renseigner pour les Seychelles. Quelle bonne sérendipité aurait dit mon vieux prof de français !

 

Renée-Claude (octobre 2014 )

 

 

Thème : « Les fantômes n’étaient pas coupables  »

 D’après un fait divers survenu à Amnéville, Moselle, relaté par France TV Info