Tu l’as vu ce con, il le fait exprès ou quoi, si m’cherche va m’trouver.

       Double, et dispense moi de tes âneries, tu t’excites comme d’hab et après ça tourne mal.

       Là, c’est pas moi qui cherche, c’est l’autre borné, s’traîne comme un chancre, c’est pas pensable.

       Au lieu de râler, double-les, on a d’autre chats à fouetter, fichons le camp, nous sommes déjà en retard.

       Ces vieux, pire que des cafards, y grouillent, devraient être interdits sur les routes.

       Trois fois que j’te dis de le doubler, appuie un peu, tu débiteras tes élucubrations en arrivant, ceux-là ne sont pas frais, sûr. Pas possible, comment j’ai pu me faire fabriquer un crétin pareil.

 

La journée avait délicieusement commencé, Paul et Delphine  avaient réservé une chambre d'hôtes au charme désuet, mais au confort cossu dans un très joli parc, pris leur petit déjeuner au pied de rosiers grimpants en pleine floraison un délice ce charme campagnard telle que l’on a de la peine à se l’imaginer lorsque l’on vit en périphérie d’une grande agglomération.  Ils avaient conscience de découvrir la région dans des conditions rêvées, car il faisait vraiment très beau, la voiture ronronnant gracieusement semblait murmurer d’un son propre à vous endormir,  ils longeaient des champs de tournesols du plus gracieux effet s’étendant jusqu'à l’horizon leurs grosses fleurs aux pétales éclatants semblant les regarder passer l’air étonné, leurs couronnes dorées aux cœurs gonflés de graines ressemblant à de grosses miches de pain.

                                                                                                                                          

C’est ça la liberté se disait-elle, elle aimait travailler, Paul son mari aussi, mais il avait tant de contraintes dans la gestion quotidienne de leur magasin que leur vie professionnelle perdait tout son attrait et que s’en était devenu impossible. On a très vite fait de penser que c’est la vie et le travail qui vous deviennent insupportables ce qui n’est peut-être qu’une façon discrète d’évacuer la question de l’avancement en âge et des renoncements qu’il entraîne. Qu’importe, elle regarde en coin son homme qui conduit, il a encore belle allure, elle a bien fait de lui faire acheter ces lunettes de soleil avec le temps qu’il fait c’était indispensable, et puis elles lui vont si bien.

 

Depuis quelque temps ils prennent la route à chaque fin de semaine partant à l’aventure en parcourant une région différente cherchant à y dénicher la maison de rêve où ils aimeraient vivre leur retraite. Ce qui semblait au départ devoir être une tâche agréable et aisée s’avérant au fil des mois plus complexe qu’ils ne l’avaient imaginé, chacun d’entre eux ayant sa propre philosophie de ce qu’il imaginerait être une maison de rêve à la campagne, et du mode de vie qu’ils devraient y adopter isolé dans la ruralité.

   Trop isolée, trop près d’une ferme, attention, il doit y avoir des inondations, la maison est jolie, mais ne risque-t-on pas d’y entendre les bruits de l’autoroute et le médecin et la pharmacie tu y penses toi, et je ne sais trop quels motifs encore, qui leur font rejeter des choix paraissant acquis. Elle toujours prête à s’enflammer pour un joli colombage, lui plus circonspect : « On n’est pas venu pour acheter une carte postale, mais une maison dans laquelle nous allons vivre nos années de retraite », pas trop grande pour ne pas passer notre vie à faire du ménage, possédant un jardin pour cultiver des légumes, pouvoir y semer des fleurs pour les bouquets de madame. Des fleurs, oui mais attention en vieillissant il ne faut pas que le jardinage devienne une corvée, je te connais avec ton mal au dos chronique, je devrai tout assumer alors il faut la choisir en tenant compte de tous ces paramètres.

 

       Tu sais, tu devrais te ranger, il y a une voiture qui te talonne, je suis persuadée qu’ils apprécieraient que tu ralentisses et que tu te ranges pour leur laisser le passage.

       Je veux bien, mais jusqu’à présent ils n’ont absolument pas manifesté le moindre désir de nous dépasser, peut-être font-ils comme nous une agréable promenade.

 

Le silence est revenu dans l’habitacle, et dans la douceur post-déjeuner, ils s’endormiraient presque.

 

       Z'ont que ça à foutre, on a dû les relâcher ce matin, sûr, sont bons pour être enfermés ces bouffons.

       J’avoue que moi aussi il commence à me gonfler !

       Tu vois bien, avec tes méthodes, on n’arrive à rien.

 

Sur France musique, on vient d’annoncer la symphonie numéro six en fa majeur appelée couramment « la Pastorale » de Ludwig  van Beethoven, que pouvaient-ils espérer de mieux : « Cette construction musicale symbole de la nostalgie des Citadins pour la nature évoquant une forme d’harmonie originelle entre les êtres humains et une nature... » Frédéric Lodéon semble égrener ses mots jusque dans la voiture, voici la première partie pianote-t-il à petits coups de langue alerte ‘L’allegro ma non troppo » Il se passe quelques secondes de silence permettant le recueillement avant que ne tintent les premières notes, juste le temps qu’il faut pour se recaler dans son siège car on n’écoute pas Beethoven comme on regarde le foot devant la télévision on se redresse !

 

       J’te jure, que s’ils me foutent en retard à notre tournoi, je les tue, y trop de tunes en jeu, vingt mille euros trop cool, y a longtemps qu’on n’en aurait pas vu autant.

  

D’un coup d’accélérateur rageur, il est revenu sur la voiture qui les précède, il envoie plusieurs appels de phares, klaxonne bruyamment, et vient heurter légèrement le pare-chocs de ses prédécesseurs les faisant brutalement redescendre sur terre.

 

   Paul s’est exclamé : « il est malade ce type, t’as vu ce qu’il vient de me faire » en réalité, elle n’a rien vu du tout juste entendu l’avertisseur sonore et ressenti le choc. Depuis que ce quatre-quatre est venu se positionner derrière eux elle n’est pas tranquille il a eu dix fois l’occasion de les dépasser et il ne l’a pas fait, pas sain comme comportement, un chercheur de noises et son pouls s’est accéléré.

 

   Delphine commence à être très angoissée, Paul a accéléré pour tenter d’échapper à ce chauffard mal intentionné, elle sait que son mari n’aime pas rouler vite et qu’il respecte scrupuleusement le Code de la route, peut-être n’était-ce qu’un acte de mauvaise humeur, mais est-on jamais assez prudent car elle ne croit guère  à cette analyse d’ailleurs dans le rétroviseur voit-elle le fou qui revient à la charge mais cette fois à une vitesse qui s’annonce plus dangereuse  et rend le choc inévitable et beaucoup plus violent.

 

Paul baisse sa glace passe le bras et lui fait signe de passer.

 

Il a eu le mauvais réflexe, alors qu’il aurait fallu accélérer brusquement au moment de l’impact, il a freiné, l’agresseur étant beaucoup plus lourd que lui, le choc a été très violent et la voiture dans un hurlement de pneus malmenés part en crabe, se dirigeant à bonne vitesse vers un noyer qu’elle admirait deux secondes plus tôt. Beethoven n’ayant pas été averti de ce changement de programme continue tranquillement son œuvre et le second mouvement accompagne leur volte dans une variation sur le thème.

 

       T’as vu ce que j’y ai mis, prends ça dans la g…

       Décroche, faut se casser de là vite fait, si non gare les problèmes.

       Pas question, on les achève…

 

La voiture s’est immobilisée, moteur calé, Delphine est abasourdie n’arrivant même pas à détacher la ceinture de sécurité, ni à ouvrir complètement sa portière bloquée par le rebord du fossé. Paul a réussi tant bien que mal à s’extraire de la voiture, elle l’aperçoit qui se dirige vers le chauffeur de l’autre véhicule qui s’approche de lui. Elle n’a que le temps d’assister à une agression d’une rare violence avant que la tempête ne s’abatte sur elle. En effet, l’espèce de grand sec sorti du Quatre-quatre vient de porter un violent coup de tête à Paul le faisant choir sur la chaussée le visage en sang nez explosé et lunettes éclatées.

 

       Tu joues plus au con maintenant, allez relève toi, gonzesse, à moins que tu sois carrément de la jaquette.

 

Delphine n’en voit pas plus, elle a juste la perception d’un poing qui jaillit de nulle part vient lui frapper violemment l’arcade sourcilière, puis comme au ralenti dans un film d’épouvante, les coups pleuvent, portés indifféremment au visage, dans la poitrine… comme elle s’est penchée pour se protéger, l’autre lui massacre le dos.

 

Elle entend les cris, tente à diverses reprises de voir ce qui se passe, mais l’autre en profite pour la frapper  au visage. Heureusement que la position de la voiture l’empêche de frapper plus fort, elle imagine très bien qu’elle pourrait la tuer tant sa rage est méthodique.

 

Elle a un geste de survie et réagit en tirant brusquement la portière à elle, l’autre la main écrasée couine comme un animal que l’on égorge, mais n’insiste pas.

 

                J’arrive, j’vais t’aider à saigner le vieux, elle perd rien pour attendre.

 

À deux, ils s’acharnent sur Paul allongé sur la chaussée, tournant autour de lui, décrochant au passage des coups de pied  violents, qui semblent beaucoup les réjouir.

 

Elle n’avait jamais imaginé que la mort puisse prendre un aspect aussi surréaliste, c’est tout de même impensable de mourir ainsi, massacré sur le bord d’une route de campagne dans un pays civilisé alors que le ciel est bleu et que le soleil rutile. Elle n’ose lever les yeux sur la scène macabre qui se déroule à quelques pas, les deux fous, car ce ne peuvent être que des fous,  exécutent une danse du scalp en hurlant autour de leur victime qui ne réagit plus.

 

       Ce mec-là, il est pas près de reprendre une tire, j’te l’dis, on l’a bien assaisonné.

       Moi, j’ai passé une super volée à sa grognasse, m’a blessée la pouffe, la finirai avant de partir.

 

Beethoven a soigné le menuet de la troisième partie qui en envahissant l’habitacle donne cette fois un aspect tout à fait surréaliste à la scène qui se déroule.

 

C’est quand il n’y a plus rien à perdre que l’on fait le plus souvent preuve du plus d’imagination, Delphine a verrouillé les portières, allumé les feux de détresse, et pressé frénétiquement sur l’avertisseur. Quelqu’un va bien s’apercevoir de ce qui est en train de se passer et venir à son secours, elle se pense déjà veuve et les larmes lui inondent le visage.

 

       Fais taire la folle, avec ses co…, elle va finir par nous attirer du monde.

       Te casse pas, je vais aller lui en remettre une, cette fois ce sera pour le compte.

 

Les coups se mettent à pleuvoir sur la carrosserie faute de pouvoir atteindre la passagère, la femme enragée  frappe avec tout ce qu’elle a à sa disposition, ses poings, ses pieds, une pierre qu’elle a ramassée, tandis que ses lèvres déversent des torrents d’injures. Rester calme, allumer et éteindre les phares, le buste écrasé sur le volant pour faire donner l’avertisseur tandis que Beethoven se déchaîne car elle a poussé le son à son  maximum.

 

La voiture qui arrive en face a allumé, elle aussi ses feux de détresse, elle ralentit et s’immobilise, en sortent deux hommes tellement baraqués qu’ils incitent les petits maigres à la déroute, notre couple ne demande pas son reste et bondit dans son engin de mort pour s’éloigner le plus vite possible.

 

       Dans quoi tu m’as encore entraîné ?

       T’es bien assez grande pour t’entraîner toute seule non.

       On fait quoi si on touche les vingt milles ?...

 

Delphine est sortie de la voiture après que l’homme soit venu frapper contre sa glace, elle a éteint ses phares et cessé de klaxonner, quand elle ose enfin regarder son pauvre Paul, elle a la surprise de le voir assis parlant avec son sauveteur.

 

Assis contre elle sur le bord du talus, il tente de la consoler, mais dans un premier temps, il est préférable qu’elle pleure pour évacuer les tensions accumulées au cours de cette agression.

 

       Je suis désolé de t’avoir fait penser que j’étais mort, mais en me comportant ainsi je me suis dit qu’ils arrêteraient de me frapper, dans le même temps je me répétais comme un mantra le numéro de leur plaque d’immatriculation, et j’ai réussi à m’en souvenir.

 

Les minutes passent dans l’attente de l’arrivée des services de police, elle ne pleure plus  affaissée contre son épaule, il ne relâche pas son étreinte car elle tremble toujours ne parvenant pas à surmonter son épouvante.

 

Dans la voiture toujours au fossé, Beethoven qui a dû apprendre l’heureux dénouement en termine avec un final triomphal, peut-être un peu grandiloquent au vu des circonstances.

 

 

 

                                                            DG. Mazeuil - Avanton   Octobre 2014 (1er atelier)