Il fait beau et il marche depuis deux heures. Les Pyrénées ! Il les connaît, c’est une histoire de famille depuis trois générations. Son grand-père a acheté cette grande maison « une maison familiale » disait-il, une maison capable d’accueillir enfants et petits enfants. Une maison de souvenirs, sur la commune d’ARRENS. Il a laissé sa voiture au parking de la Porte D’ARRENS, point de départ de nombreuses randonnées, où, aujourd’hui, il a souhaité partir seul, pour l’ascension du BALAÏTOUS.

Son sac qu’il a chargé avec soin, fait corps avec lui. Ses chaussures le portent et lui assurent une démarche souple. Même avec  ses vêtements de montagnes il garde cet air de distinction, le sentiment qu’il est sûr de lui.

Le chemin suit le Gave d’ARRENS, il a dépassé le lac de SUYEN, il fera une pause au lac de BATCRATERES. Le  BALAÏTOUS est au fond, de la vallée, sur la frontière avec l’Espagne, il s’impose, seul, majestueusement, avec ses 3144 mètres. Le BALAÏTOUS ! C’est une légende traditionnelle, c’est l’ascension que chacun se doit de réaliser dans la famille, chacun s’y est confronté, c’est une sorte d’initiation, la preuve que l’on est devenu quelqu’un. Chacun raconte son périple, ascension sans histoire pour les uns, plus extrême pour d’autres qui ont dû affronter une météo difficile, un orage, la neige. Les commentaires familiaux ne sont pas toujours tendres, tantôt le courage et les initiatives des uns sont loués, parfois, les risques inutiles sont sévèrement critiqués. Gravir le BALAÏTOUS c’est affirmer un sentiment d’appartenance.

Aujourd’hui, c’est une ascension sans risque, il a choisi son jour en tenant compte de la météo et il se laisse envahir par toutes les sensations offertes par la montagne, les odeurs, le bruit du torrent, le chant des oiseaux, les fleurs, le soleil qui dégage une douce chaleur.

Le chemin est bien balisé, il suit les marques rouges et blanches tracées tantôt sur des pierres, tantôt sur un tronc d’arbre. Parfois un cairn est là, rassurant, « tu es sur le bon chemin. » Il pense à tous ceux qui l’ont précédé sur ce chemin et qui comme lui ont posé une pierre.

 

Enfin, il arrive au sommet, il pose son sac, regarde autour de lui et machinalement il sort son appareil photo. Lui aussi aura sa photo prise du sommet. Mais brutalement, il a le sentiment d’un vertige, de ne plus savoir, de ne plus comprendre, il n’éprouve ni joie, ni fierté, ni soulagement, ni satisfaction, quelque chose se brise, il a le sentiment d’une chute, d’un trou noir, ses idées éclatent dans sa tête, des mots étranges passent, se heurtent, des mots isolés, insensés : charivari, tohu-bohu, zigzag, à la folie et à tire-larigot, à l’envers et faribole, cafouillage, impossible, ouf ! Bouf, timbré, bouleversement, ailleurs… Il lui semble perdre connaissance, il s’assoit, mange ou plutôt grignote quelques fruits secs, tirés de son sac, il boit une gorgée d’eau, il éprouve une grande lassitude. Enfin, petit à petit, progressivement, des questions surviennent « à quoi bon ? Pour quoi ? Pour qui ? »

Il ne peut dire combien de temps il reste là, assis, abasourdi, puis quelques mots reviennent : après tout, à quoi bon, plus la peine, inutile, la vie, le chemin, stop.

Enfin, très doucement, en prenant tout son temps, pensif, il reprend le chemin du retour, il marche machinalement, il se sent lourd et tente de renouer avec ses idées. Il entend ses oncles, ses frères, ses cousins parler de leur ascension, il ne se sent plus des leurs. Tout à coup, il se voit mineur, spéléologue descendant sous terre.

Il arrive enfin à sa voiture, il a le sentiment que c’est fini, il va rentrer à la maison, il va oublier, ne rien dire, tout va rentrer dans l’ordre. ARRENS, la place de l’église, prendre la première rue à droite et… Une barrière interdit le passage « attention déviation. » Déviation : changer de route, ne plus suivre le même chemin, est-ce une injonction ou un danger ?