Pas de quoi le claironner sur les toits, car ce n'était certainement pas son activité première, en un sens, on avait  plutôt  affaire à un intermittent du spectacle.

C'était dans les heures encore creuses du début de soirée ou de la fin de l'après-midi selon votre choix. Il n'y avait pas encore trop de monde entre les rayons, ambiancés par une musique de piano-bar. Il s'était dit qu'à cette heure-là, il n'aurait besoin que de quelques minutes pour réaliser la quête de la liste des besoins de son épouse.

Elle lui avait demandé très gentiment, si par un effet de sa grande bonté, il ne voudrait pas se charger d'aller lui faire quelques emplettes au supermarché, elle-même étant occupée par ses tâches ménagères. Lui rappelant de s'en tenir strictement à sa liste et de ne pas dépenser à tire-larigot selon ses bonnes habitudes, il était question ici de son budget, piqué au vif, il avait failli la planter là avec ses courses, il ne supportait pas de l'entendre débiter des fariboles, surtout quand elle avait raison.

Cependant, c'était si joliment dit qu'il ne pouvait décemment pas lui refuser ce service, et puis lui-même ayant quelques achats à effectuer au magasin de bricolage tout s'organisait pile poil, le temps de le dire et il serait de retour.

Il avait glissé la liste de courses dans la poche de son blouson et en route, les hommes ont des dons insoupçonnés, il allait lui faire voir ce dont il était capable, une idée à ne jamais avoir malheureux !

Pour un individu normalement constitué, une femme par exemple qui effectue couramment ce type d'opération, on peut dire qu'au vu du contenu de la liste une petite demi-heure devait suffire, pour un intermittent, c'est-à-dire un occasionnel ce qui était son cas, une telle liste avec recherche fébrile à zigzaguer entre les rayons, pouvait aller chercher dans les disons, trois quarts d'heure, une heure. Si par malchance pour lui l'un des articles jouait avec ses nerfs, il allait griller un bon quart d'heure supplémentaire par article récalcitrant.

C'est qu'ici, si vous ne connaissez pas les règles du jeu, vous allez diablement souffrir : qui dit heures intermédiaires, dit période de relâche pour l'équipe, une seule personne pour servir à la viande, même constat  au poisson. Dans les linéaires, impossible d'obtenir un renseignement car il faudrait pour cela réussir à trouver l'un des rares vendeurs opérationnels. Cerise sur le gâteau et pour couronner le tout à la sortie deux caisses seulement ouvertes, donc, un débit de clientèle très lent pour ne pas dire désespérant, mais à peu près identique à celui des heures de pointe.

Pour réaliser un grand chelem sans problème, il faut être attentif et réactif; à la viande, monsieur s'est fait griller la politesse par une dame entre deux âges qui était en train de se faire servir à la charcuterie et qui pour ne pas devoir attendre une seconde fois avait passé directement sa commande de viande.

Eh oui, pendant ce temps monsieur cherchait à comprendre l'écart de prix entre la basse côte et l'entrecôte. C'est que l'entrecôte en vitrine vous avait un de ces airs fané qui ne vous ouvre pas l'appétit. Quand il avait été prêt à dialoguer avec le boucher, trois personnes avaient utilisé la brèche ouverte par la dame entre deux âges, elles discutaient le bout de gras avec le spécialiste de la viande, des mérites comparés du paleron et de la macreuse pour un bon pot au feu. À la vue de l'avancement du débat, il s'était dit qu'il avait tout son temps pour aller chercher du poivre et des tomates pelées en boîte en attendant que vienne son tour. Il ne faut pas rester sur un échec et ruminer ses ressentiments, il faut s'adapter,  improviser, et poursuivre. À son retour les clientes qui le précédaient étaient parties, cependant la place n'était pas libre, il y en avait trois autres, deux mamies et un papi qui taillaient la bavette avec le boucher, on avait poussé son chariot un peu plus loin en pestant contre ces personnes mal élevées qui bloquaient les places pendant qu'ils effectuaient leurs courses.

Ce qui manquait dans ces magasins, c'était un endroit pour faire une pause, s'asseoir, prendre une bière, décompresser, ce qu'il aurait fait volontiers, car il venait d'avoir un gros coup de chaleur et avec le tohu-bohu généré par les haut-parleurs pas moyen de se détendre, là, il fallait avancer sans répit, ce jusqu'à l'épuisement.

Après avoir relu sa liste d'emplettes pour la troisième fois il lui semblait avoir enfin rempli sa mission, et que tous les articles commandés étaient bien empilés dans le chariot, ne restait plus qu'à ramener ce butin jusqu'à la maison.

Que nenni, quel esprit frondeur avons-nous là, il ne suffit pas mon bon monsieur de vouloir quitter le magasin pour que d'un seul coup d'un seul les portes s'ouvrent devant vous. Ce serait trop simple, nous ne sommes pas dans un centre de distribution caritatif, ici, avant de sortir il faut avoir tendu à la dame qui se tient derrière sa caisse un moyen de paiement en bonne et due forme, qui devra une fois inséré dans son lecteur lui garantir que votre compte est bien approvisionné et que cette carte n'a pas été volée.

Devant chacune des deux caisses ouvertes, une queue assez impressionnante s'étirait bloquant la circulation engendrant un doux charivari de papotages, imposant à ceux qui déambulaient dans les rayons de faire un long détour pour contourner les linéaires.

Il avait d'un œil expert choisi la caissière qui lui semblait la plus tonique.

Elle l'était en effet, si la direction l'avait choisie pour opérer à ce poste, c'est qu'elle devait tout à la fois : tenir sa caisse, répondre au téléphone, renseigner l'autre caissière qui se débattait avec les articles sans prix ou code-barres, devait en plus recevoir les clients qui venaient pour une réclamation ou un échange d'article…

En fait, ça n'était pas le bon choix, cette fois cependant il n'avait pas l'intention de changer de file.

La dernière fois qu'il l'avait fait c'était sur l'autoroute, il est vrai que c'était agaçant de voir à chaque démarrage  une dizaine de véhicules de l'autre file leur griller la politesse, il avait rongé son frein sous l'œil goguenard de sa femme et le ronchonnement de ses enfants. Puis profitant de la seconde d'hésitation d'un automobiliste endormi, il avait prestement mis son clignotant et d'un coup d'accélérateur rageur fait bondir sa voiture dans la file privilégiée. Tout ça  avant de s'apercevoir que l'on délestait l'autoroute surchargée en faisant sortir la moitié du trafic en rase campagne, ils n'avaient rejoint leur location que le lendemain matin.

D'où désormais cette confiance en soi de celui à qui on ne la fait plus, car il sait ce que cela peut vous coûter.

Ce qui est merveilleux dans ces magasins, c'est la capacité qu'ont certaines caissières ou caissiers de parfaitement comprendre les problématiques de la vieille dame isolée ou du cadre en dépression qui leur fait face de l'autre côté du tapis roulant. Ils ont le pouvoir d'entreprendre sur le champ une thérapie intégrée dans le packaging du magasin. Ce qui est merveilleux c'est que les clients bloqués dans la file ne s'énervent que très rarement devant ce genre de situation, se contentant d'opiner tranquillement du bonnet, se donnant leur avis, voire racontant à leur tour les terribles malheurs qui les frappent, voire qui frappent la sœur de leur beau-frère ou un ami de la voisine de l'appartement du dessus. Enfin de quelqu'un qu'ils connaissent, ou dont ils ont entendu parler.

Ce n'est pas vrai, dites-moi que je rêve, elle va la sortir sa carte bleue la timbrée et que l'on en finisse, mais il n'ose rompre le charme, par peur de déclencher un mouvement social d'envergure.

Il sursaute venant d'être touché au tendon d'Achille gauche par un chariot venu le percuter sèchement. Il se retourne tant bien que mal la douleur étant tout de même très vive, pour découvrir une toute petite mamie qui le regarde en souriant. Il ne s'est pas si elle a été victime de l'ostéoporose ou de privations alimentaires dues à une pénurie, elle dépasse à peine la barre de poussée de son chariot. Elle lui fait un petit signe de la main pour s'excuser, – J'avais peur de vous avoir fait mal, comme vous le voyez, je ne vois pas très bien.

Pendant ce temps la caissière et la première dame de la file en sont arrivées à la question du moyen de paiement.

- Carte ou liquide.

- Vous ne prenez plus les chèques ?

- Si, c'est comme vous voulez !

Il prend le pari dans sa tête que cette hurluberlue va payer en liquide, et vlan pari gagné, après une fouille au corps approfondi de son sac à main, elle en sort un porte-monnaie ventru. Elle étale tout ce qu'elle trouve sur le tapis roulant. On commence à sentir une vraie tension mais pas d'agressivité, alors elle a le compte, la dame. Non, elle cherche l'appoint.

- C'est bête, je n'ai pas la somme nécessaire, je vais vous régler avec ma carte. Et que je te remballe le tout, et les pièces sont difficiles à attraper sur le tapis en caoutchouc et roulent en tous sens!

C'est tout juste si nous n'applaudissons pas quand elle en termine, au suivant et que, cette fois, on n'y passe pas la nuit, son tour approche, une carte bancaire se refuse à déclencher le paiement, l'homme se retourne l'air gêné de celui qui a peur qu'on le prenne pour un gueux. La caissière attrape la carte la frotte vigoureusement sur la manche de son pull et la caisse daigne ronronner. L'homme nous regarde d'un air entendu semblant à peine rassuré. La toute petite dame continue de lui labourer tantôt le dos tantôt le mollet au point qu'il se retourne pour lui demander de rester calme ou bien de sauter avec son caddy par-dessus la caisse. Elle n'a rien dans son chariot juste trois bananes, un pack d'eau minérale, et du jambon. Ayant pas mal de chose à son actif, il se dit que ce serait un geste de courtoisie élémentaire de sa part que de la laisser passer devant lui, geste qui sera presque symbolique vu qu'elle n'a pratiquement rien à faire enregistrer dans son chariot.

Il s'écarte et avec un grand sourire lui indiquant qu'elle peut passer, il est touché en voyant son visage s'éclairer d'un grand sourire de remerciement, mais au moment ou il cherche à reprendre sa place dans la file, elle lui dit : " Attention, vous allez bloquer mon mari, c'est lui qui a les courses moi je m'occupe de celles de la voisine.

Que voulez-vous ajouter à cela, rien évidemment, ils viennent de lui refaire le coup du délestage de l'autoroute, son moral est cette fois dangereusement en baisse.

Il a fini par sortir du magasin sans encombre supplémentaire, au passage la caissière lui a dit en souriant, vous savez la grand-mère et son mari, ils font le coup à chaque fois, il ne faut pas se laisser attendrir, elle en a de bonnes !

Ouf, il est tout de même rentré chez lui très fier d'avoir mené à bien une tâche que d'habitude sa femme se réserve. Il a installé le tout sur la table de la cuisine, son ticket de caisse sur le dessus. C'est alors qu'il s'est aperçu qu'il n'était pas passé au magasin de bricolage, n'en a rien dit pour ne pas se faire ficher de lui.

Il venait de s'installer sur le canapé quand son épouse l'apostropha depuis la cuisine :

-  Tu t'es trompé de chariot, ce ne sont pas les courses qui étaient inscrites sur ma liste ?

Après deux secondes de profonde réflexion, il a un grand coup de vague à l'âme, ce n'est pas faute de s'être enlivré de cette liste au moins dix fois au cours de son déplacement pour en arriver là. C'est alors qu'il se revoit tout à coup glissant la liste dans la poche de son blouson où elle est toujours, et à l'arrivée dans le magasin son geste pour attraper la liste se trouvant au fond du panier qu'ils laissent dans le coffre de la voiture après les courses.

Il est des jours ou la situation de mâle dominant est bien battue en brèche, et où la solitude et le silence du désert vous apparaîtraient comme la plus grande des délivrances !

 

                                                                                                               DG Mazeuil - Avanton - juin 2014