Il partait régulièrement en voyage. Dans cet avion, un écran indiquait l'altitude 10000 mètres. Il avait dû s'assoupir.

La forte poussée du Boeing le faisait s'endormir au décollage. Il évitait l'angoisse qui ne manquait pas de l'étreindre et qui venait s'ajouter à celle de laisser ses petits protégés à Bruxelles où il habitait. Il étreignit avec force les deux accoudoirs de son siège en pensant à la lettre  qu'il avait reçue hier au courrier. Une nouvelle qui l'avait projeté dans un état de déception et de  tristesse.  Il jeta un coup d'œil  sur la gauche. Heureusement, il avait obtenu un siège couloir, ce qui lui permettrait d'aller se promener pour se calmer ses nerfs.

Les lumières s'étaient rallumées dans la cabine et son voisin de siège, un monsieur assez corpulent tentait de ramasser son livre qui avait glissé sous le siège. Ainsi, il venait avec sa taille frôler les bras et les jambes de Jean-Claude. Il ne voit pas qu'il me gêne ce gros!

-       Laissez Monsieur, je vais le ramasser !

-       Vous êtes bien trop aimable Monsieur,  c'est vrai que j'ai du mal à me pencher, et l'espace entre les sièges est de plus en plus étroit, répondit  l'homme dans un timbre très grave qui fit sursauter Jean-Claude.

Il ne manquait jamais une occasion de rendre service. Quand il était enfant, sa mère n'avait même pas besoin de lui demander de veiller sur ses frères et sœurs. Il le faisait naturellement. Un jour, elle l'avait même découvert en train de baigner sa petite sœur. Il était une parfaite  petite mère pour eux

Il n'avait jamais eu d'enfants.  Pourtant, les enfants il les aimait, les cajolait.  Ses neveux, ses nièces étaient devenus tour à tour ses chouchous. Il avait du mal à s'occuper de plusieurs enfants à la fois. Non, il lui fallait  un préféré, l'aimé en quelque sorte. Il soupira et se recala au fond de son siège.

La vie avait fait qu'il n'avait pas conçu d'enfants. Il n'avait jamais pu supporter une relation avec une femme, cela depuis toujours. Pas de petites amies, uniquement des amies ou des connaissances, et cela lui suffisait amplement. Dans son appartement quand, par hasard une femme venait dormir, il faisait remarquer à voix haute que rien ne devait traîner dans la salle de bains. Sous entendu : pas de choses intimes comme une petite culotte ou un soutien gorge ou bien un rouge à lèvres. Cela le mettait mal à l'aise. Il ne s'était donc jamais marié malgré son désir de s'occuper d'un enfant qui serait le sien, qui lui ressemblerait. A la place, il avait adhéré à une association qui venait en aide à des enfants étrangers dont les parents  présentaient des difficultés, soit financières, soit intellectuelles pour les suivre dans leur scolarité et les amener à apprendre un métier qui leur permettrait de gagner leur vie.

Dans le couloir, il entendit le chariot des hôtesses qui commençaient leur service. Bientôt, elles serviraient les apéritifs. En effet, le vol pour Bombay s'effectuait la nuit. Ainsi en arrivant le matin, il pourrait s'installer dans son hôtel qu'il avait choisi près du Taj Mahal, le célèbre cinq étoiles mythique qu'il avait situé sur Google Earth en préparant son voyage. Il avait l'intention de se rendre dès son arrivée sur l'île Elephanta que ses copains Jean-Michel et Jean-Pierre lui avaient tant vantée. Elle était ornée de magnifiques statues taillées à même le rocher. Il adorait l'Inde, mais n'avait jamais eu le temps d'y rester plus longtemps que trois semaines, car son service de parrainage le réclamait à Bruxelles.

Il se passa la main sur la tête pour vérifier sa coupe. Hier, il s'était fait couper les cheveux très courts, presque à ras. Il serait tranquille. Ses cheveux ne friseraient pas. Dommage que les fils blancs apparaissaient à présent par paquets.

Longtemps, il les avait teints lui-même. Cela faisait un peu "vieux beau" à présent qu'il atteignait les soixante-cinq ans. Il ne voulait pas ressembler à Berlusconi.

Jean-Claude rajusta son dos et se cala bien profondément au fond du siège. Il avait rangé ses chaussures bien droites, l'une contre l'autre sous le siège avant, plié sa polaire et sa petite trousse de secours avec sa crème de jour, son masque pour dormir, sa brosse à dents pliante. Il était rasséréné en se rappelant qu'il avait tout sous la main en cas de besoin : livre, journaux, masque, trousse, chaussons. Il pouvait à présent se laisser aller et accueillir l'apéritif que l'hôtesse de la Malaysian Air allait lui servir ; "What do you want to drink, Sir? Wine, soda, whisky?"

Il ne prenait  qu'un jus de tomate. C'était bon pour le teint et aussi pour l'estomac. "En avion : pas d'alcool". Son voisin commanda un double whisky que l'hôtesse lui passa presque sous le nez sur un petit plateau accompagné d'un paquet de cacahuètes et d'une serviette de papier blanc.  Jean-Claude suivit des yeux ce plateau ; le bras rond et flasque de son voisin dépassait largement de l'accoudoir comme un jambon cru. Il n'allait pas être facile de dormir cette nuit.

Son jus de tomate à portée de main, il sortit de l'une des  poches de sa chemise kaki de baroudeur une lettre qu'il avait reçue hier et qu'il n'avait pas ouverte.

Il sortit ses fines lunettes de titane ultra légères, et donc ultra fragiles de leur boîte de métal, qu'il rangea dans la poche sous sa tablette. Il les mit précautionneusement sur son nez, ajusta les branches flexibles sur les oreilles.

Cher Monsieur Martin,

Vous avez depuis de nombreuses années effectué votre travail de Parrain au sein de notre association "Nounours" avec sérieux et compétence.

Les résultats que vous avez obtenus auprès des enfants qui vous ont été confiés sont éloquents car ils gagnent leur vie, chacun dans leur domaine, tant Yao, commerçant  à Bangkok  que Marianne, infirmière à Louvain.

Nous suivons votre petit filleul depuis sa toute petite enfance, et avec vous, nous avons fait un point chaque année. Nous observons que depuis deux ans, son comportement devient problématique. En effet, convenez que son dernier éclat de colère qui lui a valu quinze jours de travaux d'intérêts collectifs nous fait réfléchir.

En conséquence l'enfant qui vous a été confié nécessite un suivi psychologique que seul un professionnel de santé peut  prodiguer. Nous envisageons donc de le placer dans un centre spécialisé qui se chargera de son éducation tout en étant suivi journellement par une équipe de spécialistes.

Il nous semble donc évident que votre rôle d'éducateur se cantonnera à un suivi amical  épisodique.


Il soupira. Oui, les soucis, il les connaissait et il y faisait face chaque semaine, excepté pendant les semaines où  il se promenait  au bout du monde pour satisfaire son immense curiosité.

Les autres enfants que j'ai eus à éduquer ne m'ont jamais causé des soucis aussi importants. Cette nouvelle génération est difficile à gérer. Ils ont presque tous réussi.— Il revit le petit Thaï de Bangkok devenu un commerçant prospère après avoir rêvé de d'exercer la médecine, la petite nigérienne  de Bruxelles devenue secrétaire après avoir imaginé devenir infirmière.

Mohamad, son nouveau protégé lui posait certes des soucis qui allaient grandissant. Il le connaissait depuis sa plus tendre enfance, ayant parrainé avant lui ses frères. Jean-Claude n'avait pas pu opposer grand chose à ces grands adolescents quand l'âge de la majorité était arrivé. Ne suivant ni à l'école, ni au collège, ils avaient lentement perdu pied et  avaient été placés dès leur quinzième année  dans des institutions spécialisées. Pour Mohamad, il avait voulu changer son action éducative, élargir sa culture, l'ouvrir à de nombreux domaines pour éviter les résultats désastreux qu'il avait obtenus pour ses frères. Très jeune, il l'avait intéressé à chaque exposition de peinture qui  avait lieu à Bruxelles ou aux alentours. L'enfant semblait apprécier. Du moins, il posait quelques questions à Jean-Claude qui lui avaient laissé croire qu'il était curieux et qu'il réussirait ses études. Il l'avait emmené voir des ballets, des opéras, pour lui ouvrir l'esprit et le changer de sa culture maghrébine dans laquelle il avait grandi entre un père démissionnaire et une mère analphabète. Il le faisait participer à ses voyages en parcourant avec lui les cartes et les itinéraires sur Google Earth. L'enfant semblait se passionner pour l'informatique. Chaque  mercredi, il le prenait dans son grand loft sous prétexte de lui faire réaliser des devoirs supplémentaires et ils passaient leur après-midi à faire la cuisine ou bien des gâteaux qu'ils dégustaient assis sur le tapis du salon. Celui-là, il voulait en faire un homme différent, un amateur d'art, un esthète doublé d'un cordon bleu. Un double de lui-même en quelque sorte !  Une belle connivence !

C'était trop injuste cette décision. Lui qui avait toujours œuvré pour élever des enfants vers l'âge adulte. En tant que directeur d'une grande banque privée, son emploi du temps était très chargé. Pourtant, il en avait écourté des réunions de direction pour venir chercher Muhamad à la sortie de l'école. Il rentrait chez lui vers vingt-deux heures, après s'être penché sur des devoirs de maths, et surtout sur des apprentissages de récitation. C'était toujours un bras de fer car l'enfant était distrait. Il souffrait d'un manque de concentration évident et Jean-Claude devait souvent le rappeler à l'ordre quand il partait dans des rêveries en suivant un point sur un mur ou un éclat de lumière se reflétant sur une vitre.

Sans son petit protégé, sa vie n'avait plus aucun sens.  Si son rôle d'éducateur s'arrêtait, il n'aurait plus rien à faire, lui qui avait un planning si chargé. Il aurait le temps. Soudain, il se rendit compte que quelque part, il aimait cet enfant comme un grand oncle, un grand père, dont il avait à présent l'âge.  Pourtant, quelque part,  cet enfant le maintenait jeune, lui permettait d'exercer un métier d'éducateur qu'il ne s'était jamais autorisé à pratiquer.

A part sa mère qui allait gaillardement sur ses quatre-vingt-dix ans, il n'aimait personne. S'aimait-il lui même ? Il avait eu l'impression de les aimer ces enfants qu'il pensait sauver de leur condition la plupart du temps misérable. Il aimait le personnage humaniste et humanitaire qu'il représentait..

Une larme roula sur sa chemise  mais elle n'alerta ni son voisin ni l'hôtesse. Elle  s'approchait d'ailleurs avec le chariot du repas : poulet ou poisson agrémenté de sauce curry. Cela sentait à peu près pareil, seul le goût déterminerait la différence.

Son voisin tendit le bras pour attraper son plateau et l'écrasa un peu contre son siège. Il était tellement volumineux. Cela ne lui arriverait jamais, car il soignait son apparence en fréquentant une salle de sport au cœur de Bruxelles. Régulièrement il exécutait des séries de poussées sur machine, comme lui avait enseigné son coach. Une série pour les épaules, une série pour les jambes et il reprenait pendant des heures.  Ses articulations s'en ressentaient un peu. Il ne se plaignait pas mais souffrait du dos et aussi du coude qui présentait une tendinite douloureuse. Cependant, il était fier de sa ligne, de son corps. On ne lui donnait  jamais son âge. Il était flatté.

Comme tout cela lui paraissait vain à présent. Plus d'enfants à s'occuper. A moins que l'association "Nounours" ne  lui confie d'autres enfants, des jeunes. Saurait-il s'y prendre, l'âge venant. Les enfants changeaient,  ils étaient  si différents, si difficiles, ou plutôt, il le sentait nettement, il n'était plus adapté à ce jeune public.

Non, maintenant qu'il avait tout son temps, il allait s'occuper de personnes âgées. Pour commencer, il allait donner plus de temps à sa propre mère qui n'habitait pas tout près et qui, bien sûr ne pouvait plus se déplacer seule. Rendre visite régulièrement à son ancien voisin de la rue des Lilas qui avait intégré une maison de retraite à Saumur.

Voilà une bonne décision pensa-t-il. Ce petit Muhamad serait le dernier enfant  auquel il se serait intéressé dans sa vie. La lettre glissa sur ses genoux puis tomba sur ses chaussons. Jean-Claude s'était endormi.