Les marronniers du parc s'agitent sous le vent, leurs feuilles palmées verdissent sous la lumière de cette fin de journée qui s'étire, leurs fleurs en pyramide se teintent de rose. Ces arbres majestueux de l'allée en face de chez elle, trop sombres à d'autres saisons, montrent là une opulence avec laquelle il est difficile de rivaliser, leur frondaison en impose. Même les chênes sont battus, ils se rattraperont plus tard quand les marronniers souffriront de l'été alors qu'eux iront puiser loin pour se sustenter. Mais, pendant la floraison, aucune comparaison n'est possible. Le soir, depuis cette semaine, la pousse des marronniers la fascine ; jusqu'où iront-ils ? Et le parfum de leurs fleurs intrigantes a le même effet hypnotique sur elle que sur les abeilles qui bourdonnent autour. En d'autres périodes, elle préfère les chênes. Mais maintenant, non. Ce parc a été l'élément déterminant dans leur choix ; vivre dans un appartement après avoir eu pendant des années une maison avec jardin, pourquoi pas, elle y voyait l'avantage d'une vie plus rassemblée, mais se passer de nature, de champs, d'arbres, là, elle ne pouvait pas. Ils ont visité différents quartiers, en fonction de leur budget, des commodités, elle n'était pas contre, mais rien ne la séduisait vraiment. Jusqu'à ce qu'ils trouvent ce trois-pièces en face du parc. Elle a beaucoup hésité, un peu petit pour une famille recomposée, mais ses enfants sont grands maintenant, ils ne comptent pas revenir vivre avec elle, quant à celui de Paul, il a quitté le nid bien tôt, agacé par les disputes entre ses parents, et voit peu son père. Il n'y a guère que pendant les vacances que les enfants pourraient venir, mais dans ce cas ils n'auraient qu'à louer une grande maison à la campagne, ce serait beaucoup mieux pour tout le monde. Désormais, à défaut d'un grand appartement, elle a ce parc, immuable, dont elle ne se lasse d'observer jour après jour les changements intangibles qui en soulignent la permanence. Elle peut s'y promener, s'y assoir, sans avoir à l'entretenir ni à tondre le gazon. Certains jours de pluie, elle préfèrerait avoir un horizon plus dégagé, mais dans sa région c'est comme en Bretagne, il fait beau plusieurs fois par jour !

 

Quelle journée ! Chiffonnée après l'activité onirique de la nuit dernière, elle a laissé sa matinée s'étioler dans de menues tâches insignifiantes et fastidieuses, mais qui, mises bout à bout, ont fini par libérer son bureau autant que son esprit. L'après-midi a été plus amusante, les efforts qu'elle a dû faire pour oublier sa fatigue ont payé, le couple au mari phobique ne s'est aperçu de rien, elle ne doute pas de les voir revenir en début de semaine pour signer leur réservation de voyage ; quant aux jeunes à la médiathèque, ils l'ont tout de suite mise sur un piédestal qui lui donnait de l'avance. Elle les revoit l'un après l'autre, leurs visages se superposent puis se dissocient, un comportement de groupe dont l'étrangeté lui fait prendre conscience de son âge, des individualités bien trempées qu'elle distingue tour à tour par un trait physique, puis un autre. Cette histoire de croix l'a troublée, elle ne peut pas ignorer qu'elle n'a pas tendu l'oreille par hasard. Mais tout ce charabia reste flou, un vague écho à ce que lui a raconté Claude, la voisine de son enfance. Mais un écho si vague…

 

-       Constance… Constance…

 

Les appels peinent à la tirer de sa rêverie. Paul est dans la pièce avant qu'elle ait réussi à répondre.

 

-       Ah, tu es là ! Je ne voyais pas de lumière…

-       Oui, c'est vrai qu'il fait sombre, je t'ai fait peur ?

-       Un peu, je me demandais… Ça ne va pas mieux ? Tu as l'air toute chose…

-       Si, si, ça va, je rêvassais…

-       Tiens, je te présente François, un collègue de passage…

-       Bonsoir, je ne voudrais pas vous importuner, si vous êtes fatiguée…

-      Oh, bonsoir, non, désolée pour l'accueil, bonsoir François, soyez le bienvenu. Paul, si tu veux bien allumer. Vous allez prendre un verre, je vais voir ce qu'il y a à la cuisine.

-       Merci, mais ne vous dérangez pas pour moi, Madame...

-       Mais, vous ne me dérangez pas. Et vous me dérangerez encore moins si vous m'appelez Constance.

 

Paul tient trois verres dans la main gauche, en revenant d'allumer l'interrupteur, il s'est arrêté au buffet du séjour où ils rangent leur vaisselle pas ordinaire – dans son enfance on disait "des dimanches" – celle qu'on sort quand il y a des invités, tous les jours la vaisselle de la cuisine fait l'affaire. Ou alors, si, de temps en temps, quand ils ouvrent une bonne bouteille, les verres du salon sont mieux.

 

-       Je les pose là ? Quand vous aurez fini votre assaut de politesses, vous pourrez peut-être me dire ce que vous voulez boire ?

-       Là, tu as mis des verres à vin, tu orientes un peu, non, peut-être que François préfère autre chose, un whisky…

-       Non, non, Constance, un verre de vin, c'est parfait pour moi.

-       Eh oui, je le connais, le François, je ne prenais pas beaucoup de risques. Je vais nous chercher quelque chose que tu aimes, mon cher !

-       Alors super, je reste là. Mais peux-tu apporter un plateau en même temps, j'ai peur pour la table ?

-       OK, tu nous cherches des trucs à grignoter ? je suis crevé, et à midi, pas le temps, j'ai avalé une bricole en vitesse.

 

Quand elle revient de la cuisine, ils sont en pleine conversation. Ils ont déjà entamé la bouteille que Paul a ouverte, en s'excusant de ne pas l'attendre. Elle connait bien ce Mennetou-Salon, un blanc minéral légèrement âcre au palais, le plateau qu'elle porte est couvert de ce qu'elle a pu trouver, tomates cerises, fruits secs, amandes, olives… Elle a du mal à suivre. Elle se laisse porter par la fraicheur du vin qui s'insinue dans sa gorge et le rythme de leurs voix dont elle cherche de moins en moins à dégager des mots, des significations. Une légère torpeur la gagne, l'éloigne de leurs considérations sur l'évolution du marché, l'économie du secteur du bâtiment. Elle a assez donné aujourd'hui, question écoute des autres et adaptation à leurs besoins.

 

-       Qu'est-ce que tu en dis, Constance ?

-       Quoi, quoi ???

-       Tu as l'air perdue, encore dans tes rêves ? Décidément notre conversation ne te passionne pas…

-       Désolée, je suis out, ce soir.

-       Vous avez eu une journée difficile ? Ça arrive…

-       Pourtant tu avais dit que tu sortais plus tôt… Tu es allée à la bibliothèque ?

-       Oui, justement…

-       Tu as trouvé César Birotteau ? Désolé, François, private joke !

-       Oui, mais pas que…

 

À ces mots, son visage reprend quelque roseur. Ses yeux se perdent toujours dans les lumières lointaines, une diffraction de myriades multicolores réservée habituellement à la vision myope. Ils ne trouvent pas à s'y éclairer, mais le reste de ses traits se réveille, son front, son nez, ses pommettes, jusqu'à sa bouche qui reste légèrement entrouverte alors que son dos se redresse, légèrement, mais assez pour que ses compagnons le remarquent.

 

-       Eh bien, dis donc, il y en a dans ce "mais pas que"… c'est du vécu, du solide…

-       Tu ne crois pas si bien dire !

-       Alors raconte, nous frémissons d'impatience !

-       Oh là, tu charries, en plus devant François, un peu gênant, non ?

-    Pas pour moi, en tout cas, Constance. Vous savez, Paul m'a tellement parlé de vous que j'avais déjà l'impression de vous connaitre avant de vous rencontrer.

-       Pas trop déçu, alors, vieux frère ?

-       Eh non, pour une fois le réel est conforme au virtuel !

-       Je croyais que vous étiez de passage... Quand avez-vous le temps de vous parler de moi ? Vous pourriez avoir des sujets plus intéressants...

-      Pour la première question, je travaille régulièrement ici, plusieurs fois par semaine par périodes, je fais l'aller-retour dans la journée. Je reste rarement le soir. Pour la seconde, nous parlons de beaucoup de choses, mais vous n'êtes pas parmi les sujets les moins intéressants, loin de là.

-       Flatteur en plus…

-       Flagorneur, dirait Paul…

-       Bon, ça y est ? La passe d'armes est terminée. Je vois que vous vous complétez bien… Je n'ai plus qu'à compter les points. Si tu nous racontais plutôt ton histoire de bibliothèque…

 

Que peut-elle bien raconter ? Que peuvent-ils bien comprendre ? Des jeunes qui cherchent des infos, banal. Sur un sujet bizarre, des croix géantes, pas banal, mais les jeunes aiment bien ce genre d'histoires un peu tordues. C'est un de leurs sujets d'amusement, quand ils sont tous les deux, parcourir les sites de séries pour railler les nouveaux sujets, comment peut-on s'inquiéter d'une croix géante quand on passe des heures avec les morts-vivants ? Elle raconte à demi-mots, s'arrêtant plus sur ce groupe de jeunes, leur façon d'être si démunis devant des recherches pourtant simples, les relations qui se sont nouées avec elle, comment ils l'ont prise pour une bibliothécaire, et ce discours double qui l'a bien amusée, très policés avec elle, se lâchant entre eux quand les questions devenaient cruciales. Elle termine sur cette histoire abracadabrante qu'ils ont découverte, ce village de Dozulé dont elle n'avait jamais tant entendu parler, devenu tristement célèbre à cause d'un groupe d'illuminés qui ne capitule pas malgré les rappels à l'ordre officiels. C'est vrai qu'on n'est pas loin de Lisieux, les visions seraient-elles géographiquement sélectives ? Elle a beau essayer de plaisanter, ils se rendent bien compte que c'est une façade. Derrière, ça craquèle. Elle est plus touchée qu'elle ne voudrait le dire, et son corps tout entier exprime ce que ses mots taisent. Son trouble les gagne. Ils ne peuvent l'interrompre. Elle a tout dit, ne trouve plus rien à dire, mais ne peut s'arrêter, des mots sortent, malgré tout, il le faut, qu'il n'y ait pas de vide, les mots ne servent pas toujours à parler, ou pas seulement. Ils comblent, s'étalent, se plantent. Et s'arrêtent. Brusquement. Plus rien. Son dos s'affaisse, son corps mou comme une poupée de chiffon se laisse glisser au sol, vaguement appuyé au fauteuil qu'il vient de quitter. Si elle pouvait penser, elle dirait que c'est gênant.

 

-       Je vous ressers un verre !

 

Indispensable. Impérieux. Un peu de vin pour que chacun tente d'échapper à ce séisme dans lequel elle les entrainait deux minutes plus tôt. Moins dans ce qu'elle a dit, pas le genre de révélation à les bousculer dans leurs certitudes, que dans ce qu'elle n'a pas dit, ne peut dire à personne, même à elle-même, ce qui la remue au creux de l'estomac, elle, la mécréante, ex-croyante repentie depuis si longtemps. Pour une histoire de croix, là vraiment, tu exagères, ma vieille. Reprends-toi un peu. Tu ne vois pas qu'ils vont te prendre pour une midinette, ces deux mecs, c'est ça l'image de la femme que tu veux leur donner ? Des histoires de religion, tu ouvres un journal et tu en trouves à la pelle, et pas seulement dans les rubriques de faits divers, hélas !

 

-       Ça me dit quelque chose, moi, cette histoire de croix géante. Je ne sais pas quoi, mais ça me dit quelque chose. Il faut que je trouve…

-       Ah non, François, si tu t'y mets toi aussi !

-       Si, si, ça me dit quelque chose, je trouverai… En attendant, on n'avait pas dit qu'on sortait diner après ? C'est moi qui vous invite, comme prévu…

-       Là, franchement, tu exagères, nous sommes deux, quand même, ce serait plutôt à nous de t'inviter. Et puis, je ne sais pas ce que veut faire Constance, je n'ai pas eu le temps de la prévenir.

-       Évidemment, je ne vais pas insister, enfin pas trop, seulement vous dire que ça me ferait très plaisir si vous veniez tous les deux.

-       Oui, je suis partante, de toute façon je crois que nous n'avons rien ici, et vu mon état, ça me fera du bien de sortir.

-       Bon, alors super. Tu avais une idée, François, ou c'est moi qui choisis ?

-       Vas-y, tu connais mieux la ville. Tu es chez toi ! Qu'est-ce que tu proposes ?

-       Laisse-moi réfléchir… Mais, maintenant que j'y pense, moi aussi ça me dit quelque chose…

-       Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?

-       Moi aussi, ça me dit quelque chose, cette histoire, il faut que je trouve…

-       Alors, là, le restau, si je comprends bien, c'est dans le lac !

-      Non, non,  j'ai tout mon temps. Dis, Constance, qu'est-ce que tu penses de ce nouveau restau qui fait beaucoup parler, ce jeune chef avec une cuisine ouverte ?

-       On en dit du bien… Mais c'est petit…

-       Tendance, à ce que je vois…

-       Oui, petit… j'appelle, c'est plus prudent.