Si loin, si près. 3

 

 

Un couple entre dans l'agence, timide. Lui, tempes légèrement grisonnantes sous une allure sportivement jeune ; elle, cheveux blonds sagement ramassés en chignon, une tenue sportswear qui aurait dû faire décontracté si elle ne paraissait un peu guindée. Ou peut-être cette apparente rigidité lui vient-elle d'une sorte d'embarras, d'un sentiment de gêne, de n'être pas à sa place. Ils ont pris le temps de regarder les annonces en vitrine avant d'ouvrir la porte, le carillon fait légèrement sursauter la femme qui se raccroche vite au bras de son compagnon et aux larges affiches de paysages de rêve qui tapissent le bureau. Ils s'avancent, s'arrêtent aux fauteuils du petit salon d'attente, comme s'ils en avaient déjà assez fait, et que leur chemin pourrait s'arrêter là. Aller directement à un guichet, sans hésiter, demande une aisance et une assurance hors de leur portée. Le regard de l'homme s'échappe sur la rue où vient de se former un embouteillage, les voitures sont encore nombreuses à passer outre les incitations à ne plus circuler en ville ; probablement seront-ils allés au parking du Centre, pour plus de facilité, ce qui ne les empêchera pas de critiquer l'étroitesse des places et l'ergonomie des rampes d'accès ; mais c'est tout près, et l'implantation de l'agence dans cette rue a bien sûr à voir avec cette proximité.

 

-       Bonjour Madame, bonjour Monsieur. En quoi puis-je vous aider ?

 

La femme est la première à s'apercevoir qu'on leur adresse la parole. Plutôt que de répondre directement, elle se tourne vers son mari occupé à observer la rue, et qui n'a visiblement rien entendu. Un regard anxieux le ramène à l'intérieur, il s'avance vers un des guichets, au hasard, guidé par l'empreinte de la voix plus que par les mots. Sa femme le suit, pâle.

 

-       Asseyez-vous, je vous prie. Vous cherchez des renseignements ?...

-       Nous… nous aimerions faire un voyage…

-       Quelle bonne idée ! Et soyez assurés que vous avez fait le bon choix en venant chez nous. Vous ne pouviez pas choisir meilleure adresse.

 

Ils se regardent, légèrement inquiets, elle en fait peut-être beaucoup, ce discours commercial destiné à les mettre en confiance n'a-t-il pas sur eux l'effet inverse ? S'en aperçoit-elle ? En professionnelle aguerrie, elle adapte son discours ; certains ont besoin qu'on fonce droit au but pour ne pas perdre de temps, ceux-là semblent plutôt être du style chemins de traverse.

 

-       Avez-vous déjà réfléchi à ce qui pourrait vous attirer ? Avez-vous une idée, ou voulez-vous que je vous guide dans votre projet ?

-       Si vous pouvez, nous, on n'a pas trop l'habitude de partir… risque la femme.

 

Le mari la dévisage, visiblement mécontent d'être ainsi mis en position d'infériorité. Le danger est perceptible, il faut rattraper la situation très vite, sinon ils vont prendre la tangente et sortir de l'agence avec une mauvaise impression qu'ils ne manqueront pas de distiller à l'extérieur.

 

-       Je ne me suis pas présentée, Constance, Constance Ligner.

-       Bonjour Madame Ligner, Michel Dubois, et mon épouse Jacqueline. Enchantés.

-       Monsieur et Madame Dubois, je suis contente de vous rencontrer, nous allons essayer de faire connaissance pour que je puisse vous proposer un voyage qui vous fasse vraiment plaisir. Je suis bien sure que nous allons trouver ce qui pourra vous plaire…

 

Pas facile. La femme ne dit plus un mot depuis qu'elle s'est fait toiser. Le mari se tortille sur sa chaise, les yeux sur les affiches qui tapissent les murs sans pouvoir en fixer aucune.

 

-       Je trouve qu'il fait chaud. Est-ce que je peux vous offrir un jus d'orange, ou un verre d'eau ?… Venez dans le coin salon, nous serons plus à l'aise pour bavarder.

-       Oh, merci…

 

C'était la bonne décision. Des fauteuils pour un dos moins raide, un verre à la main pour la contenance, l'atmosphère se détend, le mari a perdu des couleurs, sa femme en a repris. Les images du catalogue qu'ils feuillètent feraient craquer les plus rétifs qu'ils sont de moins en moins. Les yeux du couple réunis par le papier glacé pétillent d'un éclat insoupçonnable quelques minutes plus tôt. Laisser faire, prudence, ne pas intervenir tout de suite, toute précipitation se paie, jeter un œil sans en avoir l'air aux pages cornées, patienter, puis reprendre la main, la parole, doucement, juste ce qu'il faut.

 

-       Du soleil, vous avez envie de soleil, je crois…

-       C'est beau !

-       Du soleil, c'est sûr, mais pas trop chaud quand même.

-       Oh, écoute, avec la pluie qu'on a eue, on peut avoir du soleil maintenant…

-       Oui, oui, toujours aussi frileuse, toi ; mais moi, tu sais bien que j'étouffe quand il fait trop chaud.

-       On n'a pas dit trop chaud, on a dit du soleil…

-       Ne vous inquiétez pas, nous allons bien trouver une solution, des endroits ensoleillés sans être trop chauds, c'est possible !

-       Oui, mais à quel tarif ?

-       C'est ce que j'allais vous demander, il faudrait d'abord que nous établissions un budget.

 

Les yeux de la femme perdent soudain leur pétillement ensoleillé, elle ne doit pas tenir les cordons de la bourse, la dernière allusion l'aura renvoyée à une infériorité qu'elle ne semble pas près de renier. En tenir compte, ne pas priver le mari de sa superbe sans l'y enfermer, tâche délicate, Constance ouvre un classeur, en sort une fiche, commencer par pas trop cher pour ne pas perdre la main…

 

-       Qu'est-ce que vous en diriez ?

-       Combien ça fait ? Ah oui, quand même… C'est tout compris ?

-       Vous avez plusieurs formules : tout compris avec pension complète et toutes les excursions, ou certaines excursions en plus, ou demi-pension, et vous choisissez les excursions que vous voulez faire sur place, nous sommes très flexibles, nous voulons surtout que vous soyez bien et que vous trouviez exactement ce qui vous convient en nous adaptant à votre bourse.

 

La femme suit la conversation attentivement sans y prendre part, ses yeux clignent vers les photos, elle scrute son mari comme si la décision ne dépendait que de lui.

 

-       Et les boissons, mon voisin m'a dit de demander pour les boissons…

-       Pas les boissons alcoolisées, c'est une charte des agences que nous avons adoptée pour ne pas favoriser l'alcoolisme.

-       Même pas un peu de vin à table ?

-       Normalement non. Et en plus, vous savez, dans les pays que vous regardez, l'accès aux boissons alcoolisées est contrôlé, nous devons faire avec.

-       Je comprends, je comprends, c'était juste pour savoir… Mais alors, ça veut dire… ces pays…

 

Il se tortille à nouveau, dans son fauteuil cette fois. Qu'a-t-elle dit qui le mette si mal à l'aise tout à coup ? La question du budget n'avait pas l'air de l'arrêter, ni celle des alcools. Constance sert à nouveau du jus d'orange à la femme dont le verre est vide, à défaut de parler, elle sirote et observe. S'en faire une alliée, un impératif !

 

-       Ces pays, regardez, Madame, ces paysages, ces couleurs ; et ces enfants, regardez comme ils sont beaux !

-       J'aime beaucoup ces petits, là, avec leurs habits de toutes les couleurs.

-       Oui, ils osent plus que chez nous. Mais c'est vrai que le soleil y fait…

-       Mhhh…

-       Mais, ces pays, ça veut dire… heum…

-       Oui regardez comme c'est beau, Monsieur, votre femme semble conquise !

-       Je vois bien, mais je crois pas que ça va être possible…

-       Mais pourquoi, Michel ? Enfin, ça fait tellement longtemps qu'on en parle, de ce voyage…

-       Tu sais bien, Jacqueline, tu sais bien…

-       Oh écoute, je croyais que ça passerait, avec le temps…

 

Constance les regarde, médusée. La femme, dont le sursaut aura été de courte durée, se réfugie dans son fauteuil et son verre de jus d'orange. Lui, nerveux, tente de desserrer son col comme s'il avait une cravate qu'il pourrait dénouer pour se soulager. Les veines de son cou ont gonflé. Un rouge soutenu gagne son visage, étendant sur ses joues à la barbe renaissante des taches violacées qu'un regard persiffleur pourrait prendre pour des cartes en réduction de ce continent aux surfaces si anxiogènes. Intervenir avant qu'un drame se produise, et surtout garder son sérieux.

 

-       Que se passe-t-il, Monsieur Dubois, vous avez l'air inquiet tout à coup ? Ces destinations vous posent un problème ? Dites-moi ce qui se passe.

-       C'est que… c'est que… oh, et puis, dis-le, toi…

-       C'est que… mon mari… comment dire ? Il a peur de monter dans un avion. Faut dire qu'il a eu une mauvaise expérience, aussi, ça marque.

-       Cela fait longtemps, cette mauvaise expérience ?

-       Oh oui, c'est quand il était à l'armée, dans un coucou, il a eu la peur de sa vie, alors depuis…

-       Et vous, Madame Dubois, vous avez déjà pris l'avion ?

-       Non. J'aimerais bien, je crois pas que j'aurais peur, mais toute seule…

-       Ne vous inquiétez pas. Voyez-vous, Monsieur Dubois, dans mon métier, on en voit souvent, des gens qui ont peur de l'avion. Nous sommes bien placés, nous avons l'habitude. Si j'avais su que c'était ce qui vous inquiétait… Mais j'aurais dû deviner, où avais-je la tête ? Moi-même, voyez-vous, j'ai eu un problème du même genre.

-       Avec l'avion ?

-       Non, avec la voiture. C'est à la fois plus simple et pire. Parce que l'avion, vous pouvez éviter, la voiture, vous en avez besoin tous les jours.

-       Qu'est-ce qui vous est arrivé ? Un accident ?

-       Oui, enfin pas très grave, une Golf qui m'est rentrée dedans, elle a valsé à plusieurs centaines de mètres. Encore heureux, c'étaient deux voitures solides, elles ont eu du mal, mais ni l'autre conducteur, ni moi. J'ai juste été sonnée, et terrorisée. Dans les mois qui ont suivi, dès qu'une voiture s'approchait de celle dans laquelle j'étais, l'angoisse montait, j'étais persuadée qu'elle allait nous écraser, je vivais en continu ces films, vous savez, où les voitures se rentrent dedans…

-       Et comment vous avez fait ?

-       Peu à peu, ça a passé. Je me suis rassurée, réhabituée. Mais là, pour vous, Monsieur Dubois, nous n'allons pas bruler les étapes. Ce voyage est important pour vous, ne le gâchons pas. Rien ne vous oblige à prendre l'avion.

-       Mais ces pays… le soleil… ma femme, c'est ce qu'elle veut… je veux lui faire plaisir, aussi…

 

Ils se penchent vers une nouvelle série de fiches que Constance vient d'extraire d'un dossier. Des plages aux eaux turquoise, des criques escarpées, des monuments séculaires, des villages au charme traditionnel. Du soleil, mais qu'une végétation verdoyante tempère. Ils fixent les photos.

 

-       C'est où ça ? Comment on y va ?

-       Dites-moi, vous n'êtes pas pressés, vous pouvez prendre le temps d'un voyage plus calme ?

-       Oh, vous savez, nous, on est en retraite…

-       Et c'est ce que nous voulons fêter, là, depuis le temps que je dis à mon mari, à la retraite on fera un voyage, alors, c'est vrai, on a du temps…

-       Alors, pourquoi iriez-vous prendre l'avion ? Pas la peine d'ajouter un stress supplémentaire, le voyage, c'est pour vous faire plaisir, pas pour souffrir, non ?

-       Mhhh…

-       Vous voyez ce que je vous propose, c'est pas mal, hein ? Voyez ces paysages, et un temps doux en première arrière-saison, avec des tarifs intéressants puisque vous êtes hors période de vacances, voilà l'avantage de la retraite. Assez loin pour vous dépayser vraiment, mais pas trop pour pouvoir y aller en car. Nous avons des formules dix jours, quinze jours, ou même plus si vous le souhaitez.

-       Mais c'est où, pour y aller en car, en Espagne ?

-       Non, Monsieur Dubois, en Espagne c'est un peu près, et vous auriez du mal à trouver rassemblées toutes ces merveilles. C'est un peu plus loin, mais raisonnable, c'est la Croatie.

-       La Croatie ? Mais il y a la guerre, là-bas ?

-       Écoute, Jacqueline, la guerre, ça fait longtemps qu'elle est terminée en Croatie. Ça me plait, moi, cette idée d'y aller en car, et ces paysages, si c'est aussi beau en vrai, Madame, je prends…

-       Et vous, madame Dubois, qu'en pensez-vous ?

-       Ça me plait beaucoup aussi, et si en plus on n'a pas à prendre l'avion, c'est plus simple, sinon, mon mari, je sens que ça va le stresser, et on ne s'en sortira pas.

-       Écoutez, madame et monsieur Dubois, l'avion ce sera pour une prochaine fois. Là, c'est une sage décision. Vous allez revenir à mon bureau, je vais vous chiffrer plusieurs propositions depuis mon ordinateur, vous rentrez chez vous, vous réfléchissez tranquillement et vous me rappelez. Mais sans trop attendre, après les tarifs risqueraient de monter. Disons, vous me rappelez mardi matin, ou, encore mieux, vous revenez, nous prenons un rendez-vous, vous avez toute la fin de semaine pour réfléchir. Et mardi nous fixons tout. D'accord ?

 

Le couple sort de l'agence, le regard plus assuré qu'à son arrivée. Elle, redresse la tête avec ce pétillement dans les yeux qui en dit long. Lui, a retrouvé un teint clair. Il vérifie d'une main que ses clés sont bien dans sa poche, de l'autre, il entoure les épaules de sa femme d'un geste qui ne semble pas si familier. Constance vérifie l'heure sur son ordinateur. Sa journée se termine. Elle avait prévenu qu'elle partirait un peu plus tôt. Et, avec cette promesse de vente bien engagée, elle l'a gagnée, sa journée. Et mis de côté ses rêves de la nuit dernière. Paul rentre tard, elle va pouvoir prendre son temps à la bibliothèque. César Birotteau, un sourire se dessine sur son visage. "Puisque j'ai le temps…"