Se forcer à lire le  panneau.

- Non ce n'est pas possible : une déviation, mais quoi encore une ?

Regarder les arbres. Passer une vitesse. Pour aller  où ?

Nadine lâche son volant et frotte ses mains l'une contre l'autre, comme si la solution allait arriver comme quand on frotte deux bouts de bois et qu'il en jaillit du feu.  Elle regarde à droite, puis à gauche comme si une aide aller arriver de là, un sauveur, un mari, un père.

Les voitures klaxonnent derrière elle.

Elle a freiné ensuite elle a pilé devant le panneau : "Déviation". Ce n'est pas possible. Comment va-t-elle faire ? Elle prend si souvent cette route qu'elle n'en connait pas une autre. Elle a très peur de ne pas retrouver son chemin, d'autant que voilà des années qu'elle n'habite plus à Albi.

C'est alors qu'elle voit les arbres. Les beaux platanes de son enfance si rassurants n'ont plus de tête. Des hommes en orange se tiennent là pour les massacrer, les défigurer et surtout effacer toute trace de son passé.

Quelqu'un est venu se planter devant sa portière. Un homme rougeaud avec des cheveux coupés en brosse qui crie très fort.

Que crie-il  déjà ? Elle croit s'en souvenir maintenant. Un truc comme "Bonne femme " et" pochette surprise"," conduire"

 

Elle serre les dents et lance sa petite Audi bleue sur la nouvelle route qui s'offre à elle.

A gauche tourner. Feu rouge intersection.

 

- Comment est-ce possible. Il n'y a plus aucun panneau déviation. J'en suis sûre, c'est toujours comme cela, mais je ne sais pas comment ils font à la DDE.  On voit un panneau, on le suit, et puis on se retrouve dans un endroit inconnu et surtout : plus aucun panneau. C'est classique. on est abandonné dans un endroit inconnu en pleine campagne.

Elle  lâche le volant  et se prend la tête dans ses mains pour  tenter de se calmer. Respirer comme on lui a appris en cours de Sophro : un deux trois  je respire de quatre à sept  j'expire.

- Bon je ne vais pas paniquer comme à l'époque du cauchemar. C'est atroce de se retrouver dans ce dédale. Si seulement je n'avais pas laissé mon portable à la maison. Si seulement je pouvais téléphoner à Raoul, il pourrait venir me chercher. Je connais si bien la route pour rentrer à la maison de maman que je pourrais conduire les yeux fermés. Mais là, même les yeux ouverts, je suis sûre que je ne vais pas y arriver. D'un autre côté, si je ne positive pas je vais commencer à stresser et je vais bloquer la situation. Mes petits stagiaires, quand ils viennent à l'un de mes stages, certains viennent de Nancy et pourtant ils s'y retrouvent bien, ils y arrivent. Donc, je dois faire un effort.

La route à présent s'est rétrécie. Il n'y a plus aucun arbre mais plutôt des terrains à construire qui forment un lotissement à venir. On a érigé un grand portique en fer sur lequel on va accrocher un grand écriteau, c'est certain. Plus loin, on peut lire un panneau : terrains à vendre.  Elle s'arrête sur le bas côté da la route, et se met à pleurer. D'abord sans bruit, puis au fur et à mesure que les minutes passent, son angoisse augmente et ses pleurs se transforment en une vraie crise de nerfs.

 

Elle se revoit alors à un moment particulier de sa vie. Ils étaient allés se balader dans la forêt de la Grésine. Il faisait beau, c'était en automne. Elle devait avoir dans les cinquante-cinq ans.  Oui, c'est cela, elle avait juste pris sa retraite de l'Éducation nationale. Ils avaient laissé la voiture dans un petit sentier parfaitement anonyme, un sentier comme un autre, bordé de bruyères et de fougères. Le soleil dardait ses rayons encore chauds. Ils étaient partis droit devant en tournant dans une grande allée forestière. Ils avaient marché pendant au moins une demi-heure. Puis, ils avaient vu un beau buisson  tout roux et elle avait voulu prendre quelques clichés pour plus tard en faire une esquisse, et peut-être une belle aquarelle. Elle adorait les paysages d'automne. Elle savait parfaitement manier le pulvérisateur d'eau.  Elle projetait de l'eau avec celui-ci en le tenant à angle droit de sa feuille. Puis avec un pinceau particulier, comme un sabre elle apportait avec sa pointe une couleur bien dense. Cet apport de peinture dans les gouttes d'eau provoquait une réaction comme un effet chimique. Elle créait alors de somptueux tableaux de végétation. Elle avait "inventé" cet effet en cherchant dans son atelier de Malakoff pendant des mois. Un jour, ces efforts avaient été couronnés de succès. Ce résultat faisait partie de sa spécificité qu'elle enseignait maintenant dans toute la France. Ils avaient donc pris des photos des arbres, des fougères et puis ils avaient pris des photos de leur couple en tournant la tablette en effet miroir. Ils étaient heureux et insouciants.

Ils avaient ouvert le panier contenant un beau gâteau sec et une bouteille de jus d'orange. Ils avaient profité de la douce chaleur de l'automne qui filtrait au travers des grands arbres rougis par le froid des nuits d'automne.

Puis vint le moment de prendre congé de cette belle nature et de retourner dans la grande maison d'Albi où sa mère les attendait pour dîner. Elle avait recommandé de ne pas tarder pour le dîner,  comme d'habitude. C'était un reste de son pouvoir sur sa fille ou bien une habitude d'enseignante, puisqu'elle avait enseigné le piano dans son jeune temps.

Ils reprirent l'allée forestière en sens inverse. Du moins c'est ce qu'ils crurent.  A la nuit tombée, ils n'avaient toujours pas retrouvé la petite Audi bleue. Nadine ne disait rien pour ne pas mettre en colère son Raoul de mari. Elle savait que quand elle se sentait angoissée, le mieux était de ne pas le lui montrer, car cela accentuait sa fureur de se trouver coincé ou pris en défaut dans son incapacité à trouver l'emplacement où il avait laissé la voiture.

Depuis quelque temps, étaient-ce les effets de la ménopause, Nadine avait des absences. Elle ne se souvenait plus des titres des romans ou des livres qu'elle avait lus. Elle était souvent incapable de donner le nom des acteurs, connus pourtant,  qui jouaient dans tel ou tel film. Le plus grave, à son sens, était le fait qu'elle avait l'impression de se perdre.  C'était une sensation très désagréable, comme une petite voix qui lui disait :"tu ne retrouveras pas ton chemin", ou bien "Comme c'est bizarre, on dirait que ce n'est pas par là que tu es passée ce matin." En fait, c'était un double d'elle-même plus peureux, plus timoré qu'elle ne l'était réellement. Une drôle de sensation.

 

Elle en était là de ses souvenirs tout en pleurant à chaudes larmes, quand lui revinrent les termes de la conversation qu'elle avait eue avec sa mère. Sa mère qui avait été une professeure de piano émérite, devenait une vieille personne, petit à petit, sans heurts  et rentrait à présent dans le grand âge. Elle venait de fêter ses quatre-vingt-douze ans et jouait encore au scrabble avec sa voisine, qui elle, n'en avait que quatre-vingt-trois, une jeunette en somme.

- Ma fille, il ne faut compter que sur soi-même dans la vie. Inutile de penser que nos maris nous protègent. Ils font semblant, juste pendant les premières années de mariage. Ne fais pas comme moi, reste toujours indépendante financièrement et surtout affectivement et matériellement.

Nadine sut ce qu'il fallait faire. Sur le terrain en construction évoluaient des gros engins de chantier qui allaient creuser les fondations d'une nouvelle habitation.

- S'il vous plait Monsieur, je me suis perdue en suivant la déviation, pouvez-vous m'indiquer la direction d'Albi ?