Les cloches s'époumonent à y laisser leur salut. Le grand bourdon prend son temps pour égrener ses trois fois trois coups, un supplément de gravité qui ajoute encore à la solennité. Des litanies aussi peu audibles et compréhensibles que les chants leur parviennent de l'intérieur. Adossés au mur près de la grande porte, ils regardent trois jeunes qui débouchent du bout de la rue en vociférant et s'apostrophant, jusqu'à ce que la fourgonnette noire garée sur le côté les rappelle au  minimum de respect de circonstance.

-       Tu ne veux toujours pas rentrer ? On serait quand même mieux assis à l'intérieur.

-       Non, non et non, pas question que je remette les pieds là-dedans ! Tu m'avais promis…

-       OK, je n'insiste pas. Même si j'ai du mal à comprendre. Tu avais pourtant l'air d'aimer les abbayes et les églises pendant notre weekend en Bourgogne, il ne fallait pas en rater une, même moi, je calais.

-       Des églises, oui ! Mais ici, c'est trop chargé, et c'est pas une église, mais  une chapelle, même si ça ressemble.

-       Que veux-tu que j'en sache, je n'y suis jamais entré. Et apparemment ce n'est pas demain la veille. Avoue quand même que j'ai de quoi m'étonner, tu m'emmènes avec toi à l'enterrement de ton oncle, et tu me fais rester dehors.

-       Ils vont sortir bientôt, on ira au cimetière, c'est le plus important, non ? Désolée, je sais que c'est bizarre. Mais, depuis que mes parents sont morts tous les deux, je me dis que la roue tourne, mes derniers oncles et tantes vont emporter le passé avec eux, alors je m'accroche à quelques dernières bribes.

-       Eh oui, la roue tourne, et ce n'est pas en restant à la porte que tu vas te mettre en paix avec tes vieux démons.

-       Chut…

 

Le cercueil, porté par quatre hommes, des cousins, des voisins, ses souvenirs sont flous, franchit la porte, suivi par la famille jusqu'au corbillard. Ils rejoignent la foule des fidèles. Sans s'y fondre, ce serait difficile, tout les distingue ; ou presque rien, mais on sait qu'ils ne sont pas de là. Lui surtout. Elle, on finit par lui trouver un air, mais oui c'est la fille de…, tu crois ? alors c'est une nièce ? tu l'as vue à la messe, toi ?

Elle sourit, légèrement, pour garder un air grave ; être reconnue sans reconnaitre, ça vous met toujours mal à l'aise, mais c'est le prix à payer pour tant d'années d'éloignement. Le cortège s'épaissit aux abords du cimetière, d'autres se seraient-ils dispensés de la messe ? La famille se rassemble autour de la terre fraichement creusée pour les derniers rituels, ils suivent, ses cousins qui l'ont prévenue du décès l'embrassent, les autres suivent, elle fait les présentations, à voix basse, avant d'aller embrasser les derniers représentants âgés de la famille encore valides. Ils sont contents de la voir, ils le disent, elle n'avait revu personne depuis les enterrements de ses parents, son père d'abord, sa mère plus tard, dans l'ordre des statistiques.

La famille avait été parfaite, s'occupant de tout le religieux selon le souhait indiscutable de ses parents que ni elle ni son frère n'aurait su satisfaire. Elle avait suivi leurs recommandations sans la moindre velléité de critique. Ils avaient fait comme s'il ne s'était jamais rien passé, elle rentrait dans le rang, dans l'ordre d'où ils n'avaient même jamais imaginé qu'elle puisse sortir. Aujourd'hui, ils ont un peu vieilli, tous, mais elle aussi, au même rythme, même si les signes sont moins patents. Ils l'embrassent, la félicitent pour son compagnon, il a l'air gentil, un bon gars on dirait, même pas un mot désobligeant pour le précédent. Ce qu'elle avait pu en entendre pourtant, rapporté par sa mère, qu'il s'y croyait, on voyait bien que c'était pas un gars de chez nous.

Mais l'heure n'est plus aux reproches. Puisqu'elle est là, c'est qu'elle est revenue, comme si elle n'était jamais partie. "Excuse-moi, ça doit être hyper compliqué pour toi, je t'expliquerai, plus tard…" Elle a accepté de l'emmener, lui, à cet enterrement où il ne doit rien comprendre, il écoute, observe, emmagasine, elle aura droit aux questions après. Le cimetière commence à se vider, ils partent, tous, les plus lointains d'abord, puis les proches, au revoir, faudra revenir, personne ne leur propose autre chose, un verre, un casse-croute, ils en ont fait de la route pourtant, qu'ils doivent refaire maintenant. C'est comme ça, on va aux cérémonies, on revient, on reprend sa vie, chacun la sienne, on se mêle pas de ce que font les autres, ça c'était avant. C'est un endroit qu'elle n'a jamais quitté, en vérité, quoi qu'elle en pense.

 

-       Tu dois me maudire, dans quelle galère je t'ai entrainé !

-       Province profonde, ça ne manque pas de charme, dommage que j'aie pas fait socio !

-       J'avais besoin de toi, toute seule je n'aurais jamais pu les affronter, tous.

-       Affronter, tu y vas fort, je les ai trouvés plutôt gentils.

-       Vite dit. Bon, tu dois avoir faim, vu l'heure, on se trouve un petit restau ?

-       Ça existe dans le coin ?

-       Ça devrait, un truc simple, plat du jour…

-       Et j'aurai peut-être droit à quelques révélations ?

-       Va savoir…

 

Le contrat est rempli, salle à manger pimpante dans un ensemble bar-restaurant-tabac-journaux, un ancien corps de ferme réaménagé pour retrouver les poutres et les pierres apparentes. On est loin de la salle sombre avec bar en formica des années soixante qu'elle avait entrevue dans son enfance ; on n'allait pas au restaurant ; mais une fois elle était entrée au café avec son père, elle ne sait plus pourquoi, et le jukebox qu'elle découvrait associerait à vie le pschitt orange à Boby Lapointe, "avanille et framboise…". Les nouveaux patrons, des jeunes, il a dû en passer depuis le temps, sont avenants, et la blanquette est délicieuse. Ils ont bien fait de s'arrêter.

-       Te décrire l'intérieur, c'est compliqué. Je t'expliquerai, un jour, cette drôle de religion qui  m'a nourrie. Là, je crois pas que je sois encore prête. L'intérieur de la chapelle, ça oui, ça m'a marquée. On disait "la chapelle", même si c'est grand comme une église, avec des saints partout, des sortes de retables, mais pas d'autel. Des bancs de chaque côté d'une grande allée centrale. Quand on avait mettons sept-huit ans, on commençait à aller devant, dans les premiers rangs, l'honneur de ceux qui commençaient à préparer leur communion. Les filles à gauche en regardant le chœur, les garçons à droite. Un dimanche, je m'en souviendrai tout le temps, j'ai eu la honte de ma vie. J'avais dû m'habiller un peu vite, j'étais assise au premier rang, la chance, tout à coup je regarde mes pieds, un soulier marron, un soulier noir. Mes yeux qui n'arrêtaient pas de pointer cette aberration. J'aurais dû regarder ailleurs. Impossible. Tout le monde devait avait avoir les yeux rivés sur mes pieds. Jusque-là, mes voisines n'avaient rien vu, occupées à chanter en suivant leur livre de messe. Devant j'étais protégée, c'est la sortie qui serait difficile, je ne pourrais plus échapper aux regards. En attendant je cachais mes pieds comme je pouvais sous mon banc. les joues en feu, le dos brulant. Une frayeur de gosse, tu vois…

-       À la mesure de l'importance que vous deviez accorder à la sortie dominicale ! Et ça s'est terminé comment ?

-       Aucune idée, je suppose que ma honte est restée très intérieure. Sortie dominicale, tu dis, si encore ça s'était limité aux dimanches !

-       Mais ça aussi c'est pour plus tard, quand Madame sera dans de bonnes dispositions, je suppose…

-       Eh oui, grand curieux. Et franchement, c'est sans intérêt pour toi.

-       Pourquoi tu m'as emmené là, alors ? Et pour un enterrement en plus, y a plus gai pour faire un tour à la campagne !

-       D'abord, tu ne t'es pas fait prier, c'est même toi qui m'as proposé de m'accompagner, tu avais très envie de voir d'où je viens. Et, sans enterrement, pas d'occasion, tu ne verras rien qu'un village bien calme, et portes closes à la chapelle.

-       Pour ce que j'en ai vu !

-       Bon, pour aujourd'hui j'en ai déjà beaucoup fait. Je te propose autre chose, j'irais bien voir notre voisine, elle a perdu son mari il y a quelques mois, je l'ai su tard, je l'aimais beaucoup quand j'étais petite. Et ça te permettra de voir notre maison, de loin, sans trop nous approcher, elle est habitée.

-       À vos ordres, Madame.

 

 

Entrer par l'arrière lui fait toujours bizarre. L'arrière pour elle, puisque pour la famille c'est l'entrée principale depuis longtemps. Mais de chez elle, jamais on ne faisait le tour du bâtiment, on prenait l'entrée "de devant", par la grande pièce qui a peu changé. Cuisine, pièce à vivre, la maison comme on l'appelait partout pour la distinguer de la chambre. Plus tard, il y aurait "des" chambres, une salle à manger, mais la "maison" resterait toujours le centre de la vie familiale. Cette grande pièce, elle l'a bien connue quand, dans le hameau, c'était la seule ligne téléphonique ; une ligne partagée avec ses parents qui était chez Eugénie ; on dirait plus tard, quand elle vieillirait et que le téléphone aurait été installé partout, chez Marcel et Claude, la belle-fille qu'ils viennent voir aujourd'hui. La pièce est à son image, claire, propre, ordonnée, presque rien n'a changé, les meubles donnent l'impression d'avoir toujours été là, ou dans n'importe quelle maison du coin ; peut-être que la cheminée a été refaite, plus moderne, et le téléphone est posé sur une tablette, ce n'est plus l'antique téléphone mural qu'elle a connu enfant. Claude est tellement contente de la voir, de les voir.

-       Oh, Constance, viens que je t'embrasse, ça fait un bout de temps, tu changes pas, toi ! C'est ton nouveau mari, ta mère m'avait dit, la pauvre…

-       On n'est pas mariés, mais oui, c'est Paul. Toi non plus tu ne changes pas, Claude, j'ai l'impression d'être venue hier.

-       Paul, j'en ai connu des Paul. Viens là que je t'embrasse aussi, je te tutoie, hein ? Moi, tu sais, les manières, et puis à mon âge…

-       Évidemment que vous pouvez me tutoyer, mais moi, je ne sais pas si je vais y arriver si vite.

-       T'inquiète, ça viendra. Allez, racontez-moi, qu'est-ce que tu deviens ma belle ? Tu travailles toujours ?

-       Oui, oui, mais toi d'abord, Claude, dis-moi, comment ça va ? J'ai su trop tard pour Marcel, sinon je serais venue. La fin a été dure ?

 

Claude leur raconte, par le détail, toutes ces dernières années, les allers retours à l'hôpital, les maladies qui se succèdent, comment elle a signé une décharge, à la fin, pour qu'il termine ses jours chez lui, son souhait depuis toujours, ne pas finir à l'hôpital. Elle parle des enfants. La dépression du fils après que sa femme était partie brutalement, lui laissant les petits ; Constance comprend mieux, tout à coup, pourquoi Claude a toujours été distante avec la cousine, sa nièce, qui en avait fait autant, bien avant ; maintenant ça va, il a refait sa vie, une nouvelle femme, toute jeune, bien gentille et dévouée. La fille ainée, celle de son âge, toujours dans la région parisienne, dans les assurances ; une bonne fille, proche de sa mère, et elle a gardé sa religion, elle dit toujours sa messe même si elle est loin et peut rarement venir le dimanche. Marcel a été enterré à la petite chapelle, pas la grande, il y a une espèce de scission, à la grande ils se sont fait embobiner, un truc bizarre, une histoire de croix, heureusement ça s'est arrêté à temps, mais il y a des séquelles, on n'oublie pas comme ça. Depuis, la petite chapelle est toujours pleine le dimanche, il y a des chants, c'est superbe. À la ferme, c'est dur, même si elle suit de loin maintenant, les vaches, ils ont dû abandonner, les laitières c'était devenu trop compliqué, et les récoltes, c'est selon les années. Enfin, elle, maintenant, sa petite retraite lui suffit, c'est plus pour les enfants qu'elle se tracasse, sa fille plus jeune qui est au bourg avec son mari, si jamais l'usine ferme, c'est la catastrophe.

 

-       Mais je parle, je parle, et je vous ai rien offert ! Un café, ou un petit verre, je crois que j'ai une bouteille au frigo, que j'ai ouverte hier soir avec les enfants, ça vous dit…

-       Oh, tu sais, on n'a besoin de rien… Ce que tu as, un petit verre alors, ça te dit, Paul ? Mais léger, tu sais, on reprend la route après…

-       C'est du rosé, ça vous va ? Et je dois bien avoir un paquet de biscuits… Et toi, raconte, tu sais, tes parents, ils me manquent, depuis que ta mère est partie, j'ai moins de nouvelles.

 

C'est plus compliqué pour elle, Constance sent bien à la fois la proximité avec celle qu'elle connaissait mieux que ses tantes, quand elle était petite, et cet éloignement de vies qui se sont construites sur des codes différents. Que pourrait bien comprendre Claude à ce qu'ils font, leurs métiers "dans les livres", leurs soucis qui paraitraient bien dérisoires ici ? Elle parle plutôt de ses enfants, bien partis dans la vie, avec leur père ça se passe bien, même depuis le divorce, son fils est à l'étranger, depuis deux ans, c'est comme ça maintenant les jeunes ; sa fille attend un bébé, elle est encore jeune, mais elle ne voulait pas attendre, elle continuera sa carrière, ils parlent aussi de partir à l'étranger, ce sera moins bien pour le bébé, mais c'est la vie, elle ira les voir de temps en temps. Maintenant il va falloir qu'ils s'en aillent ; elle est vraiment contente d'être passée, d'avoir eu des nouvelles, de l'avoir vue, elle, Claude, en forme, mais ils ont de la route à faire, ils ne peuvent pas trop s'attarder. Paul remercie pour l'accueil, pour le verre. Ils reviendront, avec plaisir, il a tant à découvrir.

 

-       Quelle journée ! Il vaut mieux que tu me laisses conduire, toi, repose-toi un peu. Si tu me guides pour repartir d'ici, ça devrait aller, je devrais trouver la route après.

-       Je veux bien que tu conduises, quant à dormir pendant le trajet, je ne crois pas, avec le lot d'émotions d'aujourd'hui, je suis un peu énervée. Enfin, d'ici ce soir, ça devrait aller, la fatigue aidant je devrais m'écrouler, pas besoin de me bercer.