Il en est des petits secrets de village comme des plus grandes découvertes scientifiques, seul un œil exercé peut les percevoir et en comprendre la portée. Le visiteur bienveillant, dès qu'il se risque en dehors du bourg coquet, sa place fleurie et ses abords bien entretenus, est vite saisi par le contraste avec les chemins vicinaux qui relient les villages ; cette appellation peut sembler excessive, mais ce nom qu'ont pris les hameaux dans cette campagne-là en dit long sur l'équilibre centre-périphérie qui s'y est joué. Terre de bocage, elle ne se livre pas si vite ; la vue y est courte ; des haies entourent toujours les champs, moins remembrés qu'ailleurs ; aucune rivière ne ponctue le paysage, juste des sentiers argileux qui ont l'air de ruisseaux plusieurs mois de l'année. Les chemins creux charrient encore le sang de guerres de religion qui ont tracé ici un sillon tenace ; les creux-de-maison décrits par l'écrivain local[1], prix Goncourt qu'il a récemment découvert, reconditionnés en ces pimpantes demeures au confort moderne donnent à quelques pavillons uniformes plantés au hasard cet air fourbe de fossoyeurs qui lorgnent vers les ruines qu'ils auraient épargnées.

 

Mais, passées ses premières observations historico-géographiques, notre visiteur entrevoit une configuration particulière de ces terres qu'il traverse, une qualité de fierté inattendue chez ces habitants. C'est la campagne, après tout, se dit-il, elle a son lot de banalités et de particularités. Il poursuit sa route, s'extasiant sur la verdeur des prairies et l'épaisseur des frondaisons, il cherche au moins un château, qu'il ne trouve pas. Ni sa carte, ni son gps n'en indique sur cette commune ; ou paroisse, tout dépend du bord où on se situe. Car il en entend parler, au café où il s'arrête, de ceux de l'autre bord, sans savoir situer la ligne. Il visite l'église, fraichement rénovée, en plein milieu du bourg. Mais s'il y a une chose qu'il a comprise dans ses lectures, c'est que les réponses qu'il cherche ne sont pas là, dans une église pareille à tant d'autres. Il pousse jusqu'au gros village qu'on lui a indiqué, à côté, avec ses usines, l'une florissante, l'autre victime des délocalisations, ici aussi. Au fond du village, une sorte de temple, de grosse chapelle, fermée, il rebrousse chemin. En revenant au bourg, il découvre le cimetière, un peu en retrait, il avait dû passer devant sans le voir ; il entre, et sent bien que l'ordonnancement des tombes autour de l'allée centrale a quelque chose à lui dire. Mais il est seul. Et même s'il abordait cette voisine venue s'occuper des fleurs, elle ne lui parlerait probablement que de la pluie encore annoncée.

 

Pour les secrets, il reviendra. Il pressent ce qu'il y a de profondément intime dans ces positionnements qu'un œil extérieur comme le sien qualifie trop vite d'ésotériques ; les présomptions sectaires qu'il supposait cadrent mal avec cette dissidence affichée sans prosélytisme, loin des marqueurs sociaux de l'intégrisme ; il n'a pas connaissance que ces villageois tranquilles aient affrété de cars pour aller défiler contre des reconfigurations familiales qu'ils critiquent peut-être, en privé, mais ne combattent pas publiquement, des batailles il y en a eu assez, dans le passé ; et le passé, ici, on n'y est accroché que sur un socle d'égalité ; des seigneurs et des puissants, on n'en veut pas ; Dieu oui, mais le seul maitre que l'on vénère, c'est le maitre d'école. Le voici à sa dernière étape avant de quitter la commune, l'ancienne école des champs transformée en musée[2] et chargée des souvenirs de ces enfants des villages qui se formaient à la laïcité, à l'écart de l'école du bourg. Il n'est jamais question de religion dans ce conservatoire de l'écriture à la plume, des sarraus gris et des galoches, mais la séparation n'est jamais loin ; ceux de "l'autre côté" ne la fréquentaient pas, ils allaient chez les sœurs ; alors, dans l'école  de campagne se retrouvaient les autres, dissidents, protestants, formés, par force, aux valeurs de la République plutôt qu'à celles de la calotte. D'un mal peut-il naitre un bien ? À ce qu'il lit, ces enfants élevés à l'école publique en ont perdu leur patois, mais trouvé les germes d'un progrès social et d'un ancrage politique indéfectible, ils n'avaient pas besoin de curé ni de seigneur pour savoir pour qui voter !

 

Il ne sent encore que confusément la portée de ses petites découvertes, de ces dédales dans lesquels il vient de de s'engager. Il ne pourra plus faire marche arrière. C'est un endroit qu'il cherchait, qu'il pensait comprendre, qu'il n'a qu'effleuré. Si loin, si près, ses lectures n'y suffiront pas. Il ne peut faire plus, seul. Il repart.

 

 

 

 



[1] Ernest Pérochon, Les-creux-de-maison, 1913, d'abord publié en feuilleton dans l'Humanité, puis à ses frais, Nêne, 1920, publié à ses frais (Prix Goncourt).

[2] Musée-école de la Tour Nivelle (http://www.tournivelle.fr)