Après des périodes d'hésitation, de nombreuses tentatives et bien des échecs, j'avais mené ma mission à bien et terminé la lettre à mon vieil inconnu,  elle avait disparu dans la boîte. Ce n'est pas un geste neutre que celui de glisser un courrier dans la fente d'une boîte aux lettres, à l'instant où on le lâche, le geste devient irréversible, on ne sait pas ce qui va pouvoir se passer, mais la situation nous échappe, ne reste plus qu'à attendre.                                                          Tant qu'elle n'avait pas été partie, j'étais restée calme, depuis la tension est montée de plusieurs crans et je me demande.                                                                                        "Qui est heureux ? Celui qui attend quelque chose, ou celui qui n'attend rien" "un message, un appel téléphonique. Et rien parfois. Ce rien-là n'est pas un contrat de béance, mais le début d'une attente". Ainsi depuis quelques jours, je suis baignée dans cette atmosphère !

 

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    Éventrer la terre pour en arracher de la pierre, c'est pour moi un acte par nature agressif vis-à-vis de la terre mère, sans aucun doute un vieux fond de paganisme gaulois transmis dans mes gênes, ensuite combler ce vide en y jetant nos ordures ménagères ressemblait de mon point de vue à un manque complet de respect.   Je ne sais pas à partir de quel moment ces deux notions ont commencé à se confondre dans mon esprit : d'un côté la carte d'identité de cet homme, et de l'autre cette terre dénaturée. Tout à coup j'ai assimilé les deux faits comme des pertes d'identité, celle de la nature que l'on ne respecte plus en tant que telle, et celle de cet homme dont la pièce d'identité avait été jetée. Moi qui étais prête à baisser les bras et à tout laisser tomber dans cette histoire, cette réflexion m'a relancée dans l'action.

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     C'est un acte important quant au moment de la naissance d'un enfant, on l'inscrit dans une filiation. Le nom et les prénoms de l'enfant nouveau-né sont notés dans le registre de l'état civil, indiquant le jour, l'heure, le lieu, l'identité de ses parents et leurs professions. Puis on répétera la même opération dans le livret de famille, où cet acte donnera à l'enfant sa place dans la fratrie. Ce sont désormais des données intangibles qui d'une certaine manière le feront exister définitivement aux yeux du monde, qu'il soit vivant ou mort ces données resteront gravées dans les registres.                                                                     Les livrets anciens écrits à la plume étaient beaux à regarder et faciles à lire avec leurs pleins et leurs déliés, souvent on leur attache peu d'importance et ils disparaissent dans les familles au moment des successions, après la disparition des générations précédentes comme s'ils ne servaient  plus à rien. Cela n'est pas vrai, bien au contraire quand il n'y a plus personne pour témoigner des origines, il est important de pouvoir reconstituer sa lignée, de bien savoir d'où l'on vient, pas seulement par les légendes du récit familial colporté par le bouche-à-oreille, mais en relisant la succession des ancêtres de la famille.                                                               C'est en me faisant cette réflexion que j'ai réalisé que l'homme pouvait être mort ou fou, car quelqu'un de doué de son bon sens et ayant toute sa tête n'aurait jamais commis ce geste sacrilège de jeter sa pièce d'identité. Cette constatation m'a rendue plus impatiente encore de recevoir sa réponse.                                  J'ai sorti la carte Michelin du secteur pour essayer de voir où se trouvait le village dont le nom était inscrit sur sa carte d'identité "Coudray le vieux". J'eus un peu de difficulté à le situer alors qu'il ne se trouve qu'à environ  trente kilomètres de chez moi. J'avais tout d'abord cherché dans la liste des villages du département et appris qu'il ne comptait que 275 habitants. Une aussi petite distance à parcourir n'était pas une difficulté majeure et je me dis que dès qu'il ferait une journée un peu maussade m'empêchant de jardiner je filerais là-bas pour me renseigner. Je laissai passer une ou deux fois l'occasion d'effectuer ce déplacement, inconsciemment je devais préférer me rendre sur place plutôt qu'après avoir eu de ses nouvelles. Le cantonnier étant venu passer la tondeuse sur les talus de notre hameau, je lui avais demandé s'il était fréquent que des habitants d'autres localités viennent vider des chargements dans notre carrière. Je me doutais bien un peu de sa réponse sachant désormais comment réagissaient les habitants devant ce qu'ils prenaient facilement pour des agressions ou des atteintes à leur souveraineté, mais je désirais avoir confirmation de ce que j'avais imaginé.                                                                                                                         - Jamais, il y a des carrières partout et chacun gère les siennes, il ne manquerait plus que ça. Devant mon air étonné et offusqué par mon propos, il ajouta l'air soupçonneux.                                                                                                         - Vous avez remarqué quelque chose, parce si c'est le cas, il faudra en informer monsieur le maire.                                                                                                                                       - Non, non m'étais-je empressée de lui répondre, ce n'était qu'une réflexion. Visiblement j'avais gaffé et je ne tarderais pas à voir passer monsieur le maire, c'est là toute la beauté des petites communautés.                                                  La semaine suivante, je suis retournée en ville pour y passer quelques jours,        j'avais encore de nombreuses questions à régler et des caisses à remplir avant d'effectuer mon déménagement, et puis j'étais bien consciente que c'était aussi un prétexte pour mettre de côté cette histoire qui envahissait mon esprit bien au-delà de ce que j'aurais voulu. Je racontai mon histoire à une amie ancienne collègue de travail avec qui j'avais décidé de déjeuner en profitant de ces journées, car on n'abandonne pas impunément son passé.                                                                                                                       - Je ne voudrais pas te vexer, mais tu ne crois pas que tu en fais un peu beaucoup avec ta carte d'identité me dit-elle ? c'est tristement banal, des gens de notre génération, nous n'aurions pas fait ça, mais désormais la chose écrite a beaucoup perdu de sa valeur aux yeux du plus grand nombre.                                                                                J'en étais bien consciente, mais c'était plus fort que moi, je m'étais mobilisée et je n'avais pas trouvé de motif suffisant pour en rester là de ma quête. Elle dut s'en rendre compte car d'un air patelin, elle ajouta :                                                             - Il est vrai que, désormais, tu as tout ton temps, toi qui es à la retraite.                Sur l'instant j'ai senti que notre conversation pouvait tourner à l'algarade, son air de dire qu'en fait "je n'avais plus rien à faire, pour ne pas dire que j'étais désormais inutile m'avait agacée et j'étais prête à me dire : toi ma vieille, tu ne feras pas partie de ceux que je vais garder dans mon carnet d'adresses après mon déménagement.                                                                                                        - Tu ne vas pas te mettre à me faire la tête alors que je plaisante juste pour ambiancer nos retrouvailles, je ne suis pas certaine que la retraite soit un objectif très euphorisant, alors je voulais faire de l'humour.                                           Ouf, elle venait de changer de liste et d'être réintégrée dans la liste des amies que j'allais garder, on a des réactions un peu vives parfois.                                   Deux jours plus tard j'étais de retour dans ma campagne avec des cartons de livres et de vaisselle qu'il allait désormais falloir caser, en attendant ils rejoignirent les caisses et cartons amenés précédemment et qui s'entassaient dans la chambre d'amis.                                                                                                 Le grincement du portillon m'indiqua que quelqu'un venait d'entrer dans le jardin, sans tourner la tête vers l'arrivant, je pouvais deviner que c'était le maire qui menait sa petite enquête. Après les salutations d'usage, je l'invitai à entrer, je savais que nous n'allions pas en rester aux politesses courantes.                          Je l'installai sur le canapé dans lequel il s'enfonça jusqu'à avoir les genoux sous le menton, cet incident nous fit rire ce qui dégela définitivement l'atmosphère. Après réinstallation sur une chaise qu'il dit préférer en raison de son mal au dos, c'est lui qui prit la parole. De mon côté, je me disais qu'il avait des questions à me poser et qu'il fallait le laisser venir.                                                                      He bien non, il ne commença pas par des questions, mais en me parlant du plaisir qu'avait le conseil municipal de voir à nouveau cette maison habitée.          - Vous avez déjà réalisé un sacré travail, mais il vous en reste certainement beaucoup à faire, la maison est restée si longtemps abandonnée.                                                                                                  On sentait qu'il était fier de sa commune et qu'il tenait à montrer qu'il contrôlait tout ce qui s'y passait.                                                                                                                     - On vous a expliqué pour la carrière, je sais que ça n'est pas la solution idéale mais actuellement, nous à la campagne c'est tout ce dont nous disposons pour les déchets ultimes, enfin tout ce qui ne se décompose pas.                                                                            - En effet, c'est pratique, mais pour l'environnement, ce n'est pas idéal.                À l'accentuation de la ride qui lui barrait le front, je compris instantanément que je venais de toucher là un point sensible de la pensée dominante locale, et que mon discours était bien typique du parler des gens des villes, ces intrus qui semblent toujours vouloir donner la leçon aux Ruraux. On ne peut pas en arrivant dans un nouveau lieu de vie, se fâcher tout de go avec les habitants du cru avant même de connaître leur nom. Il ne me laissa pas poursuivre dans ce sens et enchaîna visiblement contrarié.                                                                                              - Paul le cantonnier a cru comprendre que vous aviez vu des personnes étrangères à la commune déverser leurs déchets dans notre carrière, vous comprendrez sans peine que nous ne pouvons tolérer de tels agissements sans réagir, chaque commune doit prendre en charge cette question. Dans le fond, il était bien brave et cherchait à bien faire son travail, il m'avait accueillie avec beaucoup de gentillesse lors de ma période de recherche d'un point de chute. Je décidai de lui raconter mon histoire sans en omettre un détail, peut-être que lui qui était d'ici depuis longtemps allait pouvoir éclairer ma lanterne. Il m'écouta calmement ne semblant jamais étonné par mon propos.                                                           - Vous savez ici après la mort des anciens, on ne s'encombre pas de l'inutile, on entasse tout au milieu de la cour et on y met le feu, c'est peut-être dommage mais c'est la pratique habituelle des familles. Comme il y a toujours le risque de ficher le feu aux bâtiments désormais, on préfère que ça se fasse dans la carrière, vous savez le feu purifie tout. Je ne voyais pas où il voulait en venir avec cette purification, peut-être une façon de me dire qu'il fallait laisser les morts dormir en paix.                                                                                                                  Je le raccompagnai jusqu'à la route où nous nous quittâmes en très bons termes.

 

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      Ouvrant la boîte aux lettres, le journal recouvrait un courrier, que j'ai reconnu, il n'y aurait pas de réponse : l'enveloppe était barrée d'un grand, "N'habite plus à l'adresse indiquée".                                                                    Même si cet échec était prévisible, enfin c'est ce que je me suis dit sur l'instant pour refouler ma déception,  le choc était rude. Dans ma tête, il y avait déjà un moment que j'étais prête à me rendre à Coudray, cette fois il ne me restait plus qu'à le faire.