Elle l’avait ramenée dans le seul hôtel restaurant du village, après la cérémonie de l’enterrement. Sa voiture n’avait pas voulu démarrer, comme un pied de nez à la vie qui continuait malgré tout, malgré la mort du colonel.

Vanessa lui avait demandé si elle désirait passer la nuit ici dans le village, alors que Gisèle avait réservé un hôtel à l’autre bout de la ville, au Campanile pas très loin du grand centre commercial qui avait ouvert ses portes récemment sur la zone sud de Poitiers.

Gisèle se sentait fatiguée à présent. Elle n’était plus très jeune à présent. Les aléas de la vie l’avaient vue naître pendant la guerre sous l’occupation allemande. Son enfance s’était révélée chaotique, née et élevée par les religieuses dans un orphelinat.

Ensuite, tout avait repris son cours normal, entourée de sa mère Désirée et de Maurice dit « mains noires », qui lui avaient donné tout l’amour que deux parents peuvent apporter à une enfant avide d’amour

Gisèle l’aimait comme un père .Il lui avait appris la vie d’un agriculteur de la région du Lot. Comment retourner la terre à la fin d’hiver. Comment planter les premiers semis de petits pois. Ce qu’elle aimait par-dessus tout se remémorer, c’était quand assis tous les deux au bord de la rivière, ils entendaient d’abord leurs bruissements très haut dans le ciel. Il disait : « Regarde petite, c’est la fin de l’hiver ».

Gisèle levait la tête et admirait le vol en escadrille des grues cendrées. Quand l’oiseau de tête se sentait fatigué, il se déportait sur l’arrière du convoi, et un oiseau plus vaillant prenait sa place. « Elle s’en vont vers l’Afrique, vers l’Egypte, ça sûr qu’elles y vont », ajoutait-il.

Très jeune, Gisèle s’était mise à rêver de l’Egypte. Un jour, elle irait, elle aussi pour oublier l’hiver et le froid du Lot. Elle se promènerait dans des déserts de sable à dos de chameaux. Elle escaladerait des dunes et se laisserait glisser en hurlant de bonheur dans le sable rouge brulant. Elle prendrait une grosse poignée de ce sable si doux dans ses mains réunies en conque, et le laisserait couler, comme dans les sabliers, et le temps s’arrêterait.

Vanessa ne perdait pas une miette des paroles de son interlocutrice. Voilà une bonne heure qu’elles étaient revenues du cimetière et elle connaissait à présent la mère Désirée, le père Maurice, la vie de la jeune secrétaire militaire en Egypte. La vie de Gisèle prenait forme comme un roman, ou plutôt comme dans un film, car elle racontait bien et Vanessa pouvait à présent en voir les images.

C’est cela, Gisèle avait vécu une vie hors norme, comme peu d’hommes ou de femmes de son époque avaient vécu.

De son côté, Gisèle, n’ayant jamais eu d’enfant, se sentait écoutée, comprise, par cette petite jeune aux cheveux rouges et aux boots oranges. Cette toute jeune fille avait du tempérament. Elle la sentait prête à tout, rebelle, comme elle l’avait été quand elle s’était engagée dans l’armée alors qu’elle n’avait que 17 ans.

Elle s’était retrouvée seule au monde après la mort de sa mère, puis de son père Maurice, qui avait suivi de peu sa compagne tant aimée.

Elle se remémorait le camion qui recevait les jeunes à l’époque pour leur dresser un tableau de l’armée quasi idyllique. « Vous y trouverez un métier, et quasiment une famille », en était le slogan.

Gisèle l’avait pris à la lettre, et s’était engagée après un parcours scolaire peu reluisant.

Elle avait pris la main de Vanessa dans la sienne. Il y avait bien les allées et venues de quelques travailleurs venus étancher leur soif dans ce bistrot de village. Elle désirait plus que tout au monde échanger, parler de sa vie de femme solitaire, elle qui n’avait pas de famille, pas de cousins, pas de neveux, un désert de vie. Pas étonnant qu’elle se soit attachée au colonel.

Il avait une grande famille. Sa famille d’origine, parisienne était bourgeoise dans tous les sens du terme. Son père exerçait le métier d’avocat d’affaires, et sa mère, très chic recevait beaucoup dans son salon particulier.

Par conséquent, le colonel et ses frères avaient souvent été abandonnés aux mains expertes des nounous bretonnes.

C’est de cette vie que Gisèle était tombée amoureuse. Les grandes ballades sur la plage avec une nounou en bigouden. La Bretagne ! Le colonel avait fini par y passer ses vacances. Petit à petit, il était devenu breton de cœur, et personne ne se serait imaginé qu’il avait été élevé à Paris au sein d’une famille très mondaine.

-  Votre mère Désirée a dû avoir une vie pas facile, d'après ce que vous m'avez raconté, et votre enfance, ballotée d'une ville à une autre n'a pas dû être très confortable ! pareil, votre relation avec le colonel s'annonçait pas facile non plus, et vous avez survécu à des années de difficultés dues à sa double vie.

Gisèle, dont les cheveux teints en roux avaient perdu leur forme brushée, accusait à présent une fatigue bien visible. De larges cernes bleus se dessinaient sous ses yeux d’un bleu pervenche plutôt petits. Son nez était fort et rouge car elle se mouchait souvent. Était-ce le froid de cette après midi d’automne ou les émotions trop longtemps contenues ?

-  Quand il a pris sa retraite, le colonel a décidé de déménager dans le golfe du Morbihan d'où mon père était issu. Il avait acheté un petit canot. Il partait à la pêche, quand la marée le permettait, et ne ramenait jamais de poisson. Il m’écrivait que cette sortie lui était salutaire pour son équilibre de vieux guerrier. De toutes les façons, il n’était pas un pêcheur dans l’âme. Juste une bouffée d’air du large qui lui entrait dans les poumons avec la marée.

Nous avons correspondu jusqu’au bout. Sa femme avait pris ses quartiers dans le rez- de-chaussée de la maison, et lui habitait à l’étage.  De toutes les façons ils n’avaient pas souvent vécu ensemble. Il occupait une chambre et un grand bureau où il avait accroché aux murs les fanions de ses campagnes, ses médailles militaires. C’est de là qu’il m’écrivait.

Après l’Egypte, nous n’avons jamais cessé de nous écrire. Avant de le connaître, je rêvais d’Egypte. Après la campagne d’Egypte, j’ai rêvé de lui, de sa vie, de son enfance, de son adolescence. Petit à petit, il est devenu le centre de mon univers.

Elle avait sorti de la poche de son manteau noir qui gisait sur une chaise attenante, un grand mouchoir brodé aux initiales ….

-  C’était à lui, je l’ai gardé en souvenir.

 Je ne sais pas ce que je vais devenir à présent qu’il est parti !

Vanessa secoua la main que Gisèle avait emprisonnée dans la sienne :

-  Je voulais vous poser une question Gisèle, car votre geste m’a surprise. Vous ne m’en voudrez pas de ma curiosité ?

-  Non, tout ce que vous voudrez ma belle, je suis fatiguée, mais j’ai tout mon temps à présent

-  Dites moi : quel est ce document que vous avez jeté dans la tombe tout à l’heure, accroché à une rose rouge ?

-  Tu étais là ? tu l’as vu mon parchemin ? si je te le dis, tu seras bien la seule à connaître mon doux secret.

 

C’est un acte de mariage, un mariage secret que nous avions contracté au Caire. Cela ressemble aux mariages qui ont lieu à présent à Las Vegas, d’après ce que l’on m’a raconté.

Mais notre mariage, lui, n’a jamais eu aucune valeur. Cela a servi juste à m’attacher un peu plus à lui, alors qu’il était bel et bien marié en France, et comme tu l’as vu, avec une nombreuse descendance.