On parlait travail certes, mais chacun en profitait pour rapporter aux autres les anecdotes qu’il avait glanées au cours de sa tournée. Comme moi et mon chauffeur moustachu avec  son « Es enorme Senor » ! Dans l’ensemble les nouvelles étaient bonnes, mais nous n’en étions pas encore au stade à partir duquel nous commencerions à inverser la tendance. C’est notre démonstrateur du Proche Orient qui sonna le branle-bas provoquant la fuite de tous les membres du groupe.

-  Waouh, il est 19 heures 30, ça va chauffer pour mon matricule quand je vais rentrer, le vendredi soir nous avons pris l’habitude de nous faire un ciné…

 

Ce n’est qu’en entrant dans le parking que j’eus à mon tour un flash, nous étions vendredi et je réalisais que c’était le troisième, ce sacro saint vendredi de déjeuner familial chez ma sœur. Selon une tradition qu'elle avait instaurée à la mort de notre père, nous dinions tous ensemble une fois par mois. Ces soirs-là, j’avais pour mission de servir de chauffeur à ma mère, qui ne se déplaçait plus que très difficilement.

Je jurai comme un charretier en cherchant mes clés, son idée partait d’un bon sentiment, elle nous avait cueilli à froid en instaurant cette coutume au moment où nous étions encore tous sous le coup de l’émotion liée au décès, évidemment sur l’instant, personne n’avait osé trouver à redire, avec le temps cette idée sympathique s’était transformée en contrainte de plus en plus coercitive. Du vivant de notre père elle n’osait jamais le contredire, dès qu’il avait été mort elle s’était jetée sur la place encore chaude pour le remplacer dans le registre de l’autoritarisme.

 

   Le carmina Tom-tom m’indiqua qu’il me faudrait un bon quart d’heure pour me rendre jusqu'à chez elle, il fallait compter un autre quart d’heure pour la faire descendre et l’installer dans la voiture, plus le voyage, nous ne serions pas à Saint Maure des fossés, lieu de résidence de ma chère sœur avant 20 heures 15 - 20 heures 30.

Ma mère bouda tout au long du parcours, elle m’avait agoni dès mon coup de sonnette pour mon retard considérable, tu aurais au moins pu me passer un appel téléphonique, il ne lui venait même pas à l’idée qu’elle-même aurait pu appeler. La lueur du Tom-tom lui donnait un teint blafard constellé de petites tâches de couleurs, reflet du tableau de bord dans ses lunettes.

-  Je parie que tu l’as fait exprès pour faire râler ta sœur, c’est une honte, quand je vois le mal qu’elle se donne pour permettre à la famille de continuer d’exister…Sans elle, vous seriez devenus des étrangers, et moi je serais dans une maison de retraite !

 

   J’étais estomaqué par son ingratitude, à part moi, qui s’occupait d’elle ? En tous cas pas ma sœur, trop prise par ses enfants, son mari, son chien, la maison à tenir, et quelques petits boulots en intérim comme consultante en informatique. Ah oui j’oubliais la paroisse, ça n'était pas la moindre de ses occupations, elle devait drôlement craindre l’enfer pour s’y investir autant, pourtant côté charité, elle se posait là, enfin ça n’était pas mon problème. Toutes les deux abusaient de ma bonne volonté. Lors du prochain appel de la Reine mère pour aller lui faire des courses je la laisserais tirer la langue la faisant attendre quelques heures, elle pourrait toujours s’adresser à celle qui symbolisait "L’esprit de famille", et ainsi elle ferait le constat de son inefficacité.

 

Comme prévu l’accueil fut glacial, ma sœur s’empara du bras de la mère pour l’emmener trôner sur le canapé, elle ne faisait plus du tout la tête et c’était déjà ça de gagné. Tout au long de cette séquence d’accueil ma sœur fit comme si je n’avais jamais existé, comme si je n’étais pas là.

Du fond de la pièce, mon beau frère me fit signe de venir le rejoindre.

-  Te casses pas la tête, elle était furieuse de vous recevoir ce soir pour quelques fumeuses raisons qu’elle est seule à pouvoir comprendre. Heureusement qu’ils ne veulent pas de femmes pour le prochain conclave, avec un Pape comme elle, on était mal barré !

 

Nous bûmes tranquillement dans notre coin, en nous goinfrant d’un tas de petits amuses bouche succulents qu’elle réussissait à merveille et que mon cardiologue se serait fait le malin plaisir de m’interdire, lorsque nous la félicitâmes pour ses prouesses culinaires, elle sembla se détendre un peu et eut une ébauche de sourire.

-  En attendant il ne faudra pas venir vous plaindre que le gigot soit trop cuit !

 

Nous semblions sortis de la phase colère, la fin de la soirée s’annonçait sous un ciel plus serein, ce qui n’était pas plus mal.

Au début du repas nous lui fîmes quelques commentaires d’un goût douteux pour lui demander si elle avait la certitude que son gigot n’était pas un gigot de cheval. Il n’y avait pas là de quoi en faire tout un plat mais nous sentîmes que l’atmosphère était de nouveau à l’orage, nous qui avions un peu forcé sur les apéritifs, ça nous a fait bien rire.

Le calme était revenu avec l’arrivée du potage, quand un cri strident nous arriva de la cuisine.

-  C’est à qui cette saleté de portable qui nous joue la Marseillaise, j'hallucine ?

 

J’avais eu ce caprice, pour épater mes clients, voire les inciter à acheter français, en pratique c’était assez efficace ! Je me levais de table sans faire de commentaire pour aller attraper le coupable dans la poche de mon manteau.

Elle surgit derrière moi telle une furie :

-  Je te préviens que si tu prends cette communication, je te fous dehors.

-  Qu’est ce que tu racontes, c’est certainement mon boulot et en ce moment nous avons tellement de problèmes que tu ne l’imagines même pas.

 

Je l'observais du coin de l'œil, c’est qu’elle avait l’air mauvais et qu’elle était capable de le faire. Elle avait la main levée tenant la louche à potage, on voyait ses articulations blanchir aux jointures tant elles étaient crispées.

Le choix était cornélien et tout allait dépendre de qui m’appelait, « Boulot or not boulot » si ça n’était pas en rapport avec le travail je zapperais, mais dans le cas contraire il me faudrait répondre et je risquais fort de me ramasser un coup de louche. En fait je connaissais la réponse, il n’y avait que les gens de mon équipe pour m’appeler à une heure pareille.

-  Je te répète ma phrase car je crois que tu n’as pas bien compris, si tu réponds, tu te casses bordel.

 

-  J’ai peut-être mon mot à dire, je suis aussi "Chez moi", tu ne crois pas ?

Je n’étais plus en première ligne, mon beau frère venait d’arriver à mon secours, le sort de la bataille en devenait incertain. La louche le rata de peu, mais cueillit de plein fouet un vase qui, posé sur le coin du buffet ne demandait rien à personne et eut la correction de répandre son eau et ses fleurs sans faire de vagues. Le couple était sur le point d'en venir aux mains en poussant de tels cris qu'ils ameutèrent les enfants qui, apeurés sortirent de leur chambre et se mirent à pleurer, pendant que ma mère levait les bras au ciel en répétant « Mes enfants, mes enfants » en litanie.

L’appel venait de ma chef de projet, nous étions convenus qu’elle ne m’appellerait que dans les cas de problèmes graves, là j’ai commencé à avoir des sueurs froides, et il était impensable que je laisse son appel sans réponse.

Le seul endroit accessible qui paraissait encore hors du champ de bataille était la salle de bain, je m’y enfermai prestement.

-  Faudra nous dire où vous passez vos soirées patron, il y a une ambiance du tonnerre, ça arrache !

 

Je ne savais pas bien si c’était du lard ou du cochon et je passai outre à sa remarque.

-  C’est quoi le problème ?

-  Une émission de la chaine 8 sur la TNT, une de leurs journalistes qui travaille pour l’ONG « Sauvons la planète » nous accuse d’envoyer nos matériels réformés en Afrique et plus exactement au Ghana, au Sénégal et au Bénin. Elle a présenté les images de l’un de nos conditionneurs dans une décharge de la banlieue d’Accra

 

Accra il me venait déjà des images de petites boulettes de morue frite !

 

-  Accra c’est la capitale du Ghana sauf votre respect

-  C’est quoi ces conneries nous n'avions pas besoin de ça ? Ici j’ai actuellement un gros problème sur les bras on se voit demain matin et vous m’expliquerez tout ça…

 

Je n’entendis pas sa réponse juste les bips, bips, de la ligne coupée, ça tambourinait dur là derrière la porte, on m’y gratifiait de nombreux noms d’oiseaux, tout en bourrant la porte de coups de pieds et de poings. J’ai attendu un peu, puis je me suis décidé à sortir.

-  C’est pas bientôt fini ce cirque, je n’entendais pas ma collaboratrice, elle a cru que je passais une soirée dans un asile d’aliénés.

 

Je regrettais déjà mes paroles, mais elle le cherchait et si ça continuait elle allait me trouver sur sa route.

-  Ta collaboratrice, tu te fous de nous une, de ces petites poufs que tu trimballes régulièrement derrière toi.

 

   Elle avait du me rencontrer une fois ou deux avec une secrétaire, une attachée, ou une chef de service, elle ne les supportait pas racontant à qui voulait bien l’entendre que pour réussir avec moi il fallait donner un coup de main au destin. Jusque là on était dans le traditionnel, rien de nouveau, ni de bien grave, quand tout à coup tout a dérapé.

-  Bien sûr les mecs comme toi ne peuvent pas comprendre les difficultés de la classe moyenne, nous on tire le diable par la queue toutes les fins de mois, toi le patron tout ça te passe au dessus de la tête.

-  Mais…

-  Déjà du vivant de papa tu tirais toute la couverture à toi, tu étais le fils béni des dieux, il t’accordait tout, tous les avantages étaient pour toi, moi j’étais la pauvre cloche qu’il faudrait marier avec le premier imbécile venu qui voudrait bien d’elle, c’est pour ça qu’il m’a donné une belle dot, c’était le lot de consolation.

-  Là tu commences…

-  Toi ta gueule je n’ai pas terminé…

 

   Mon beau-frère est de nouveau monté en ligne, le "Premier imbécile venu" lui était visiblement allé droit au cœur, mais resté dans le gosier.

Malgré la gifle qu'il lui asséna l’a cueillant en plein vol, ma sœur ne se tint que cinq secondes tranquille, elle repartit de plus belle de son ton rageur :

-  Ta boîte, ta super boîte, tu peux nous dire avec quel fric tu l’as montée, tu leur as piqué ou ils te l’ont refilé en cachette derrière mon dos leur fric !

-   Evidemment qu’ils me l’ont donné derrière ton dos, qu’est-ce que tu aurais pu en faire pauvre gogole, tu ne sais rien faire de tes dix doigts ma pauvre fille, avec toi c'eut été un investissement à fond perdu !

 

   J’étais tombé dans son piège, je déparlais, cherchant à être méchant, à blesser et pas seulement, je voulais faire mouche et ça marchait je la voyais s’affaisser, son visage était celui qu’elle aurait dans vingt ou trente ans. Je savais qu’elle ruminait, que le combat n'était pas clos, qu’elle préparait sa riposte comme le boxeur qui guette la faille pour placer son uppercut.

J’étais moi-même KO debout, le fait de m’être laissé entrainer dans ces échanges de voyouterie me tordait le ventre.

Oui mon père m’avait avancé l’argent pour monter mon entreprise, mais devant notaire comme part versée d’avance sur mon héritage.

Je pensais que j’avais peut-être tout perdu à l’heure qu’il était, notre situation déjà fragile pouvant être pulvérisée à tout moment par les révélations de cette journaliste. Il aurait fallu que je lui dise qu'en réalité depuis trois mois je ne me versais plus de salaire, pas plus qu’aux autres cadres car nous n’avions plus de trésorerie. Mais nous n’étions pas dans le même registre, elle ne cessait depuis la mort du père que de gratter les croûtes qui lui faisaient mal, sans cesse et sans cesse pour que le sang coule, pour que les plaies ne se cicatrisent pas. Il fallait que le désastre soit total, que nous soyons tous en scène, que tout le monde prenne sa dose de gnons et soit couvert de bleus. Les rancœurs, les jalousies ressortaient comme des bubons de peste, ça saignait et ça puait

 

   Je les ai plantés là, avec leurs cris, la mère et son air hagard, qu’ils se dépatouillent avec elle, j’ai claqué le dos du beau frère, lui reconnaissant bien du mérite de m'avoir soutenu, et du courage pour la reconstruction de leur couple.

La nuit était claire et fraiche, je ne me rappelais plus où j’avais garé ma voiture, je suis donc parti à pied cherchant un taxi.

J’avais l’impression de sortir d’un mauvais film dans lequel j’aurai été à la fois acteur et spectateur, à certains moments c’était tellement incompréhensible que j’ai bien failli penser que je devais être soit un peu fou, ou qu’il me manquait des cases au cerveau comme on se le disait entre gamins sur les cours de récréations, car je ne comprenais plus rien aux situations dans lesquelles j’étais embarqué.

Je suis resté dans un bistrot à deux pas de mon bureau, jusqu’à la fermeture. Puis j’ai somnolé sur un banc. Au petit matin il y faisait vraiment très froid. J’ai attendu impatiemment qu’il rouvre ses portes, je n'ai même pas pensé à monter au bureau.

-  Eh bien patron je n’imaginais pas vous trouver déjà là à cette heure, vous avez l’air gelé, on va prendre un café ?

-  Bonne idée. Je n’étais pas gelé, une partie de mon être ne répondait même plus présent.

 

Elle riait me racontait des anecdotes qui la faisaient rire à nouveau, je n'y comprenais rien, mais ça n'avait pas d’importance, c’était la vie !

 

-  Au fait j’ai la référence de l’émission et le nom de la journaliste, ça vous intéresse ?

 

Je tendis la main pour prendre le papier plié en quatre qu’elle agitait sous mon nez, et là tout à coup je revis le papier plié en quatre qui dépassait d’un journal de jardinage…

 

- Vous devriez passer chez vous pour prendre une douche et vous changer, vous ne semblez pas très en forme !

 

Elle avait du bon sens cette petite !