Une ardoise s’était détachée du toit, elle glissait, jour après jour de quelques centimètres, ou millimètres, imperceptiblement, en fonction de l’humidité On n’aurait su prévoir la date de sa chute qui évoquait mélancoliquement, la lente érosion des choses, du manoir et de nous-mêmes. La chaleur de l’été s’était enfuie depuis peu, depuis la veille en vérité. Il avait fallu enfiler un lainage, et la cheminée venait d’être allumée pour la première fois depuis le printemps. Une flambée, symbolique, certes, mais qui n’en était pas moins porteuse de sens …
Une bonne pipe, un bon journal, un bon whisky, on aurait pu imaginer le début de quelque roman anglais : mais il ne pleuvait pas ! De plus notre lecteur ne buvait pas, ne fumait pas et ne lisait guère de journaux, préférant lire au lit, guettant le moment précieux ou la torpeur, l’enivrante torpeur laissait place au rêve. Pour l’instant, il observait les flammes, rassemblant les brandons au centre de l’âtre pour donner au feu plus de consistance, plus de cohérence, ainsi qu’il se devrait de faire avec ses souvenirs épars pour créer son personnage.
En effet, avec quelques amis, ils s’étaient lancé par jeu, le défi d’écrire une nouvelle…et bien entendu, aucune idée ne se manifestait pour nourrir ce projet ; créer au moins un personnage semblait incontournable. Le feu poursuivait sa tâche sans effort apparent : Il a bien de la chance pensa-t-il, il vit de sa vie propre, seul, comme une mécanique, comme nos rêves dont le contrôle nous échappe, comme un embiellage de locomotive à vapeur qui semble fonctionner indéfiniment sans effort, nourri uniquement de feu. Ainsi fonctionnait le petit moteur à vapeur, chauffé à l’alcool de son enfance, ainsi tournait, inépuisable et inépuisée, la locomotive de son train électrique ; le feu n’était alors qu’une petite ampoule rouge, un feu miniature mais opiniâtre qui propulsait le jouet, image minuscule de ses grandes sœurs, puissantes et majestueuses. Quelle différence avec ces bielles folles qu’on ne voit même pas s’agiter dans nos moteurs d’automobiles : d’ailleurs combien de conducteurs songent à les remercier de tout ce qu’elles font pour eux ? Combien même ignorent leur simple existence ?
L’eau, la vapeur, le charbon, l’essence, l’explosion, ces énergies motrices, et pour cela confinées, quelle différence avec ce feu dans l’âtre, libre, détendu, qui folâtre sans contrainte, mais si peu viril au regard de l’enfer ronflant d’un foyer de vraie locomotive ! Cet aller retour mental des embiellages géants aux plus minuscules, était épuisant, tout comme cette plongée dans son enfance, alors que dormant dans la « chambre du train » il faisait stationner sa locomotive sur la portion de voie la plus proche de son lit de façon à l’entrevoir au moment du sommeil, caressée par les ombres mouvantes doucement vivantes qui animaient le mur de la chambre. C’était le feuillage du cerisier projeté par le bec de gaz qui éclairait la rue. Cet effort éprouvant laissait entrouvrir une lucarne vers l’intériorité du personnage à faire naître. On ne démarre pas une intrigue ou un conte sans avoir créé un personnage ! Au moins un ! Pourtant cela s’est fait, tout se fait en matière d’écriture !
Revenons devant notre feu ; admettons que notre héros, car il avait par commodité et par économie, décidé de devenir lui-même le personnage de son conte, que notre héros donc, porte son esprit sur l’ardoise luisante qui devait également préoccuper ses amis et compétiteurs : Quel usage en feraient-ils, chacun ayant, par convention, à se débattre avec la même ardoise ? La sienne était d’une douceur satinée comme celles que l’on voit couvrir les villages des vallées montagneuses et humides ; pas la lauze, non, trop lourde, mais l’ardoise fine et légère plus spirituelle, celle des églises, plus aristocratique, celle des manoirs ; pas celle envahissante des châteaux royaux, ceux de la Loire, particulièrement, trop gros : inhumains ! L’important est de rester dans l’humain, par exemple, le feu propulseur, réduit à la minuscule ampoule rouge qui fait courir le train sur ses rails est l’antipode du feu immense et infernal qui forge les rails ! Ces rails, si paisibles dans leur stagnation rouillée parmi les herbes, sur le ballast, dans la nature, il faut les avoir vus au sortir du laminoir, serpents de lave incandescente, longs de cent mètres, jaillir à la vitesse d’un marathonien ! C’est une image que l’on n’oublie pas !
Notre personnage, puisqu’il s’était ainsi désigné, méditait toujours devant sa cheminée, les braises paisibles avaient la même lueur, que celle des serpents de feu : Ne pourrait on trouver, n’y aurait-il pas quelque part, un juste milieu, un état médian entre ces extrêmes...la vraie vie en somme, un monde à notre mesure où les femmes flotteraient à égale distance de la ménagère bourrue et de la sylphide descendue du Vénusberg qui nous offre des parfums sur les affiches du métro ? Jetant un regard soucieux sur le parc humide, car entre temps il était tombé une averse, il enfila sa redingote, copiée sur celles des cavaliers du XVIII° siècle, de bonnes chaussures, prit son chapeau et s’engagea dans l’avenue. Une avenue est originellement l’allée principale qui conduit au château. La demeure était certes plus modeste mais cette allée, on la nommait depuis des générations ; « l’avenue ». Au terme de l’avenue commençaient les bois et leur étoile de layons, puis, la vraie nature ou du moins une nature qui devenait de plus en plus vraie, c'est-à-dire une nature ou le boccage succède aux guérets, où la forêt envahit les collines, en bref, là où une voie ferrée a dû se frayer, avec la complicité de l’homme, un passage dans ce chaos primordial.
Il avait marché deux jours, sur des chemins carrossables au début, puis de moins en moins carrossables, défoncés d’énormes ornières anciennes, traitreusement tapies sous les ronces. Des billes de bois avaient dû être débardées par ici. Des chevaux, sauvages sans doute, bien que cela parût improbable, galopèrent comme des fous à son approche, décrivant une vaste boucle revinrent vers lui ; deux d’entre eux s’approchèrent comme s’ils eussent été familiers, s’immobilisèrent à quelques pas, le fixèrent un moment et repartirent en lançant quelques joyeuse ruades. Ces deux chevaux, l’un pommelé, l’autre de robe isabelle, au comportement si curieux, ne parvenaient pas à sortir de son esprit. Les sentiers étaient devenus difficiles. Ou avait-il dormi ? La cohérence du récit aurait dû l’obliger à nous décrire le chalet, un ancien refuge ou rendez-vous de chasse depuis longtemps délaissé, avec son épais parquet grossier et délavé, ses portes aux invraisemblables serrures du siècle précédent, l’étagère recouverte de zinc où il avait réchauffé son repas sur une lampe à alcool datant de sa période de scoutisme. Ah, la bonne odeur de la flamme bleue, l’évier de pierre, la conduite d’eau rouillée à cœur au point que l’on ignorait si elle avait jamais été galvanisée ; mais cela n’était pas un souci : l’eau arrivait ! Tout en progressant sur le sentier malaisé, il aurait aimé ajouter « poudreux » comme dans les romans de chevalerie, mais ici il avait plu ! Toutefois le chemin était bien « montant », cela ne se pouvait contester, il songeait aux actuels refuges de montagne, véritables hôtels avec douches chaudes et restaurants. Comme les français ont changé se dit-il ! Pas uniquement les Français cela allait de soi. C’était une réflexion non pas amère, du moins nostalgique : sans doute eût il été plus difficile, de nos jours, d’entraîner quelqu’un avec lui dans cette aventure pourtant si simple et accessible ; marcher avec dans son havresac un duvet, une gourde d’eau et quelques victuailles ; ce n’était pas partir pour l’Everest !
Le chemin étant devenu incertain en raison des sentes naturelles et aléatoires tracées par les vaches, notre marcheur avait hésité, était retourné sur ses pas avant de reprendre sa route. C’est alors qu’il croisa deux enfants, deux garçons, deux frères sans doute, vêtus de culottes courtes, d’une sorte de pèlerine et portant des galoches, un peu à la manière dont il était lui-même vêtu dans son enfance. Il aurait pu deviner le contenu de leurs poches : couteau pliant, lampe de poche, grosses billes de verre coloré, rouleaux noirs de réglisse englués des poussières de fonds de poches. Il les salua, et leur demanda s’il était bien sur le sentier de l’ardoisière. Les enfants, peut être effarouchés, marquèrent un temps d’arrêt, le fixèrent sans paraître le voir et passèrent leur chemin sans un mot. L’alpage se faisait de plus en plus raide à gravir, un sentiment indéfinissable de malaise s’était installé dans sa poitrine.
Une fois traversé un bois de mélèzes clairsemés, et, sans que rien l’eût pu laisser prévoir, l’escarpement fit place à un large chemin irrégulièrement empierré et gangrené de menues broussailles. La marche était devenue moins malaisée, aucune pente, ou si peu. Sans l’ombre d’une hésitation, il sut, d’instinct, quelque chose de plus fort que l’instinct, qu’il fallait se diriger dans le sens de la montée, bien qu’elle fût minime ; on dit la rampe, la pente, c’est pour la descente ! Il s’adressa un sourire, par dérision pour saluer son piètre savoir : c’est ainsi que l’on est bien, en harmonie avec soi-même. « L’homme doit suivre sa pente pourvu que ce soit en la montant ! » Il s’amusa encore de cette banalité rancie, moralisatrice, vaguement stupide ; l’avait-il inventée, l’avait-il entendue ? Elle fleurait bon l’école de Jules Ferry ! Parmi les pierres du ballast, quelques gros écrous, des tirefonds, énormes vis à bois à têtes carrées, des pièces de métal dont l’origine et la fonction restaient impénétrables au promeneur ordinaire mais qui lui parlaient intimement, bien qu’il lui fût difficile de déchiffrer leur langage ; toutes ces choses, uniformément d’une belle couleur ocre : celle de la rouille.
Il se pencha, cette tonalité chaude diluée par les pluies moirait d’un voile discret un gros caillou bleu-noir. C’était de l’ardoise.
Un soupir de soulagement, il regarda tout autour de lui, le paysage était admirable, il avait sans doute atteint l’une de ces choses inconnues dont il était en quête sans bien le comprendre. Ce n’était pas le terme du voyage, d’ailleurs quel voyage a un terme ? Evidemment il peut se terminer par la mort, par quelque évènement fortuit, cela ne constitue nullement un achèvement.
C’est bien joli toutes ces réflexions, mais on est là pour marcher ! Il s’adressait à son personnage qui tout autant que lui, avait bien besoin d’être stimulé ! Ils reprirent leur marche.
Le chemin en courbe semblait s’appuyer à la montagne vêtue de murs cyclopéens fort soigneusement appareillés quoi qu’ils fussent de formes irrégulières, ils suggéraient par leur inclinaison accolée à la montagne, le désir d’être un géant, de s’adosser à cette masse schisteuse rassurante et de contempler la vallée, le paysage, le pays, mais ici c’est la brume et même une légère pluie. c’est le paysage qui nous traverse ! Une puissante senteur de végétaux mouillés redevenant humus, semblait émaner du mur cyclopéen ruisselant, moussu aux pierres taillées en ronde bosse par la volonté de quel architecte insensé ? Cet assemblage incliné soutenait les terres mais plus sûrement épaulait la montagne ! Il était percé par endroits de petites galeries finement appareillées qui donnaient envie de s’y aventurer. Ils étaient étroits et s’achevaient sur du roc brut fissuré, suintant : c’étaient des drains ! Ce n’était que des promesses non tenues, il eut le sentiment d’être floué ! Regarder vers le haut alors ? La pluie vous tombait dans les yeux et des blocs gluants des coulures rouillées tombaient d’une balustrades de fer à peine discernable…et au dessus qu’y avait-il dans la brume et les sapins et ce ciel nébuleux dont le contre-jour vous éblouissait néanmoins ?
Si au moins l’une de ces petites entrées avait conduit à un escalier, à vis peut-être, même étroit, obscur ou dégradé qui se fût élevé dans la chair même de cette maçonnerie donnant accès à la montagne, c'est-à-dire jusqu’où ? La forteresse était opaque : se heurter le front à une masse aveugle, infiniment pesante : combien d’archéologues durent éprouver cette amère émotion ?
Une petite trouvaille, toutefois. Un marcheur – chercheur, surtout s’il est en compagnie de son double, enfin de son personnage – ne saurait se priver de découvrir quelque pépite !
Du sol émergeaient avec peine quelques coupons de rails, qui avaient dû desservir le quai d’une minuscule halte aux volets délabrés et au toit effondré. Qu’était-il advenu des rares voyageurs, bergers, montagnards, habitants isolés des alpages, randonneurs qui, peut-être, avaient attendu ici un train ? Difficile à imaginer, mais une aubaine pour la nuit ! un poêle en fonte à peine fêlé pour faire flamber du bois mort et chauffer la gamelle d’aluminium, un matelas douteux abandonné par quelque vagabond ; ce fut une nuit de sérénité, une ancienne lanterne réglementaire dont l’acide de la batterie s’était depuis longtemps employé à ronger le boîtier, un drapeau rouge en haillons, un carré d’arrêt, damier rouge et beige sale, en tôle écaillée et de vieux outils ayant bercé chaudement le rêve ferroviaire et prémonitoire de notre dormeur.
Une aube superbe, un café au feu de bois, une nature ruisselante de rosée et de froid, et le promeneur de la voie, léger, parcourait déjà le ciel, marcheur idéal, flottant au dessus des brumes qui traînaient aux pieds d’un très fin viaduc dont la courbe assez prononcée, comme il est fréquent en montagne, permettait d’admirer la vertigineuse maçonnerie. Il y avait une élégance et une grâce toutes féminines dans ces longues jambes de basalte se perdant au fond de cette gorge, tout comme le regard qui les caressait, s’enfonçant dans l’ombre que l’aube n’avait encore pu éveiller. Non loin en contrebas dans la vallée un lac large et paisible de la couleur du ciel, ou peu s’en fallait ! C’était « la mare aux Evées », une allusion aux antiques fées qui habitaient ces eaux : il est de notoriété solidement établie qu’une fée en robe rose et portant hénin a été maintes fois observée à l’aube à la surface des eaux encore embrumées. Cette ancienne légende raconte que cette fée serait née de l’imagination de deux jeunes chevaliers qui s’étaient livrés à une longue quête insensée dans ces immenses forêts à la recherche d‘une petite sœur. L’histoire est fort ancienne et se situe selon la formule utilisée par Richard Wagner pour situer sa Tétralogie « dans la forêt Germanique en des temps mythiques », ce qui ne facilite pas le travail des historiens ! La légende raconte encore qu’après une nuit passée en prière dans la chapelle du château (où ils auraient vraisemblablement quelque peu sommeillé) ils furent adoubés par une fée en armes, ou par une reine, car les reines avaient aussi le pouvoir d’adouber ! Au pied d’un frêne, l’axe de rotation du monde dans les légendes nordiques, ils reçurent leurs heaumes leurs écus, leurs épées, saisirent leurs chevaux et disparurent dans ces forêts.
D’aucuns les auraient revus à cheval sortir du lac en compagnie de fées, ou encore entendus en compagnie de cavaliers et de chiens, franchir les vallées et les monts dans un bruit de fer, terrible, un roulement de tonnerre métallique selon un tracé imaginaire qui aurait ignoré les montées et les descentes, volant au dessus des rivières et perçant les monts ! Ces récits ne manquèrent pas d’intriguer les anthropologues par la précision et la cohérence de leurs descriptions. Un géomètre-topographe à qui un petit berger racontait cette légende, comme ils le font aux rares randonneurs et aux curieux, aurait cru reconnaître dans cette description le tracé d’une ligne de chemin de fer de montagne. On lui a également montré dans la muraille l’endroit où les chevaliers auraient disparu, et jusqu’aux traces des pics avec lesquels les gnômes auraient facilité leur passage ! Bien entendu, les esprits sceptiques soupçonnent que l’argent ainsi gagné aurait encouragé les guides à entretenir les vestiges de ce passage !
Ce jour là : pas de petit berger ! Il faut marcher. On n’est tout de même pas ici pour la rêverie ! Un second viaduc plus élégant encore, sa vallée franchie, à peine oubliée, une contrecourbe laissa deviner, puis découvrir, enfin, grossir démesurément, l’orifice menaçant d’un tunnel.
Un tunnel ? C’est beau, c’est grand, cela exhale une odeur humide. Une haleine glacée, vous maintient à distance, vous pesez alors l’obscure, si l’on peut dire, motivation qui vous a conduit ici. Les gouttes d’eau tombent lourdement de la voûte, striant les gravillons du sol, en sillons avec une constance et un bruit d’horloge. Il fallait se baisser pour observer l’éclatement sonore des énormes perles, il pleuvait en ligne, points par points, c’était tout ! Certaines de ces énormes gouttes tombaient aussi en dehors de ces rails programmés et celles qui échappaient à la prédestination semblaient d’autant plus traîtresses et aveugles, vous percutant le crâne avec ne violence que peu de marcheurs avaient eu l’occasion d’éprouver. – Si j’avais au moins un parapluie ! Cette idée aberrante fut vite éliminée : Pour la marche en tunnel, pourquoi pas, mais en montagne ? Sanglé en travers du sac à dos ? Et puis ces énormes billes d’eau l’auraient immanquablement déchiré !
Vous avancez ; vous êtes venu pour cela, vous devenez peu à peu le marcheur de l’obscurité. Elle s’installe vite, le jour rasant vous accompagne encore quelques dizaines de pas, une centaine, puis vous abandonne. Se pouvait-il que les jeunes garçons, des scouts peut-être, soient passés par ce lieu sinistre ? Votre lampe éteinte, l’espace perd ses limites, seules subsistent celles que lui impose l’écho. Comment s’approprier l’ « être » d’une nature si étrange et particulière, l’ « être » de ce vide qui fut de la montagne et n’est plus qu’un lent flux d’air glacé et sonore dans lequel vous êtes suspendu. Marcher en ces lieux c’est toujours heurter des choses meurtrières à peine esquissées par le halo faiblissant de votre lampe, les piles ne sont pas éternelles, et de surcroît penser à un parapluie déchiré, inopérant qu’il faudrait tenir, ça devient pénible, ça encombre, mais cela participait au bouillonnement d’idées et de pensées qu’un tel espace fait naître au fil de cette durée indéfinie, sans bornes visibles, une préfiguration de l’éternité du tombeau.
Le voyageur souterrain croyait avoir éliminé l’image du parapluie en lambeaux, aux baleines brisées, ruisselant et glacial. Pas si vite, cela tournait à l’obsession au point qu’il fit semblant de tenir un manche imaginaire… Une seule solution ; jeter mentalement cet objet encombrant et nuisible dans une de ces niches refuges dont l’une se montrera si bénéfique dans un avenir proche. Mais de cela il ne pouvait, bien entendu, pas en avoir la prescience…encore que ? Le jeter ? Aussitôt dit aussitôt fait ou plus exactement, aussitôt pensé aussitôt rêvé ! La carcasse imaginée, précipitée dans la suie humide deviendrait rouille virtuelle et se dissoudrait dans la substance de la « terre mère », car il avait quelques notions concernant les mythes des civilisations anciennes.
L’homme se mouvait avec peine, le sol était accidenté, on percevait, lointain encore, un bruit de cataractes s’abattant sur des tôles, rouillées, bien sûr. Plus vous progressez, plus le vacarme devient impressionnant. Le son variait, combinant les harmoniques d’un roulement de fer et d’un martèlement sourd, puis un halètement ternaire apparut enveloppant le fracas métallique qui s’amplifiait. Un sifflement acheminé par les rails qui maintenant brillaient, perça dans ce tumulte évoquant l’approche d’un train, le ronflement s’enflait scandé par un improbable timbalier, le crissement du ballast se dissolvait dans la forge répétitive des bielles et dans le souffle de l’échappement. L’infime lueur de l’orée du souterrain s’était depuis longtemps éteinte. Le passager de la nuit chercha du regard le pâle rectangle réflectorisé que sa lampe fit jaillir du néant des maçonneries, mates de suies fossiles. Trébuchant encore plus durement, heurtant les traverses gluantes d’humidité, il se blottit dans la niche-refuge poisseuse de terre et de scories. Comme l’on peut s’y sentir heureux, le dos collé à la maçonnerie rugueuse et noire ! Le halètement, mécanique comme un galop ternaire celui de deux chevaux à pleine vitesse, ou celui plus complexe encore des dernières locomotives à vapeur construites avec quatre cylindres et double détente de vapeur ; les plus sophistiquées. Cette chevauchée devenait terrifiante, amplifiée par la voûte. Bien qu’il fût en sûreté, hors du gabarit où il s’imaginait de voir déferler le monstre, c’est à cela que ces refuges étaient destinés, son angoisse et sa curiosité devenaient extravagantes. Une locomotive à vapeur sur cette ligne jadis électrifiée, et de plus désaffectée depuis des temps quasiment mythiques ; c’était plus qu’incongru !
La chose innommable l’avait frôlé, déjà s’éloignait, mais subsistait son hurlement capturé par la voûte, fossilisé par l’écho. Une atmosphère de vapeur d’eau, de charbon sulfureux saturait le tunnel. Le voyageur des ténèbres demeurait adossé au aux aspérités de son abri, de fines gouttelettes de vapeur condensée au contact de l’air froid retombaient comme une rosée sur ses mains et sur son front pour y apaiser les piqûres des escarbilles jaillies du foyer. L‘obscurité était redevenue un bien palpable et bénéfique
Se relever, marcher, encore trébucher, heurter du pied des objets inconnus, respirer avec difficulté, avancer en se demandant quelle était la nature de cette « chose » quelle était la qualité de son être. Cette question obsédante ne facilitait pas sa progression ! Son interrogation sur la nature de l’espace, quelques moments auparavant, lui semblait dérisoire à présent ! Une ellipse pâle laissait entrevoir lorsqu’on s’en approchait, laissait entrevoir à notre personnage, disais-je, car il ne faudrait pas qu’il lui vînt l’idée de se prendre pour moi, des rails luisants comme ceux d’une voie très fréquentée. Un jour lustral descendait d’un puits, d’une cheminée, plutôt, aux pierres satinées d’eau, parfaitement dessinées ; un cône découpé dans la voûte, partant sur le côté, puis se redressant au prix encore d’un incroyable travail réalisé par les tailleurs de pierres enfin s’élevait à la verticale, jusqu’au ciel, à l’air libre où les fumées des locomotives passées avaient pu gagner leur liberté. Cette découverte lui rendit espoir si tant est qu’il fût désespéré, ce qui n’était pas le cas !
L’obscurité lui fut de plus en plus légère, d’autant que les parois du tunnel, suintantes comme des muqueuses s’irradiaient progressivement d’une luminescence gluante et verdâtre due aux algues minuscules qui profitaient de la proximité du jour : l’issue se signalait. Un petit croissant aveuglant apparut révélant à l’extrémité de la galerie une pénible déchirure. La voûte effondrée sur une dizaine de mètres avait précipité sur la voie des tonnes de pierrailles. Les claveaux tombés laissant sur le ciel une découpe aux créneaux irréguliers. Un peu d’escalade, facile, tandis que cette fois l’air tiède de l’extérieur aspiré par le froid du souterrain s’engouffrant par cet orifice rétréci lui baignait le visage de douceur. Mais d’où venait donc ce train ? Comment avait-il pu passer à travers cet éboulis ancien gagné par les ronces où l’ou pouvait toutefois distinguer assez nettement des empreintes de chevaux ; des empreintes toutes fraîches de fers évoquant à s’y méprendre, ceux que l’on employait au Moyen Âge. Pour en être certain, encore eût-il fallu être un érudit en la matière, ce qu’il n’était pas.
La clarté du jour, la chaleur, le vrombissement des insectes, la présence des oiseaux, tout était résurrection. La vie continuait, les rails continuaient, certes rouillés, mais une aiguille, un aiguillage si vous préférez, récemment manœuvré, la position de son contrepoids en attestait, menait à une voie de garage où stationnait une ancienne voiture ; solitaire, oubliée, au toit jadis blanc, maculé de rouille. Les flancs bleu marine, sous le soleil brillaient même d’un reflet moiré, satiné comme de l’ardoise. Ils avaient conservé leurs emblèmes de bronze, ceux de la compagnie Internationale de Wagons-Lits. Univers sacré où le vandalisme n’a pas même encore été pensé ! La hauteur des marchepieds était considérable, ainsi que celle de la main-courante de laiton qui menait à l’ovale de la porte vitrée. Une superbe antichambre de palissandre aux vitres gravées de motifs Art Déco… Des fleurs, des femmes, des entrelacs de végétaux imaginaires, des Lalique : luxe, calme, silence aristocratique, Baudelairien, Proustien… Quelques pas sur une moquette sombre, de l’aluminium cette fois « Nicht hinaus Lehnen »une plaque qui, comme dans un musée annonce le titre du tableau composé par le paysage, découpé, encadré d’acajou et comme assourdi d’ un vernis ancien, voilé d’un tulle de poussière incrusté parle temps, dans la vitre. Un froissement discret derrière lui : Il se retourne, il crut voir le mouvement de la robe rose d’une très jeune fille vêtue comme au Moyen Âge, portant peut-être un hénin. Sur chaque table de marqueterie, le même abat-jour rose ; un reflet vraisemblablement. Attendre, s’asseoir dans les velours, laisser à l’apparition une seconde chance ? C’est peut être pour cette attente qu’il avait fallu vivre tout ce cheminement ; et si c’était le but du voyage? Il n’est pas raisonnable en ces lieux, de demeurer immobile trop longtemps ; à vouloir surprendre les fées, on risque de se dissoudre dans l’éternité.