Cette matinée de rupture dans le travail fut bien le seul moment calme de la quinzaine.

Il y a des périodes comme ça où sans que vous compreniez tout à fait pourquoi, les affaires marchent bien mieux qu’à d’autres moments, il n’y a pas non plus de hasard, il y eut plus d’appels d’offres, donc plus de chances de faire des affaires.

   J’aime cette boulimie d’actions qui s’installe quand tout va bien et que la courbe des produits s’envole sur l’écran de l’ordinateur. Je dois avouer que c’est une drogue, c’est de cette façon que je fais monter mon taux d’adrénaline, pas besoin de shit ou de cocaïne, le travail et sa résultante le chiffre d’affaires en augmentation exponentielle me suffisent amplement.

   La rencontre fortuite avec la jeune femme du Clairon quinze jours plus tôt ne m’était pas complètement sortie de l’idée, j’avais simplement eu beaucoup d’autres choses à faire que de repenser à cette rencontre. Il suffit pourtant d’un évènement fortuit pour me la remémorer.

   Une fois par mois nous étions un groupe d’industriels qui se retrouvait à Bruxelles pour rencontrer des représentants de la Commission Européenne, dans le cadre d’actions de lobbying, travail intéressant, quoique pas toujours payant.

J’avais pris le Thalys de 7 h 57 pour effectuer ce voyage comme à mon habitude, étant ainsi certain d’être à l’heure à notre premier rendez-vous.

Pour préparer cette séance de travail, j’avais enfourné en vitesse dans mon porte-documents quelques dossiers que je devais étudier d’urgence avant cette rencontre qui allait s’avérer être très technique.

   Les voyages en train ont ceci de fort agréable hors mis leur régularité en l’absence de grève, que de permettre d’y travailler dans des conditions de confort optimales. La brièveté du voyage Paris Bruxelles Centrale, une heure trente de trajet imposant de ne pas perdre de temps et de se mettre en action dès son installation, je ne dérogeais pas à la règle, à peine installé en première classe, dans un fauteuil confortable, un café posé devant moi, je plongeais la main dans mon sac pour me saisir du premier dossier, et à mon étonnement ce que j’en sortis n’avait rien à voir avec ce qui était prévu. C’était un journal de jardinage, numéro hors série à propos de la culture en respectant les cycles de la lune, je savais pertinemment d’où il venait.

   Tout me revint en un instant, le Café encombré et bruyant, l’homme en détresse au bar et ma voisine de table à la crinière rousse et au comportement étonnant, au milieu de toutes ces personnes travaillant sur leurs dossiers et profitant de la wifi pour pianoter sur leurs ordinateurs, je me donnais l’impression d’être un joyeux drôle. Balayant le wagon du regard, je pus constater que personne n’avait remarqué ce qui venait de m’arriver. J’allais replonger l’objet du délit dans mon sac quand je me suis souvenu du petit papier qui y avait été inséré comme marque page par mon avenante voisine.

La feuille blanche pliée en deux que j’avais remarquée ce jour là était toujours bien présente, je m’avisais que je n’avais même pas pris le temps de la regarder, comme quoi, on oublie vite ce qui à un instant précis nous est apparu comme essentielle.

   Je marquais un temps d’hésitation avant de l’ouvrir, peut-être y avait-il là, un message qui m’était destiné.

   J’étais un peu troublé, je revoyais ce visage aimable tourné vers moi pour me conter une histoire digne d’un récit de Shéhérazade dans les Milles et une Nuits. Dans le même temps je prenais conscience qu’elle s’était certainement servie de moi pour se donner une contenance et ne pas paraitre seule en ce lieu !

J’examinais la feuille avant de l’ouvrir, elle provenait d’un agenda, c’est le fait qu’elle fut pliée en deux qui lui donnait un aspect anodin, je marquai un temps d’arrêt car pour moi il ne pouvait s’agir que d’un message. Surprise : c’était bien un message, mais, s’il m’était destiné, il était fort sibyllin, voyez plutôt.

« At 13…taux supérieur à la normale ! Présence suspecte de radionucléides à vie longue ».

S’en suivait toute une liste de lettres suivies de chiffres qui ne me parlèrent pas plus que des idéogrammes chinois.

   Qu’avais-je cru, voire espéré ? Qu’elle m’avait laissé un mot doux, voir un message pour un rendez-vous galant, il aurait été un peu tardif de l’ouvrir aujourd’hui.

Après un moment de réflexion, je sortais mon portable pour y taper At…13, deux secondes plus tard une carte apparaissait sur mon écran, j’y reconnus certains noms, en particulier Mururoa, je compris que mon At 13 devait désigner un atoll dans les iles Tuamotu. Ce qui est merveilleux avec ces machines, c’est qu’elles n’ont pas d’états d’âme, ne se posent pas de question, et qu’elles répondent tout de suite aux vôtres, encore faut-il savoir ce qu’il faut demander.  

   Ma jolie rencontre ne s’adonnait donc pas qu’au jardinage avec la lune, il semblait désormais qu’elle s’intéressait aussi aux voyages dans des lieux paradisiaques. Je n’eus pas le temps d’approfondir ma recherche, le train venait d’entrer en gare de Bruxelles, ne me laissant que le temps de remballer mon matériel et de sauter sur le quai, pour ne pas poursuivre le voyage vers l’Europe du Nord.

   La journée fut harassante, enfin n’exagérons rien, difficile devrais-je dire pour être honnête, dans ces rencontres, il était parfois compliqué de démêler ce qui était l’enjeu entre les partis.

   Pour nous, les industriels, les positions étaient claires : Il nous fallait pousser contre ces technocrates pour les amener à nous entrouvrir un peu plus les portes de l’espace communautaire tout en les refermant aux importations venus des quatre coins de la planète. D’un autre côté, il ne nous semblait pas que nos interlocuteurs aient tout à fait la même clarté dans leurs démarches, on y percevait à de menus détails, des relents de pratiques douteuses. Evidement si une partie des membres de l’équipe Bruxelloise défendait becs et ongles les positions du patron de l’OMC sur la liberté de circulation des produits entre les Etats, d’autres se montraient moins rigoristes et plus circonspects dans leur façon d’approcher la question. Ils nous donnaient un peu l’impression de vouloir faire monter les prix pour nous expliquer ensuite en Off qu’il y avait peut-être une possibilité de s’entendre.

   Comme nous avions fait la sourde oreille à ces avances sous jacentes de « backchis », et, maintenu notre position de demander la taxation des marchandises importées en Europe en provenance des pays émergeants, la négociation s’était trouvée grippée. Nous étions parfaitement conscients que notre discours pouvait avoir des relents de protectionnisme passé de mode, et des risques que cela pouvait présenter.

   Il ne manquerait pas de Pays ou de groupes de pressions semblables au nôtre qui nous emboiterait le pas pour demander la même barrière, nous projetant dans un protectionnisme débridé, ravageur pour les échanges mondiaux.

   Une grande partie des marchandises circulant dans le monde sont produites dans des pays qui fonctionnent en dehors de toutes règles concernant les droits de l’homme au travail, mais aussi de tout ce que le monde peut inventer comme mesure de protection de l’environnement, ces aspects, avouons-le, étaient assez loin de nos préoccupations, mais de voir nos parts de marchés fondre comme neige au printemps nous incitaient à l’ affrontement.

   Une seule règle pour nous, casser la concurrence pour lui arracher quelques miettes de marché, rien de plus, rien de moins, ce qu’elle ne manquerait pas de nous renvoyer, car elle aussi était réactive, nous inondant de produits bradés à bas prix, contre lesquels nous ne pouvions pas rivaliser.

   Impossible de faire le décompte du nombre de cigarettes fumées devant le bâtiment pour se détendre, ni des quantités de cafés ingurgités pour se maintenir au top niveau, nous étions décidés à ne rien lâcher de part et d’autre.

Questions-réponses, arguments- contre arguments, et au final pas grand-chose de concret à se mettre sous la dent, nous sortions de là totalement épuisés ayant un grand besoin de décompresser.

   Lors de ces rencontres Bruxelloises, je passais mes soirées avec des collègues Suédois et Néerlandais avec qui j’avais sympathisé lors de mes précédents séjours. Nous nous entendions à merveille, et avions pris l’habitude de nous reprouver en fin de journée autour d’un repas convivial. Une règle simple et intangible, nous étions à tour de rôle chargé de trouver une bonne table, élément important du deal, il fallait étonner le groupe par la qualité du restaurant que l’on avait découvert. Il n’était pas ici question d’argent, mais bien plutôt de la qualité des mets et vins que l’on faisait servir. Une petite taverne et son sauté de porc aux lentilles pouvait tout aussi bien faire l’affaire à la condition que la cuisson soit à point, la viande sublime et le vin de bonne facture.

   Ce soir nous étions à dix kilomètres du centre ville dans un restaurant appelé : l’Auberge de la forêt et contrairement à ce que l’on aurait pu croire, leur spécialité était les produits de la mer et des rivières. J’avais opté pour le versant rivière de leur carte et je ne devais pas le regretter : Le buisson d’écrevisses était sublimissime et le dos de brochet ne se laissait rien compter accompagner d’un riz sauvage aux saveurs étranges, le tout accompagné d’un bourgogne blanc de vieille garde. Je n’ai plus souvenir des fromages, tant le framboisier du désert vous laissa sans voix, sa boule de glace à la mûre citron vert vous faisait fermer les yeux de bonheur, ça n’était plus un dessert, mais un condensé d’arômes à vous faire rêver.

   Pendant que nous dégustions le café accompagné de sa prune vieille réserve, je glissais incidemment dans la conversation une allusion à mon atoll du bout du monde leur demandant si ces quelques lettres et chiffres leur disaient quelque chose.

Pour moi ce ne pouvait qu’être un de ces lieux paradisiaques où l’on s’allongeait sur le sable blanc sous les cocotiers un verre de Paradise punch à la main, un groupe de Vahinés ondulant gracieusement devant nous.

 

   Il y eut un blanc, ils se regardèrent rapidement, je pense que la qualité du repas que je venais de leur offrir m’évita pire réplique.

 

-       Tu t’intéresses à ces questions toi maintenant, ça alors, je reste sans voix !

-       Oui pourquoi ça vous étonne ?

-       Ca ne nous étonne pas, ça nous sidère, si tu dis vrai, c’est que les français ont bien changé !

 

   Il s’était glissé un froid dans la conversation qui ne devait rien au sorbet, je sentais bien que j’avais touché là quelque chose qui les crispait, nous étions entre gens de bonne compagnie et progressivement la conversation reprit son cours. Nos dossiers en instance primant sur tout le reste.

   C’est en voyant le personnel aligné le long du bar que nous prîmes conscience que nous abusions en les empêchant de regagner leurs pénates. Après nous être confondus en excuses nous quittâmes les lieux pour regagner nos hôtels respectifs.

En me remerciant pour cette soirée mon ami finnois me glissa à l’oreille que je ferai bien d’aller faire un tour sur le net pour étudier la question des essais nucléaires que la France avait mis en œuvre dans le Pacifique, sur quoi ils disparurent dans leur hôtel sans me laisser le temps de répliquer quoi que ce soit.

   Une fois dans ma chambre je commençais par prendre une douche, ces repas tardifs étaient une pratique bien agréable, mais trop de bonne chair, pas assez d’exercice et surtout trop d’alcool n’étaient pas faits pour garder une bonne forme. Un jet d’eau bien froide pour terminer a le don de vous ravigoter instantanément et en sortant de la cabine je dois dire que j’avais retrouvé tous mes esprits.

   L’informatique est une invention merveilleuse et son couplage sur le net une révolution sans limite, mais ce que vous devez éliminer de votre boite aux lettres chaque fois que vous vous connecter et le temps que cela vous fait perdre m’exaspérait. Je passais l’heure qui suivit à faire ce ménage et à classer mes Mels.

   Pas de soucis particuliers, quelques dossiers à suivre et des pistes nouvelles à explorer, déjà deux heures du matin, il serait peut être temps de penser à dormir. Pourtant un petit scarabée me dévorait le mental m’empêchant de retrouver la sérénité nécessaire au sommeil. Qu’avaient bien voulu me faire comprendre mes amis en me parlant des campagnes d’essais nucléaires français en Polynésie, c’était déjà de l’histoire ancienne, alors.

   Je repris mon ordi et je me lançais dans une exploration du monde de l’atome militaire, je compris tout de suite leurs allusions en voyant défiler devant mes yeux ébahis, des tableaux, des diagrammes, des colonnes de chiffres…

Sur certains sites, on racontait les ratages, les fuites lors d’essais sous marins, les retombées lors d’essais aériens, et cerise sur le gâteau le refus toujours opposé par la France aux populations locales de regagner les atolls mis sous surveillance. Ce n’est pas demain que j’irai passer mes vacances sur les plages de sable blanc d’AT 13.

Dans le même temps, j’imaginais les sommes qu’avaient coutées ces campagnes, me disant qu’injectées dans une recherche pacifique aujourd’hui elles nous seraient bien utiles.

   Autres temps autres nécessités, le monde était alors bipolaire et toutes les craintes dans l’air du temps ; le jeu consistait alors à se faire peur : « Approche un peu si tu oses et tu verras de quel bois je me chauffe »

   Je comprenais mieux les réticences de mes amis du nord de l’Europe, eux qui sont très en pointe sur les questions de protection de l’environnement, ils oublient sans doute que s’ils n’ont pas connu d’autre guerre c’est grâce à nos efforts, allez savoir.

Une question me taraudait : Que venait faire là dedans ma rencontre du café de la gare ?