Il pleut, un point c’est tout

 

« Parce qu’il pleut, un point c’est tout madame Charton ! » D’un geste rageur, Louis Bürger repose le combiné sur son bureau sans daigner donner davantage d’explications à son interlocutrice. Un rapide coup d’œil sur le corps de l’étranger le rassure : la sonnerie du téléphone n’a heureusement pas eu raison de son premier sommeil, signe qu’il s’est endormi en confiance tout de suite après avoir dévoré l’en cas offert. « Good, very good for me » a-t-il assuré tout en s’enroulant dans la vieille couverture extirpée de son sac avant de s’allonger sur le tapis devant le canapé proposé.

« Mais quelle bande de vieilles biques toutes ces bonnes femmes ! Toujours à épier derrière leurs rideaux, à comploter ! Aucune pitié pour ces malheureux pourchassés comme du gibier. Sûr que, demain matin, dès la première heure, cette garce de Charton préviendra le commissariat. De sa petite voix mielleuse, elle arguera de sa responsabilité de concierge, de bonne citoyenne soucieuse du respect de la loi. J’ai intérêt à le faire décamper aux aurores. »

Comme chaque soir, depuis deux ans maintenant, avant de se glisser dans son lit, Louis s’arrête devant la photographie de sa femme posée sur la commode de leur chambre.

« Tu vois, Henriette, ce soir, j’ai récupéré un oisillon tombé du  nid. Un afghan, je crois. Il parait très jeune. L’âge de Frédéric peut-être. Je n’ai pas eu le courage de le remettre à la rue par cette pluie glaciale. Il dort dans le salon. S’ils le savaient, les enfants me blâmeraient. Ils m’ont toujours dissuadé d’héberger un migrant pour la nuit. Ils craignent pour ma sécurité.

J’essaie, coûte que coûte de poursuivre ton œuvre. Mais ce n’est pas simple. Sous la haute autorité de notre concierge, certains copropriétaires protestent. Inviter parfois, un sans papier à ma table, nuit parait-il, au standing de l’immeuble. Alors, aujourd’hui, en accueillant ce jeune pour la nuit, je franchis la ligne blanche.»

A présent, allongé dans l’obscurité, tentant de trouver le sommeil, Louis s’interroge. Aura-t-il encore longtemps la force de continuer ? Il se sent parfois si épuisé. Depuis la fermeture de Sangatte la tâche est devenue très lourde à Calais, Est-il bien raisonnable de consacrer toutes ses forces à la défense de cette cause ? Ne serait-il pas plus sage de suivre les conseils de sa fille Florence ? Inquiète pour lui, elle l’exhorte régulièrement à renouer avec les amis négligés depuis la longue maladie d’Henriette. Son manque de disponibilité les a définitivement lassés. Plus personne ne songe à lui proposer de se joindre à eux pour une partie de cartes, une randonnée ou un voyage au soleil.

 

Peut-il devenir insensible à la détresse de ces errants qui, au terme d’un interminable et douloureux périple à travers l’Europe, gardent les yeux fixés sur les côtes anglaises : l’Angleterre, leur éternel eldorado ! Peut-il devenir impassible devant le spectacle de ces jeunes hommes, parfois de ces enfants, de ces femmes qui tentent de survivre sous les ponts, au fond d’un fossé, au sein d’usines désaffectées ou de taudis insalubres ?  Comment ne pas trembler pour la vie de ceux qui, ne pouvant s’offrir les services d’un passeur, tentent de passer agrippés sur le châssis d’un camion ?

 Depuis la mort d’Henriette, au sein de l’association SALAM, il s’est fait une obligation, soir après soir, d’aider à la distribution d’un repas chaud, d’habits, de chaussures et, dans la journée, de collecter denrées alimentaires et vêtements.

Avec l’arrivée du froid et  l’intensification de l’évacuation des squats par la police, toutes les associations sont débordées. A la « distrib » de la Belle étoile, les bénévoles s’épuisent. Ils redoutent le départ à la retraite de la cuisinière. Les files d’attente aux douches du Secours catholique sont interminables. La salle d’attente de l’hôpital est pleine à craquer de ces êtres fragilisés par la faim, le froid, le dénuement.

Soir après soir, derrière ses paupières closes défile une interminable farandole de migrants, jusqu’au moment où le miraculeux  petit comprimé lui permet enfin de sombrer dans un sommeil sans rêves dont il émerge, au petit matin, hébété et la bouche amère.

Un fracas épouvantable, venant du salon, parvient à tirer Louis de sa léthargie. Le cœur serré par l’appréhension, il se lève et se dirige vers le salon toujours plongé dans la plus profonde obscurité. Le spectacle qui l’attend ferait sourire un témoin moins concerné que lui par les dégâts. Titus, le pacifique mais fort imposant labrador, est allongé paisiblement de tout son long sur le tapis et la couverture du jeune homme lequel, pétrifié par la venue inopinée de ce gros chien bien décidé à partager sa couche, a tenté de se réfugier à l’extrémité de la pièce. En l’absence de lumière, paniqué, le garçon a heurté une colonne en marbre supportant une énorme lampe dont les débris jonchent le parquet. Le chien, savourant pleinement son espace reconquis, contemple la scène avec une indifférence hautaine tandis que l’adolescent tremblant, accroupi entre le buffet et le mur, roule des yeux exorbités  et d’une voix presque inaudible murmure en boucle « not the dog ! not the dog ! »