Une ardoise s’était détachée du toit, elle glissait, jour après jour de quelques centimètres, ou millimètres, imperceptiblement, en fonction de l’humidité. On n’aurait su prévoir la date de sa chute qui évoquait mélancoliquement, la lente érosion des choses, du manoir et de nous-mêmes. La chaleur de l’été s’était enfuie depuis peu, depuis la veille en vérité. Il avait fallu enfiler un lainage, et la cheminée venait d’être allumée pour la première fois depuis le printemps. Une flambée, symbolique, certes, mais qui n’en était pas moins porteuse de sens…

            Une bonne pipe, un bon journal, un bon whisky, on aurait pu imaginer le début de quelque roman anglais : mais il ne pleuvait pas ! De plus notre lecteur ne buvait pas, ne fumait pas et ne lisait guère de journaux, préférant lire au lit, guettant  le moment précieux où la torpeur, l’enivrante torpeur laissait place au rêve. Pour l’instant, il observait les flammes, rassemblant les brandons au centre de l’âtre pour donner au feu plus de consistance, plus de cohérence, ainsi qu’il se devrait de faire avec ses souvenirs épars pour créer son personnage. 

            En effet, avec quelques amis, ils s’étaient lancé par jeu, le défi d’écrire une nouvelle… et bien entendu, aucune idée ne se manifestait pour nourrir ce projet ; créer au moins un personnage semblait incontournable. Le feu poursuivait sa tâche sans effort apparent : Il a bien de la chance pensa-t-il, il vit de sa vie  propre tout seul, comme une mécanique, comme nos rêves qui nous échappent. Alors survint la vision d’un embiellage de locomotive à vapeur qui semble fonctionner indéfiniment sans effort, se nourrissant uniquement de feu. Ainsi  fonctionnait le petit moteur à vapeur, chauffé à l’alcool de son enfance ainsi tournait, inépuisable et inépuisée, la locomotive de son train électrique ; le feu n’était alors qu’une petite ampoule rouge, un feu miniature mais opiniâtre  qui propulsait le jouet, image minuscule des vraies locomotives, plus lentes, puissantes et majestueuses. Quelle différence avec ces bielles folles qu’on ne voit même pas s’agiter dans nos moteurs d’automobiles : d’ailleurs combien de conducteurs songent à les remercier de tout ce qu’elles font pour eux ? Combien même ignorent leur simple existence ?

            L’eau, la vapeur, le charbon, l’essence, l’explosion, ces énergies motrices, et  pour cela confinées, quelle différence avec ce feu dans l’âtre, libre, détendu, sans contrainte, mais si peu viril  au regard de l’enfer ronflant d’un foyer de vraie locomotive ! Cet aller retour mental des embiellages géants aux plus minuscules, était épuisant, tout comme cette plongée dans son enfance, alors que dormant dans  la « chambre du train » il faisait stationner sa locomotive sur la portion de voie la plus proche de son lit de façon à l’entrevoir au moment du sommeil, caressée par les ombres mouvantes  doucement vivantes  qui animaient le  mur de la chambre. C’était le feuillage du cerisier projeté par   le bec de gaz qui éclairait  la rue. Cet effort éprouvant, laissait entrouvrir une lucarne vers l’intériorité du personnage à faire naître. On ne démarre pas une intrigue ou un conte sans avoir créé un personnage ! Au moins un ! Pourtant cela s’est fait !

            Revenons devant notre feu ; admettons que notre héros, car il avait par commodité et par économie, décidé  de devenir lui-même le personnage de son conte, que notre héros donc, porte son esprit sur l’ardoise luisante qui devait également  préoccuper ses amis et compétiteurs : Quel usage en feraient -ils, chacun ayant, par convention à se débattre avec  la même ardoise ? La sienne  était d’une douceur satinée comme celles que l’on voit couvrir les villages des vallées montagneuses et humides ; pas la lauze non, trop  lourde mais l’ardoise fine et légère plus spirituelle, celle des églises, plus  aristocratique, celle des manoirs ; pas celle envahissante des châteaux royaux, ceux de la Loire, particulièrement, trop gros : inhumains ! L’important est de rester dans l’humain, par exemple, le feu propulseur, réduit à la minuscule ampoule rouge qui fait courir le train sur ses rails est l’antipode  du feu immense et infernal qui forge les rails ! Ces rails, si paisibles dans leur stagnation rouillée parmi les herbes, sur le ballast, dans la nature, il faut les avoir vus au sortir du laminoir, serpents de lave incandescente, longs de cent mètres, jaillir à la vitesse d’un marathonien ! C’est une image que l’on n’oublie pas !

            Notre personnage, puisqu’il s’était ainsi désigné, méditait toujours devant sa cheminée, les braises paisibles avaient la même lueur, que celle des serpents de feu : Ne pourrait on trouver, n’y aurait-il pas quelque part, un juste milieu, un état médian entre ces extrêmes… la vraie vie en somme, un monde à notre mesure où les femmes flotteraient à égale distance de la ménagère bourrue et de la sylphide descendue  du  Vénusberg  qui nous offre des parfums sur les affiches du métro ? Jetant un regard soucieux sur le parc humide, car entre temps il était tombé une averse, il enfila sa pèlerine, copiée sur celles des cavaliers du XVIII° siècle, de bonnes chaussures, prit son chapeau et s’engagea dans l’avenue. Une avenue est originellement l’allée principale qui conduit au château. La demeure était certes plus modeste mais cette allée, on la nommait depuis des générations ; « l’avenue ». Au terme de l’avenue commençaient les bois et leur étoile de layons, puis, la vraie nature ou du moins une nature qui devenait de plus en plus vraie, c'est-à-dire une nature où le bocage succède aux guérets, où la forêt envahit les collines, en bref, là où une voie ferrée a dû se frayer, avec la complicité de l’homme, un passage dans ce chaos primordial.

            Il avait marché deux jours, sur des chemins carrossables au début, puis de moins en moins carrossables, défoncés d’énormes ornières anciennes, traitreusement tapies sous les ronces. Des billes de bois avaient dû être débardées par ici, puis les sentiers étaient devenus difficiles. Ou avait –il dormi ? La cohérence du récit aurait dû l’obliger à nous décrire le chalet, un ancien refuge ou rendez vous de chasse depuis longtemps délaissé, avec son épais parquet délavé, ses portes aux invraisemblables serrures du siècle précédent, l’étagère recouverte de zinc où il avait réchauffé son repas sur une lampe à alcool datant de sa période de scoutisme. Ah, la bonne odeur de la flamme bleue, l’évier de pierre, la conduite d’eau, rouillée à  cœur ; mais cela n’était pas un souci. Tout en progressant sur le sentier malaisé, il aurait aimé dire « poudreux » comme dans les romans anciens mais il avait plu ! Toutefois  le chemin était bien « montant », cela ne se pouvait contester, il songeait aux actuels refuges de montagne, véritables hôtels avec douches chaudes et restaurants. Comme les Français ont changé se dit-il ! C’était une réflexion tout juste amère, nostalgique sans doute : Et comme il eût été difficile d’entraîner quelqu’un avec lui dans cette aventure pourtant si simple et accessible : Marcher sur un sentier avec dans son havre-sac un duvet, une gourde d’eau et quelques victuailles ; ce n’était pas partir pou l’Everest !

             Tout d’un coup et sans que rien l’eût pu laisser prévoir, l’escarpement fit place  à un large chemin tapissé de cailloux régulièrement concassés et gangrenés de menues broussailles. La marche était devenue moins malaisée, plus de pente, ou si peu. Sans l’ombre d’une hésitation,  il sut, d’instinct, quelque chose de plus fort que l’instinct, qu’il fallait se diriger dans le sens de la montée ; on dit  la rampe, la pente, c’est pour la descente ! Il se sourit à lui-même, pour se féliciter de son savoir : c’est ainsi que l’on est bien en harmonie avec soi. « L’homme doit suivre sa pente pourvu que ce soit en la montant ! » Il s’amusa de cette banalité rancie et moralisatrice, un peu stupide ; l’avait-il inventée, l’avait-il entendue jadis ? Parmi les pierres  du ballast, quelques gros écrous, des tire-fonds, énormes vis à bois à têtes carrées,  des pièces de métal dont l’origine et  la fonction restaient  impénétrable au promeneur ordinaire ;  toutes ces choses, uniformément d’une belle couleur ocre rouge : celle de la rouille.

       Il se pencha, cette  tonalité  chaude moirait  discrètement  un gros caillou bleu-noir. C’était  de l’ardoise.