...Il se levait, selon la saison, dans la nuit ou au petit jour. Il se sentait bien. Son être tout entier, corps et âme, était instantanément unifié dans cette harmonie qu’il ne retrouvait que dans le moment de solitude privilégié, réservé à la lecture matinale, dans la cuisine, devant un café, alors que dormait toute la maisonnée. Pour son entourage, ce penchant n’avait rien de naturel.

A quand remontait l’euphorie de lire pour inaugurer la journée ?

Bien sûr, au début de son mariage pour ne pas déranger Marie-Jeanne.

Quoique ! déjà adolescent, il éprouvait tant de plaisir à bouquiner dans le bus, dans le train et dans le métro. Quel caractère que ce Julien Sorel entrant au service des Rénal ! Pris dans la bulle romanesque, il vivait l’aventure des personnages comme la sienne et arrivait au lycée les yeux brillants, le cœur palpitant, la conscience affûtée. Les cours de littérature pouvaient commencer. Il était prêt.

Plus jeune, il ne pouvait dire comme Rousseau « Je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi », car c’est l’école qui lui apprit à déchiffrer. Personne ne lui racontait d’histoires le soir avant de s’endormir. Personne ne l’avait fait à ses parents ni à leurs propres parents. Ils appartenaient à cette population laborieuse pour laquelle la lecture sert à s’insérer dans la société par l’instruction. L’instituteur était auréolé de cette mission sociale, à lui seul réservée dans l’esprit de la famille nîmoise de Jean-Jean. Si certains ne savent «  comment [ils] appri [rent] à lire », lui, il associait effort à déchiffrement, puis à dévoilement du sens. Aucun émerveillement dans cette découverte.

Ce sont les illustrations des romans d’aventure dans la Bibliothèque rose puis verte qui lui donnèrent le goût de cheminer jusqu’à la fin de l’intrigue, page après page, chapitre après chapitre. Le Chevalier de maison rouge lui laissait une vraie gourmandise de lecteur. La couverture colorée de ce premier gros volume que des amis de sa mère lui avaient offert pour Noël alors qu’il avait 9 ans s’affiche instantanément sur l’écran mental du vieux Jean-Jean Ordino, assis devant son ordinateur à revivre en les écrivant les souvenirs de son enfance. Combien de fois ne l’avait-il lu et relu ? Encore aujourd’hui une jubilation remonte en lui. Où est donc le livre, après toute une suite de déménagements ces dernières années ? L’avait-il seulement sorti des cartons ? Il lui faudrait le rechercher pour s’en délecter à nouveau une de ces bonnes nuits d’hiver. Et pourquoi ne pas le laisser traîner dans le salon ? Ses petites-filles seraient chez lui le 25 décembre, Tiffenn et Alix. Tiffenn, férue de lectures, avait commandé sept romans de Roald Dahl pour Noël, soit une foison de titres par lui inconnus sauf deux. Elle était bien capable à dix ans de repartir avec les œuvres du romancier anglais de son choix, et Dumas. Mais lit-on les romans historiques d’Alexandre Dumas quand on est une fillette en 2011 ? Et Alix, à huit ans, adorait les légendes. Ses héroïnes préférées, les Winx, elle les avait découvertes sur l’écran avant de se plonger dans la série éditée par une Bibliothèque rose rénovée… ?


Jean-Jean fit son entrée dans la grande littérature avec les romans illustrés de Victor Hugo. Pendant la sieste, imposée par sa grand-mère Marcelle aux heures caniculaires en août à Nîmes, il était autorisé à ne pas s’allonger comme le reste de la famille mais à s’installer, au frais, dans la cuisine. Un rite s’était institué. Le cousin germain de la grand-mère paternelle possédait une immense bibliothèque où les cuirs des livres s’affadissaient sous la poussière. Le garçon avait l’honneur d’accéder aux ouvrages illustrés de gravures qu’Alexandre Jonas avait sélectionnés pour lui. Alors, accroupi sur la chaise, il se penchait sur la table de la cuisine pour s’approprier, un par un, les volumes que seul avait lus le cousin Jonas, ancien avoué. Dans l’apothéose de gravures en noir et blanc de l’extraordinaire édition Hetzel que collectionnait la seule personne dans la famille qui eût fait quelque étude, il apprécia tout particulièrement les vignettes signées Riou, surtout une qui montrait la lune apparue «  à travers les franges d’un gros nuage que le vent entraînait vers l’est » et les naufragés sur le dos, dans Vingt-Mille Lieues sous les mers. Quels voyages ne fit-il pas avec Jules Verne ! Il s’enthousiasma pour les péripéties vécues par le forçat évadé, Fantine et Cosette. Même le Livre sur Waterloo dans Les Misérables, il le dévora, accroché aux vignettes d’une édition plus ordinaire du XIXe siècle. Il mit en relation l’admirable dessin de Hugo qui représentait le profil » féroce et sagace de l’homme de proie » avec la précédente gravure montrant Thénardier livré à la rapine, « un moment accroupi » sur « cet amas d’hommes et de chevaux » que laissait la bataille perdue.par Napoléon. Quelles émotions, quelles équipées humaines, quelles leçons de vie ! La mort de Jean Valjean l’attrista et le consola en même temps. On avait du mal à le sortir de ses lectures. A partir de cet été-là, d’ailleurs, on le considéra autrement dans la lignée paternelle des Jeune-Jonas.


Un matin, après avoir déjeuné, mémé Marcelle demanda à Jean-Jean d’apporter le Midi Libre au cousin dont elle s’occupait depuis qu’elle était veuve. Alexandre était un vieillard de 89 ans, presque aveugle. Jean-Jean fit son entrée dans la grande pièce de réception. Les murs tendus de tentures sombres disparaissaient derrière des tableaux de soie exécutés par feue la maîtresse de maison. Ses pieds s’enfonçaient dans de moelleux tapis colorés. Le journal sous le bras, il imitait le pas chaloupé d’un ivrogne qu’il avait vu la veille devant la Tour Magne. Comme à son habitude, Alex restait, les paupières closes, benoitement installé dans son bon gros fauteuil, à l’écoute d’une émission musicale à la radio. On aurait dit qu’il digérait lentement chaque note, chaque accord, chaque mesure. Chaque seconde paraissait une éternité dans son univers calfeutré. Le quart d’heure se joua dans la merveilleuse boîte du carillon. Alexandre, d’un ample mouvement du bras, coupa la symphonie radiophonique. Le silence envahit le salon tout vibrant encore. Jean-Jean, n’osant rompre la magie de l’instant, se demandait quels songes pouvaient bien occuper l’esprit de cet être hors du commun.

_« « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. » Quelle ne fut pas la stupéfaction du garçonnet ! Le cœur m’en bat encore à plus de 60 ans. Cette déclamation péremptoire où chaque syllabe s’échappait dans le vide du salon pour rebondir à ses oreilles, le gamin n’en comprit pas un mot. Mais il était séduit par la solennité de l’affirmation. Une pétillance irradiait tant de l’homme cultivé qu’il se sentait irrésistiblement attiré.

 «  _ C’est à moi que tu parles, pépé Alex ? 

_ Oui. Approche mon petit. J’ai une mission pour toi et pour toi seul. Tu en es capable à présent.» Si Jean-Jean fut obligé de s’incliner vers le visage de l’orateur pour entendre les derniers mots à peine susurrés, le geste de la main était suffisant pour comprendre le début du discours à lui adressé. « Viens sur la loggia avec moi. Prends un tabouret. Dorénavant, tu me liras le journal tous les matins. Es-tu d’accord ? »

_ Oh ! oui. » Une fierté l’envahit devant tant d’importance nouvelle dans sa vie d’enfant.

A la une du quotidien s’affichait en gros caractères : « Transports ».

Il se mit à lire les manchettes et les titres, les articles correctement rangés dans leurs colonnes. Il se familiarisa avec les rubriques. Notamment, lui plaisaient les faits divers, si brefs et si clairs. Les annonces d’obsèques l’intriguaient avec leurs listes de noms propres, la spécificité des gammes des polices et leurs dispositions spéciales. Il buttait sur les patronymes. Puis, l’entraînement venant, il sentit des muscles nouveaux fonctionner dans sa bouche et son cou, sa voix se poser, son regard s’affûter. Il devinait peu à peu la syntaxe et le sens des phrases, avant que les sons ne s’échappent de lui. Quel émerveillement ! Le plaisir total de la lecture lui était révélé avec le journal. Le garnement buté, ignorant jusque là, s’ouvrait à la puissance harmonieuse de l’écrit vivifié par l’art oratoire : les sons sortis de ses lèvres et les mots dessinés sur la feuille, la forme du texte et le sens dévoilé, tout s’ajustait sous ses yeux, dans sa tête et dans sa voix. Inutile de vous dire combien Jean-Jean jouait de ce pouvoir neuf sur son unique et prestigieux auditoire.


Cette expérience majeure dans ma vie, je ne l’ai confiée à personne à ce jour, cher lecteur. Au fil des ans, une évidence s’installa peu à peu à ma conscience. C’est du temps des vacances estivales de l’année 1958, que je date sans interruption ce penchant pour la littérature, le choix de l’enseigner et le plaisir de parler en public. Aussi bref et impalpable qu’il fût, Jean-Jean ne pouvait rêver meilleur héritage que la magie de cet apprentissage familial, venu du cousin germain de sa grand-mère paternelle !

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Atelier du 19 décembre : « Premières lectures » Insérer dans son texte au moins une des phrases suivantes :   Rousseau, Confessions I : « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans, je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans… »

Situation : le récit de premières lectures et les effets qu’ils ont eus - Destinataire : à choisir en fonction de la situation retenue  -Genre au choix :

- Nouvelle dans laquelle un personnage parle à la première personne,

  • soit que cette nouvelle soit écrite à la première personne,

  • Soit qu’elle soit écrite à la troisième personne mais qu’un personnage parle à la première personne dans un discours rapporté.

- Autobiographie.