Jean Fournier

« Galmoisin »

86160 St-Maurice la Clouère


Monsieur le Directeur Général de la SNCF,

Sous-couvert de Monsieur le directeur de la Région Est.

 

Monsieur,


Veuillez avoir l’obligeance de pardonner l’impertinence d’un tel courrier dont la sagacité de quelque secrétaire vous épargnera probablement la lecture. Je ne puis en vérité retenir mon stylo, poussé par bientôt un demi-siècle de honte et de culpabilité.

 

« Qui croirait que la faute d’un enfant pût avoir des suites  aussi cruelles ? » Ecrivait Rousseau dans la scène du ruban….

 

Voici les faits que je dois vous confier, dont la conséquence quoiqu’indirecte, fut dramatique, et pour moi équivaut à un véritable matricide. Malheureusement, je crains qu’aucun tribunal terrestre et séculier ne soit en mesure de me condamner, eu égard aux délais de prescription, quant au tribunal ecclésiastique je n’ose en attendre le juste châtiment de ma faute. Reste le tribunal des Dieux ; pour cela : nulle urgence !

Venons en au fait. Au début des années cinquante, faisant quotidiennement le trajet entre la gare de Saint-Maur-Créteil et la gare de Champigny pour me rendre au collège, j’utilisais une carte hebdomadaire aux coupons détachables. Bien entendu, un coupon isolé ne correspondant pas à l a semaine en cours était invalidé, et l’utiliser ultérieurement constituait une faute passible des effroyables sanctions que n’aurait pas manqué de m’infliger l’homme à la casquette, adossé à l a puissance administrative de ce formidable objet ferroviaire que constituait « ma ligne ».

Je vous écris, Monsieur, sous couvert du directeur de la région Est car il s’agit du « Chemin de Fer de Vincennes »également connu sous l’appellation de « ligne de la Bastille », construit sous le Second Empire, par la Compagnie des chemins de fer de l’Est, car il en est l’héritier naturel. Je dis « ma ligne », ce qui peut sembler un peu cavalier ou abusif, mais les faits qui vont vous être narrés ne manqueront pas de vous éclairer ni même de justifier une telle appellation. Cette ligne à l’esthétique naguère encore intacte était parcourue en permanence par ces oniriques et soufflantes locomotives à vapeur si semblables à celles qui sommeillent sur le réseau miniature de mon grenier. Elles tiraient avec effort sur cette ligne de banlieue, les lourds wagons (« voitures », pardon) berlinois volés aux Allemands, comme prises de guerre. Avec leur air de voitures de grandes lignes, ils conféraient à ces si brefs parcours le charme de voyages lointains.

Vous allez me presser d’en venir aux faits : les voici. J’ai maintes fois avec terreur remis d’un air aussi dégagé que possible ,un coupon périmé ,à l’administration galonnée… dont l’attitude machinale et blasée atténuait quelque peu mon angoisse. J’ignorais alors les effroyables conséquences de ce geste, non-seulement malhonnête, mais sacrilèges, attentatoire à l’intégrité de ce chef-d’œuvre d’architecture ferroviaire dont j’étais alors secrètement amoureux. Depuis ; amoureux, je le suis toujours, mais ouvertement et publiquement. Cela vous éclairera sur la gravité de mon geste sans bien-entendu prétendre à le légitimer. Des évènements très graves allaient s’abattre sur cette œuvre magnifique. Champigny : signe prémonitoire des drames à venir, première gare à être détruite voici plus d’un siècle, elle n’avait encore que dix ans lors des combats de la guerre de 1870. Champigny : colline charmante, ou, dans un ossuaire souterrain dorment les morts de la bataille contre les régiments Würtembourgeois , qui y possèdent eux-mêmes ,leur propre monument.

La véritable catastrophe commença subrepticement. De vieux camions GMC américains rescapés de la dernière guerre commencèrent à déverser du remblai, des tonnes de remblai puis on brisa (de nos jours on dit déconstruire !) un élégant pont elliptique en pierre de taille pour faire surgir une épaisse dalle de béton .Ces ponts massifs, ils foisonnèrent, pour supprimer les passages à niveaux et leurs jolies guérites de garde-barrière, pour ensevelir des passages souterrains piétonniers aux voûtes de calcaire, avec leurs lanternes anciennes… D’autres machines survinrent pour broyer des verrières, abattre les petites gares dessinées en forme de chalets pour desservir le bois de Vincennes, ses lacs, les bords de Marne, leurs canotiers, les guinguettes, et la campagne encore toute proche.

Une délicieuse rotonde à locomotives surplombait un méandre de la Marne à Nogent ; pulvérisée pour laisser place à un miraculé plus en vogue; un pavillon de Baltard.

Et puis cela s’aggrava. On recreusa les radiers des tunnels, même celui de Saint -Mandé ou périrent dans les flammes tant de voyageurs un dimanche soir au retour de Joinville et de Nogent. Ce tunnel, ce tombeau, aussitôt prêt : abandonné, méprisé par le R.E.R.encore fœtal.

Je m’arrête ; la conséquence la plus effroyable fut le meurtre de la gare de la Bastille, cette fleur d’architecture, broyée, hachée : sa verrière portée par la fine charpente de fonte inventée par l’ingénieur Polonceau, fracassée. Tout cela ; par ma faute ! La fureur Mitterrandienne avait manié le glaive de la justice révolutionnaire, du haut de sa colonne, le génie de la liberté vacilla un instant: un battement d’ailes lui permit de rétablir son équilibre. Le peuple vengeur du Bicentenaire avait frappé !

Sur le silence mortel de ces ruines, s’édifia une chapelle funéraire, à la hauteur du crime. Une masse énorme de béton un volume immense, un temple destinée à rendre un culte Wagnérien à ma gare assassinée .J’y viens souvent expier ma faute, écouter les opéras qui se donnent là ou s’arrêtaient mes locomotives : je calcule, j’estime. La fosse d’orchestre, juste sous les roues, là ou les charbons du cendrier tombaient en étincelles dans le charriot transbordeur, cette ingénieuse mécanique, qui d’un glissement déplaçait les machines pour les retourner. J’entends leur fracas de tôles, l’échappement, les purgeurs, je les écoute; l es chœurs, les cuivres, les cors, les lueurs flamboyantes du bûcher ferroviaire : Siegfried agonisant parmi les déesses de fer expirant, exhalant leur vapeur.

J’expie, j’expire. Mon dernier souffle se diluera dans l’Or de Fer du crépuscule des Dieux.

En vous priant de vouloir bien pardonner l’impertinence de ce courrier inattendu, je vous adresse, Monsieur le Directeur Général, l’expression de mes sentiments distingués.


Jean Fournier.