J’espère que vous vous portez bien tous les deux ainsi que ceux que vous aimez. Pour bien préparer Noël, j’a besoin de vous écrire une lettre. Cela revêt un caractère plus solennel qu’un courriel ou qu’un appel téléphonique. Car j’ai fait, ces derniers temps, une découverte qui pacifie beaucoup de choses en moi et je veux vous en faire profiter. C’est une bonne nouvelle pour vous, mes enfants chéris, que j’ai souvent bousculés ou frustrés par mon éternelle révolte intérieure. J’éprouve une gratitude intense pour tous ceux qui nous ont permis, à papa et à moi, de gagner cette semaine de rêve fin septembre, ce merveilleux voyage en voilier autour de la Corse et jusqu’à Pompéi, l’Ile d’Elbe et surtout Capri. La croisière sur la Méditerranée a bénéficié d’une mer résolument calme en cet été indien. Et vous pouvez être sûrs que nous avons pris du bon temps, ensemble. Le retour en voiture, de Nice à Poitiers, a été particulièrement gai. Toutes les conditions étaient réunies pour notre bonheur, après 38 ans de mariage. Tant de satisfaction amène à un équilibre intérieur.

 

Au retour à la maison, début octobre, chaque fois que je m’asseyais, j’avais l’impression de tanguer. C’est le caractère des cadeaux adaptés à notre désir que de nous emplir de joie jusqu’à la moindre de nos cellules ! Et je m’asseyais volontairement plusieurs fois pour que recommence dans ma tête ce tangage qui me remémorait de bons souvenirs.

Il se trouve que, dans le même temps, en lisant les messages accumulés depuis notre départ, un des intitulés attira mon attention, il annonçait PROMO DE NOEL.

Comme je passais en surbrillance la ligne, le bas de l’écran s’anima d’un beau catalogue rouge, pétillant de guirlandes or et argent sur le côté gauche, avec l’inscription en lettres blanches Promo Noël 2011. Cette page Père Noël me donna une furieuse envie de tomber en enfance, d’autant que le corps de la lettre annonçait «une sélection colorée et joyeuse d’idées cadeaux, réalisée à partir de nos précédents catalogues BOUTIQUE ». Voilà que moi, qui confie à mes amis depuis toujours, avec mon éternel sens de la provoc’, combien je n’aime pas les fêtes de Noël, je me suis mise à vibrer à l’unisson de ces grand-mères ébahies à l’idée de décorer leur maison, épanouies par le menu de fête qu’elles projettent et gorgées d’importance par le fait de recevoir toute leur marmaille. Le paragraphe suivant souhaitait de « choisir ses cadeaux de Noël en toute sérénité ».Mon âme sensible à la « sérénité » annoncée m’entraînait au paradis de la consommation si bien que craquèrent plus de cinquante ans de résistance aux enchantements liés à la fête de Noël.

Sans attendre, j’ai cliqué sur « OK » en blanc sur fond bleu pour accéder directement à la centrale d’achats, occasion de mettre un éteignoir à mon penchant naturel à l’économie, sorte de résistance aux débordements ambiants des marchands du temple. Vases, cadres, horloges, coussins, nappes, plateaux, bougies, décorations à poser sur les vitres, parfums, lingerie, bouquets de cosmétologie ou de thalassothérapie, de maquillage ou…, tout ce ballet infini de douceurs, je le recevais avec le ravissement des songes. On aurait dit qu’une fée venait de se pencher sur moi, à 62 ans.

Pourquoi m’être refusée tant d’années à ce plaisir ? Pourquoi vous avoir frustrés, mes enfants, en limitant vos cadeaux, en décorant la maison avec parcimonie ? Nul doute que vous ressentiez cette résistance silencieuse. Votre plaisir d’enfant en fut-il amoindri ?

 

La transformation opérée, mon panier personnel s’est rempli avec une jubilation grandissante. Une évidence s’imposait : ma fille serait chez nous le 25 décembre cette année, avec sa famille. Je leur préparerais une jolie maison accueillante. Le numéro de carte bancaire, la date et les trois chiffres au dos ; je valide ; la commande est faite. Jeudi, je serai livrée. Et me voici appelant Sandrine, affirmant sans lui donner le temps de répondre. « Cette année, c’est toi qui viens à la maison pour la Noël. J’ai préparé un décor de fête qui va vous ravir Fabien et toi. Je languis de vous recevoir. Vous allez être heureux, mes enfants. » Et elle acquiesce, ainsi que mon gendre, Michael, à mon grand étonnement. Ce n’est donc pas plus compliqué. Il suffit qu’ils sentent la certitude dans mon intonation. Pour la première fois, je n’ai pas demandé, j’ai asséné une volonté agréable. Et ça marche. Que c’est bon !

 

Pourquoi avoir tant attendu ?

 

Jeudi arrive, le transporteur livre les cartons. Comme une petite fille, je les déballe, assise par terre. Je les classe par catégories et les range. Les déco de Noël vont dans la petite maison. Les boules bleues, rouges et or, les cœurs, les guirlandes de feutrine, les enfilements d’ampoules de toutes les couleurs sont accrochés par-ci, par-là dans la pièce rénovée. Cette foison me rengorge de joie. Que c’est beau ! Combien ils vont être heureux ! L’occasion de faire les vitres et hop ! collés les carreaux de vitrail, les pères Noël en traîneau, les bonhommes de neige, les cloches, les hottes débordantes de paquets, les anges, les rennes…. Quand la nuit tombe, toutes lampes éclairées, je vais vérifier de la rue l’effet coloré sur les carreaux. Je me surprends à sauter, sauter de bonheur ; l’enfant en moi est revenu, dans toute sa candeur.

 

Pourquoi avoir tant attendu ?

 

Journées, semaines sont passées.

Une nuit, fin novembre, je rêvais. C’est le 25 décembre. Nous sommes invités au château de Boucoiran et le sapin, immense illumine la salle de réception de tous ses feux. Des cadeaux de toutes les couleurs s’empilent tout autour. En attendant que tout le monde soit arrivé, on nous envoie jouer dans le parc.

_ « Viens Reynal, allons dans le bois, jouer à cache-cache.

_ Oh ! non, j’ai peur.

_ Bou, le peu-reux.

_ Non, Tatal. Arrête de te moquer de moi. Je veux bien venir avec toi, mais tu ne me fais pas peur, comme l’autre fois !

_ OK ! alors tu ne me pinces plus. De toute façon, c’est Noël, il n’y a plus de loups. » Et nous voilà hors du parc.

La cloche du repas sonne. Je cours ; mon petit frère court ; nous sommes poursuivis par un chien qui aboie. Arrivée la première à la porte, je la referme derrière moi. Lorsque, pris de panique, Reynal s’agrippe aux barreaux, je les secoue. Quel n’est pas mon étonnement qu’il ait pu grimper si haut ! Ses jambes, son corps entier sont hors d’atteinte du prédateur. Les montants métalliques de la grille, je les secoue encore ; le garçonnet passe par-dessus. De l’autre côté, il glisse. La pointe déchire la chair de son bras gauche. On dirait un morceau de foie, pendu hors de son avant-bras. Mon frère, se rendant compte de ce qui lui arrive s’évanouit. Il gît à terre, masse sans vie, ensanglantée, bras informe… Je reste là, confuse, penaude, coupable. La cloche sonne à nouveau. Je n’ose le toucher. Encore la cloche. Je me décide enfin à aller chercher du secours, voyant déjà mon frérot mort. « Qui croirait que la faute d’un enfant pût entraîner des suites aussi cruelles. »,

La famille m’oublie un temps, occupée à soigner l’enfant blessé, à observer les prescriptions du médecin, à entourer l’ambulance qui vient le chercher. J’attends les pires remontrances. Une semaine passe. Rien. C’est l’indifférence générale à l’égard de la meurtrière que je suis. Je n’en crois pas mes yeux. Le châtiment va bien arriver un jour. J’en tremble nuit et jour et me montre d’une gentillesse exemplaire. C’est ma grand-mère qui n’en croit pas ses yeux. Aucune nouvelle de mon frère. Je reste auprès de la famille paternelle qui ne dit mot à ce sujet et continue à s’occuper de moi comme si de rien n’était. Dans la conspiration du silence, je ne me sens plus si coupable. Peut-être ai-je rêvé ? Je n’ose tout de même pas en parler à mémé Marcelle.

Les journées passent. Rien.

Le trois janvier, mon père vient me chercher pour prendre le train et renter à Villeneuve. L’école va reprendre. Aucune remarque. A la maison, Reynal vit. Ouf ! Un pansement au bras gauche arrache un éclat à mes yeux horrifiés. J’ai alors la cuisante sensation d’une honte atroce qui s’enracine en moi. Prise dans une chute vertigineuse comme Alice, mon corps s’enfonce dans un labyrinthe de dizaines et dizaines d’années qui s’enchaînent comme des anneaux sans fin.

Un cri me réveille. En sueur, je me lève machinalement, bois un verre d’eau pour me calmer. En cette matinée de novembre 2011, le souvenir est aussi fort que lorsque j’avais dix ans. Une évidence s’impose, la boucle est bouclée.

C’est le caractère d’un manque de communication en famille qui conduit des parents, pour punir le coupable, à diffuser, jusqu’à la moindre de ses cellules et pour celles de ses propres enfants, le poison poisseux des non-dits. Chaîne sans fin, à rompre absolument, je m’y engage désormais. Puisse mon frère me pardonner. A 60 ans, la cicatrice témoigne encore de ma faute passée. Puissions-nous pacifier nos relations et les éclaircir. Je m’y engage également. Je me sens prête.

Sur-le-champ, je vous envoie cette lettre écrite à votre intention, mes enfants. Vous aurez un beau et bon Noël en famille cette année, avec dinde et tout le tralala, et les années à venir...

Votre maman apaisée qui vous aime,

 

Chantal