Je ne me retourne pas, comme je l’ai fait des milliers de fois, afin de leur adresser un dernier geste de la main en guise d’au revoir, personne ne songe plus désormais à m’accompagner du regard. Je m’éloigne rapidement afin de tenter d’échapper à l’émotion qui m’étreint, afin d’emporter vite, très vite, la vieille sacoche au cuir racorni que vient de me remettre l’actuel propriétaire et que je serre nerveusement dans ma main glacée. J’ai hâte de l’emporter chez moi, de m’enfermer avec elle, persuadé qu’elle va me permettre de renouer avec mon histoire et, peut-être même, me confier quelques secrets.

Comment ai-je pu l’oublier sur l’étagère tout en haut du vaste placard de la chambre de mes parents, comment a-t-elle pu échapper à mon regard cependant si attentif à ne rien laisser derrière eux, derrière moi ?

J’attendrai la nuit, j’attendrai le silence, bien à l’abri au creux de mon bureau-perchoir, pour tenter de presser les poussoirs en cuivre et m’autoriser à pénétrer dans le passé, dans l’intimité peut-être de ceux qui n’ont plus le pouvoir de me l’interdire.

Une nuit laiteuse enveloppe ma maison, la lune semble s’emmitoufler de blancs voilages pour se rendre plus discrète ou pour accueillir les âmes en errance, seuls les craquements de la charpente, les soupirs du vent sous le lambris troublent le silence. L’antique pendulette égrenant les minutes dans un tic-tac sonore me fait enfin prendre conscience du temps qui passe et m’oblige à sortir de ma torpeur.

La sacoche repose sur mes genoux. Son cuir marron scintille doucement et exhale un parfum de cire, de lavande et de poussière qui chatouille mes narines. Ses trois boutons poussoirs résistent puis acceptent de céder à ma pression anxieuse. L’intérieur, à la doublure largement fissurée, recèle quelques factures jaunies, deux sous-seings privés au graphisme d’une irréprochable élégance, trois actes notariés, quelques faire-part de décès cernés de noir et surmontés d’une croix, une lettre du comité international de la Croix Rouge informant du lieu d’inhumation de mon grand-père mort au Chemin des Dames, la correspondance que mon père entretenait avec ses frères aînés mobilisés sur le front et des paquets, de petits paquets de lettres enserrées par des faveurs de satin rose ou bleu ainsi que de très nombreuses cartes postales.


A cette heure avancée de la nuit, je me protège de toute éventuelle souffrance en refusant instinctivement de me plonger dans la lecture de la correspondance de ceux dont l’absence m’est toujours douloureuse. Par contre, je ne résiste pas à l’attrait du paquet enrubanné de bleu. Les lettres et cartes qu’il contient s’échelonnent d’août 1914 à octobre 1918 et sont de la main de mon grand oncle Camille à la solide réputation de joyeux luron. Je m’empare de l’enveloppe la plus épaisse située tout à la fin de la pile et en retire trois feuillets auréolés de taches jaunes, couverts d’une écriture aux larges caractères dont l’encre noire a considérablement pâli.  

. Alexandrie 1er avril 1918


                                                           Ma Ninnie,


J’ai connu de vrais moments de bonheur dans ma vie ou plutôt deux vrais moments de bonheur, profonds, intenses : celui où tu as accepté d’être mienne, ma Ninnie, dans ton petit atelier de la rue Cornet, au milieu des boutons, des patrons, des coupons, juste avant mon départ pour cette fichue guerre et il y a quelques heures, lorsque j’ai posé le pied sur la terre ferme du port d’Alexandrie.

Sais-tu, ma Ninnie, que tu as failli être veuve, avant même que d’être mariée, et que sans le sang froid et l’immense courage de Langlais, notre lieutenant de vaisseau auxiliaire commandant notre vapeur La Loire, je dormirais au fond de la Méditerranée et servirais, mon Dieu, quel dommage, de festin aux poissons.

Ma Ninnie, crois-moi, ces lignes ne sont pas un poisson d’avril, même si nous sommes le premier de ce mois, voici ce qui nous est arrivé.

Hier soir, 31 mars donc, à 8 heures, à vingt milles environ d’Alexandrie, notre vapeur La Loire a été torpillé, sur son avant, par un sous-marin allemand. L’explosion a fait trois morts, deux soldats et un matelot. Le reste de l’équipage et les passagers ont eu la vie sauve grâce, je te le répète, à notre commandant qui réussit à échouer notre navire en dépit d’énormes avaries refusant d’obéir aux ordres lui enjoignant de le quitter. Nous avons été transbordés sur deux contre-torpilleurs qui nous ont déposés à Alexandrie d’où je t’écris cette lettre. J’ai en outre eu la chance de ne perdre aucun de mes effets.

Pendant les quelques minutes qui ont suivi le choc, puis l’explosion, j’ai pensé que nous étions tous foutus et que ma vie allait s’arrêter là comme il y a deux ans à peine pour notre pauvre cousin Pierre. Te dire combien, depuis hier soir, je pense à lui, à la terreur qui a due être la sienne lorsque, après l’explosion, le Gallia a commencé à s’enfoncer, se cabrer avant de couler d’un seul coup. Je ne cesse de l’imaginer cherchant en vain à trouver une place à bord d’un radeau ou blessé par une épave ou bien encore sautant à la mer sans avoir réussi à gonfler sa ceinture de sauvetage ni à ôter ses chaussures.

Pauvre Pierre, si heureux d’avoir pu obtenir une permission trois mois plus tôt pour faire la connaissance de Marie, sa marraine de guerre et l’épouser avant de repartir au front.

Imagine, ma Ninnie, toi qui as failli me perdre, la douleur de Marie lorsqu’elle reçut cette lettre qui reste marquée dans ma mémoire comme dans celle de toute la famille :

« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que le soldat Pierre Morteau n° matricule 438 du 59 ème régiment territorial embarqué à bord du croiseur Gallia ne figure pas sur la liste des survivants à ce jour. »

Je frissonne à la pensée de la mort atroce à laquelle je viens d’échapper ainsi qu’au chagrin qui aurait été le tien, ma Ninnie. Je suis persuadé que, tout comme l’a fait Marie, tu m’aurais attendu, espérant, chaque matin, me voir miraculeusement réapparaître. Tu m’aurais imaginé accroché à une planche à la dérive ou, tel Robinson, prisonnier d’un ilot providentiel .Je ne peux m’empêcher de me demander, ma Ninnie, pendant combien de temps tu m’aurais espéré, attendu…

Réjouis-toi, ma Ninnie, réfrène ton penchant naturel à la mélancolie et dis-toi que ton K 000 doit être né sous une bonne étoile.


                                        Je t’embrasse aussi fort que je t’aime.

 

Ton K 000


A cette longue lettre succèdent des dizaines et des dizaines de cartes postales émanant de Port Saïd, la première datée du 3 avril 1918. Des cartes colorées représentant des scènes locales typiques, essentiellement des femmes voilées vacant aux tâches qui leur sont dévolues : confection des repas, portage de l’eau, ramassage du bois, soin aux enfants. Au dos de chacune, quelques lignes décrivent très explicitement la vie quotidienne relativement confortable des soldats très conscients de leur chance d’échapper à l’enfer des tranchées et qui savent savourer la moindre aubaine telle celle relatée le  17 septembre 1918 :

 

Ma Ninnie,


Me voici maintenant en pleine chasse. Tous les matins, il arrive des nuées de cailles, on ne sait d’où elles viennent, elles sont tellement fatiguées de la traversée de la mer que quand elles arrivent à terre, on les prend presque comme des mouches aussi, ce matin, j’en ai apporté dix. Tu parles d’une chasse et si j’étais content ! Ce soir, je vais dîner avec. Il ne me manque plus qu’un peu de lait de panthère pour me ragaillardir puis je m’endormirai en pensant comme toujours à toi, ma Ninnie.


                                                                                                                  Ton K 000


Début novembre, sentant la fin du conflit arriver, Camille se fait de plus en plus précis et pressant dans ses projets matrimoniaux. Au dos d’une carte fort friponne, il écrit :


Ma Ninnie,

 Dès que je poserai le pied en gare de Poitiers, je me précipiterai rue Cornet pour te serrer dans mes bras, te serrer à t’étouffer ma Ninnie chérie. Ensuite, j’irai faubourg Pont Neuf embrasser mes parents et leur dire immédiatement ma détermination à t’épouser. Il faut qu’ils comprennent que je ne me laisserai plus intimider par leur refus sous prétexte que mon père est artisan et le tien ouvrier. Puis j’irai aussitôt demander ta main à ton père comme il se doit Au moindre désaccord avec l’une ou l’autre famille, je t’enlèverai et t’emmènerai à Paris où nous nous marierons et bâtirons notre nid.


Comme tu peux le lire sur la légende de la carte :

« En France, une jeune fille, c’est une plante élevée dans l’ombre que le mariage met au soleil…elle s’y fane ou y fleurit. »

Pas question que tu te fanes, ma Ninnie à moi, tu fleuriras et t’épanouiras comme une rose, sans épines, auprès de


                                                                                                                      Ton K 000


 
La correspondance de Camille s’arrête sur cette lettre. La rumeur familiale m’a informé depuis longtemps du sort de notre audacieux galant. A peine de retour sur le sol poitevin, il tint parole. Devant l’opposition des parents considérant ce mariage comme une mésalliance, il enleva sa Virginie et l’emmena à Paris où il l’épousa. Il reprit alors un poste d’employé de commerce tandis que la jeune femme se remit à tirer l’aiguille. Tous deux furent très heureux et…n’eurent pas d’enfants. Ils voyagèrent et profitèrent pleinement des plaisirs de la vie parisienne ; de plaisirs, parfois coquins peut-être même, si je m’autorise à en juger par la magnifique collection de cartes postales gentiment grivoises que Virginie a soigneusement consignée dans le bel album qui alourdit ma sacoche.

En cette nuit d’octobre 2011, je remercie K 000 et sa Ninnie de m’avoir offert un souriant début de voyage vers le passé familial et c’est en imaginant un Camille à jamais ensorcelé par les cotillons de sa Virginie que je referme provisoirement la sacoche en chantonnant :


Frou, frou, frou, frou, par son jupon la femme,

Frou, frou, frou, frou, de l’homme trouble l’âme…

 EXERCICE A CONTRAINTES: 
 Atelier du 12 octobre : Insérer dans son texte la phrase "J'ai connu de vrais moments de bonheur.", situation et destinataire au choix, genre : soit une nouvelle qui inclut une lettre (soit in extenso, soit évoquée, soit un extrait) ; soit seulement une ou plusieurs lettres qui s'insèrent dans une série.

Employer au moins cinq des dix mots de la semaine de la langue française : âme, autrement, caractère, chez, confier, histoire, naturel, penchant, songe, transports