Le trafic était plus que fluide en cette fin d’après-midi, comparé à Lille c’était calme. Depuis la fenêtre du séjour en surplomb de l’avenue à double voie, il attendait patiemment que tout soit prêt pour qu’ils partent chez lui. Son père devait arriver bientôt pour charger une partie du groupe, d’autres parents étaient aussi en chemin, il aurait été difficile d’aller des Couronneries à sa maison près de la Mileterie autrement qu’en voiture. Un nouveau coup d’œil à la Peugeot noire, bizarre, personne n’en était descendu. Elle était toujours à la même place, moteur coupé ; en fixant mieux David vit plusieurs silhouettes à l’intérieur, des hommes probablement vu la corpulence, qu’est-ce qu’ils attendaient pour descendre ?

-          Bon, on y va ? Les plats sont calés dans des paniers ; Bienvenu, tu vas chercher la voiture, on attendra les autres en bas, sinon c’est compliqué.

-          D’accord. Clotaire, tu viens avec moi, les jeunes aideront les femmes à descendre la boustifaille… David, ton père a dit qu’il sonnait ou qu’il attendait en bas ?... David, hou hou, tu es toujours là ?

-          Oh, excusez-moi, vous me parliez ? J’ai pas entendu, désolé, qu’est-ce que vous disiez ?

-          Je te demandais, pour ton père, s’il monte ou s’il attend en bas ; mais qu’est-ce-que tu regardes, comme ça ?

-          Oh, rien, une voiture en bas, mais rien, rien…

-          Bon, alors, on y va, vous nous suivez tous, on va pas faire attendre…

Finalement, tout s’était bien organisé. Les parents, arrivés à peu près tous en même temps, s’étaient retrouvés sur le parking. Dans les effusions des retrouvailles, David en avait oublié de jeter un coup d’œil à la Peugeot, déjà assez occupé à vérifier que tout le monde ait une place dans une voiture. Les yeux brillaient, émus de revenir dans cette maison où ils s’étaient si souvent retrouvés quand ils étaient au bahut. David avait bien senti que la fameuse soirée de Noël avait ensuite espacé leurs fêtes, mais elle avait aussi scellé quelque chose d’indéfinissable bien ancré dans les esprits.

Ils approchaient, sa mère avait eu une fameuse idée avec cette invitation, il devait lui reconnaitre qu’elle assurait toujours, et puis au moins il évitait le tête-à-tête avec son père. Quant à savoir exactement de quoi il retournait avec ces histoires bizarres dont elle lui avait parlé au téléphone, il avait encore le dimanche pour les tirer au clair.

*********

-          Sur quoi tu travailles, maintenant, David ?

Le père d’Antoine, avec qui il était monté pour lui indiquer la route qu’il avait un peu oubliée, c’était plus souvent sa femme qui servait de chauffeur à l’époque, et elle n’était pas là, prise par une de ses nombreuses réunions, le père d’Antoine, donc, était probablement, parmi les parents de ses copains, celui qui avait le mieux compris ses choix. Ingénieur lui-même, ce technicien promu grâce aux cours du soir comprenait certes mieux le parcours de David que celui de son fils, même s’il admirait la passion d’Antoine pour les livres. Quand il souffrait trop du mépris pour ses études techniques de son propre père qui aurait tant aimé le voir aussi médecin, David passait, mine de rien, chez Antoine dans l’espoir de rencontrer son père et le réconfort d’un esprit pratique qui s’intéressait plus à la construction d’un pont qu’aux bobos de ses congénères.

David lui expliquait le nouveau projet sur lequel il avait été embauché à Lille, un gros chantier de bâtiments à haute qualité environnementale destinés à des bureaux, mais avec le défi de pouvoir les transformer en appartements si nécessaire. Les matériaux choisis, bois de différentes origines, alu, verre, donnaient des couleurs et une luminosité très intéressantes. Il était dans les différences entre les résistances des matériaux, et les raisons des choix d’essences de bois, quand le père d’Antoine l’interrompit :

-          J’ai l’impression qu’on a perdu les autres. Il y a bien une voiture derrière, un peu plus loin, mais je ne sais pas qui c’est.

-          Oh, ne vous inquiétez pas, tout le monde avait l’air de connaitre le chemin. Une voiture, vous disiez, quelle voiture ?

-          Foncée, noire peut-être, pas sûr, je ne saurais pas dire exactement ce que c’est, une Toyota ? Une Peugeot ?

Le frissonnement de David n’échappa pas au père d’Antoine qui fit semblant de ne pas voir tout en gardant l’œil sur son rétroviseur. Ils n’étaient plus très loin, David se taisait, il en avait oublié le fil de ses explications. Les autres voitures apparaissaient derrière eux, s’engageant une à une dans la rue de traverse aux allures campagnardes qui conduisait à la maison. La mère de David vint les accueillir, arrivant du jardin avec un panier plein de raisins qu’elle posa par terre pour saluer les arrivants qui venaient de ranger les voitures sur le bord de la rue.

-          Oh là là, vous êtes chargés ! Venez dans la cuisine, vous allez tout poser, on s’organisera après.

Certains entraient dans la cuisine pour se débarrasser, d’autres s’éparpillaient dans le jardin pour voir les changements, la piscine qui avait été refaite, les arbres qui avaient doublé ou triplé, les fleurs qui, peu nombreuses désormais, annonçaient l’automne. Les pépiements allaient bon train, signe de la bonne humeur qui accompagnait ces retrouvailles. Suffisait-il de se déplacer pour faire fondre l’inquiétude et installer un oubli réparateur ?

-          J’avais espéré que nous pourrions nous installer dans le jardin, mais c’est trop juste, les soirées sont fraiches en cette saison. Mais la maison est grande, il devrait y avoir de la place pour tout le monde.

Un sourire bienveillant profondément ancré dans son visage noir où brillaient ses pupilles claires, la mère de David se prenait au jeu de son rôle de maitresse de maison. Aidée par les uns et les autres qu’elle hélait au besoin, elle eut tôt fait d’installer une table gigantesque ; les garçons allaient chercher des chaises, les filles dressaient le couvert, classique répartition des rôles… David profita de la frénésie ménagère pour s’esquiver. Dissimulé de la rue par un arbre monumental aux allures de kaïcedrat, il se tenait tout près du portail quand il sentit une présence derrière lui ; le père d’Antoine venait lui aussi d’échapper au groupe.

-          Chut !... Laisse-moi faire. Ne bouge pas.

Exhibant ses clés de voiture, il se dirigea vers la rue en actionnant l’ouverture automatique de ses portières. Il farfouilla dans le coffre, en sortit un gros cabas de supermarché dont le fond semblait bien rempli, jeta un coup d’œil aux sièges comme s’il cherchait quelque chose, puis revint vers l’allée de la maison en refermant ses portières à distance. Cueillant David au passage, il se dirigea vers l’arrière de la maison.

-          Voilà, c’est ça qui t’intéresse, je suppose ?

Éberlué, David avait la Peugeot noire en gros plan sur l’écran du smartphone ; le père d’Antoine était en train de zoomer sur l’image pour grossir les trois occupants, un plus petit et plus âgé si on en croyait ses mains, son visage était peu visible, les deux autres plus costauds et plus jeunes, noirs, tous les trois bien mis, chemise blanche, cravate, veste foncée.

-          De vrais bleus ! Facile, comme coup, ils n’y ont vu que du feu ! Mais, qu’est-ce qu’ils foutent là, ces zigottos ? C’est toi qu’ils suivent ?

-          Je sais pas, je crois pas, je vois pas ce qu’ils pourraient me vouloir. Ils étaient en bas de chez Melissa, là ça craint plus, j’ai bien peur que ça soit pas bon signe…

-          Qu’est-ce que c’est que toutes ces salades, avec Melissa, il faudrait que tu me mettes au parfum, qu’on voie si on doit appeler la police ou les laisser se fatiguer devant la porte, ces trois énergumènes…

-          J’ai du mal à m’y retrouver moi-même, je crois qu’on ferait mieux de rentrer et de faire le point avec les autres.

-          OK, mais bouche cousue sur la voiture si tu ne veux pas soulever un vent de panique !

*********

-          Non, mais j’y crois pas ! Vous voyez un type, comme ça, tuer ses enfants, sa femme, après avoir tout prémédité, et disparaitre dans la nature sans qu’on arrive à le retrouver ! Il doit être mort lui aussi…

-          Et le corps, t’en fais quoi ? Si tu trouves pas le corps, c’est qu’il cavale toujours…

-          Mais alors, quel barge ! On a déjà vu ça avec l’autre qui se faisait passer pour un toubib, mais, lui, il est toujours à l’ombre, je suppose.

 

Les plats circulaient, tous avaient trouvé une petite place autour de la table, allongée pour l’occasion. Les conversations dérivaient autour de l’actualité, diversion légère et sans conséquence. Melissa s’était installée entre Elodie et Justine, ses deux gardes du corps qui maintenaient un peu de distance avec le reste du groupe, mais aussi avec les parents de Melissa qui ne la quittaient pas du regard. Les filles restaient silencieuses, seule Juliette participait, de loin en loin, à la conversation. Antoine en était arrivé au rapprochement entre ce fait divers familial et "L’Adversaire" d’Emmanuel Carrère, dissertant sur la folie qui nous guette tous…

-          Qu’est-ce que tu en sais, toi, de la folie ? Tu la connais dans les livres, ça oui…

 

Un silence sinistre plomba les conversations entrecroisées, la voix de Melissa, sourde, rauque, venait de les couper net. Elodie se rapprocha d’elle, entoura ses épaules de son bras. Personne n’osait plus bouger. La mémoire s’emplissait de ces rappels que chacun aurait bien préféré laisser enfouis. La mère de Melissa déchirait méticuleusement sa serviette en lanières fines de papier qu’elle disposait près de son assiette. Sa tante essuyait et ré-essuyait ses lunettes jusqu’à faire sortir les verres de la monture.

 

-          Bon, là je vais mettre les pieds dans le plat, maintenant il faut que nous disiez à tous ce qui se passe ; on va pas continuer à faire comme si de rien n’était, c’est plus tenable, si on met bout à bout tout ce que vous savez on a des chances de pouvoir vous aider, sinon j’ai bien peur qu’on ne soit pas sortis de l’auberge !

 

Le père d’Antoine, qui n’avait pas l’habitude de perdre son calme, s’était levé après cette tirade jaillie comme une pluie d’orage, et, il observait la rue, le regard fixe, vite rejoint par David qui lui murmura : « La Peugeot est toujours là ? » Melissa alla se poster à côté d’eux, cette fois sans escorte.

 

-          Ce serait temps, en effet ; si vous croyez que je suis revenue à Poitiers pour parler de la pluie et du beau temps… Qu’est-ce que vous regardez, là-bas ? Cette voiture noire ? C’est la même qu’était en bas, tout à l’heure ? J’ai pas bien vu, mais si c’est les types auxquels je pense, pas la peine de vous monter la tête, c’est pas la mafia russe ! Je sais pas ce que vous avez raconté tout à l’heure après l’église, pendant que je dormais, j’ai entendu quelques mots, c’est tout. Elodie, ma biche, je suis vraiment désolée pour ce qui t’est arrivé, c’était trop, cette intimidation juste pour me retrouver. S’ils avaient été moins ringards, ils auraient pas monté un tel plan, c’était facile de te suivre, et même moi, de me suivre. J’avais bien le droit de vouloir disparaitre un peu de la circulation, de me planquer pour faire le point, pas la peine d’en faire un drame !

 

Vingt paires d’yeux éberlués fixaient le visage de Melissa, sidérés.  

 

-          Mais, qu’est-ce que tu racontes ? On est tous MDT, pas MDR, mais morts de trouille, à cause de toi ; et tu fais comme si tout allait bien, qu’il ne s’était rien passé !

-          Et tes parents, sans nouvelles depuis des années, ça aussi c’est dans l’ordre des choses ? Tu vas arrêter de te la jouer grandiose !

-          Facile, la fille, elle disparait, laisse tout le monde sur le carreau, flanque la culpabilité partout autour d’elle, et puis, plus rien, pas grave, y a pas mort d’homme !

-          Bon, vous allez arrêter, si vous me laissiez vous expliquer au lieu de vous lancer dans des tas de suppositions. C’est vrai que je vous en ai fait voir, à tous, je ne sais pas si un jour je pourrai m’en faire pardonner. Mais les choses sont pas si simples. J’y ai cru à tout ça, personne m’a forcée. Après, tout n’a pas marché comme ça aurait dû… et puis voilà, on se trouve embarquée dans une histoire complètement tordue. Mais vous, vous croyez que vos histoires elles sont mieux ? Franchement ?

 

Elodie s’était rapprochée de Melissa pendant qu’elle parlait. « Allez, viens maintenant, viens t’assoir, arrête avec tout ça, si tu nous expliques pas, on peut pas comprendre !

-          OK, Elo, toi tu as toujours été correcte avec moi, pas de reproches, tu m’acceptais comme j’étais ; à la maison, c’était pas le cas, j’étais une princesse, mais dans une cage dorée ; alors j’ai fait tout ce que j’ai pu pour faire mal ; et quand j’ai compris j’ai eu tellement honte que j’ai préféré me cacher…

 

Tous se tournèrent vers la porte, la sonnette qui venait de retentir deux fois brouilla les larmes de la mère de Melissa. Le père de David, muré dans son silence depuis le début de la soirée, alla ouvrir à trois individus qui se tenaient sur le seuil, deux noirs, un blanc, l’un plus âgé, les deux autres encore très jeunes, visiblement.