20.
 
La rame s’approchait de cette gare de banlieue dont elle n’arrivait pas à retenir le nom. Quelle idée de lui proposer un entretien dans un endroit aussi paumé ! Si c’était pour travailler là, elle ferait mieux de repartir aussi sec sans même attendre l’entretien. Elle ne serait jamais capable de venir aussi loin de Paris tous les jours, être à l’heure tous les matins après un trajet incertain en RER ; autant, depuis qu’elle était à Paris, elle s’y retrouvait intra muros, autant elle se sentait larguée quand elle devait se déplacer en banlieue, elle se perdait dans les imbroglios de RER et de bus. Pourtant, elle devait trouver un job plus fixe. Elle avait pas mal papillonné depuis la fin de ses études, elle avait la chance d’être dans une branche où c’était possible, mais là, il faudrait qu’elle se pose un peu. Depuis que Melissa avait débarqué dans sa vie, tombée d’elle ne savait où, cette vie au petit bonheur l’avait bien arrangée, qui lui permettait d’être souvent disponible, mais ça ne pouvait pas durer, elle prenait quand même des risques avec sa carrière, et elle commençait à tirer le diable par la queue, pas le meilleur moyen d’aider sa copine. D’autant plus qu’actuellement elle aurait plutôt besoin de côtoyer quelqu’un qui lui présente un modèle stable. Et, au fond, Elodie avait ce côté normé qui commençait à lui envoyer des signaux de survie. Là, elle avait été contactée par cette firme en grande banlieue ; elle avait d’abord eu un sursaut, tout ce qu’elle détestait au niveau transports et éloignement. Mais, être contactée directement, c’était une reconnaissance de ses compétences, elle ne pouvait pas rater ça !


Débarquée sur un quai finalement moins inquiétant que ce qu’elle avait pu imaginer, sinon qu’elle se demandait bien de quel côté il fallait sortir pour trouver le bus, elle espérait qu’elle allait trouver des gens pour la renseigner, mais il n’y avait pas grand monde, ceux qui étaient descendus en même temps qu’elle étaient déjà loin devant, des habitués qui se dirigeaient sans regarder autour d’eux vers une destination intégrée au plus profond de leurs réflexes. Elle traversa la gare pour sortir, se retrouva sur une esplanade, il faisait un peu sombre, elle ne voyait pas grand-chose, un vague panneau indiquait des bus, il fallait emprunter un tunnel, elle n’aimait pas ça du tout, mais pas le choix, maintenant qu’elle était là, elle n’allait pas rebrousser chemin bêtement. Elle prit une grande bouffée, entra dans le tunnel désert, du bruit derrière elle, comme des pas qui résonnaient, non, cela devait être dans sa tête, qu’elle se calme, tout allait bien se passer, les pas résonnaient de plus belle, vivement qu’elle sorte, il allait falloir qu’elle fasse quelque chose si elle venait travailler ici, voir un toubib, elle avait entendu parler de thérapies courtes contre les phobies, il faudrait qu’elle se renseigne, sortir de ces angoisses souterraines d’urgence ! Les pas se rapprochaient, de plus en plus nets, ne pas se retourner, faire comme si de rien n’était, après tout elle serait vite sortie, et la peur oubliée. Un bruit sec, elle fut saisie par derrière, ils la plaquèrent au sol, ils étaient trois apparemment, ils furent vite en face d’elle, mais elle ne voyait pas leur visage, en partie caché par une capuche, elle avait l’impression que l’un d’eux était noir, les autres elle ne savait pas. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien lui vouloir, si c’était de l’argent ils étaient mal tombés. Ils lui attachaient les mains dans le dos tout en lui cognant dans les jambes, elle ne savait même plus ce qu’elle ressentait, comment se sortir de là, en attendant se faire oublier, faire la morte…


-          Eh la meuf, fais pas ta fière, tu vas te tenir tranquille maintenant…


Ne pas répondre, non, attendre, comprendre ce qu’ils veulent…


-          Tu crois pas que t’as fait assez de conneries, maintenant tu vas arrêter, sinon tu vas voir ce qui va t’arriver, on se contentera pas de te faire peur la prochaine fois…


-          Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que vous me voulez ?


Tu crois pas que t’aurais mieux fait de te taire… t’avais pourtant bien résolu de ne rien dire… t’as pas pu t’empêcher…


-          Fais pas l’imbécile ! Où tu la caches ? On va pas mettre longtemps à trouver où t’habites, et là, ce sera l’enfer, tu vas voir ce qui t’attend…


Celui qui parlait avait une voix mure ; surprenant, elle se serait attendue à des plus jeunes. Les autres se contentaient de la contenir et de frapper au signal, mais des coups finalement supportables, pour l’intimider plus que pour la casser. Attendre. Ne rien dire. Ne pas pleurer. Ne pas crier. La peur, elle aurait le temps d’y penser plus tard. Faire comme si elle n’était pas là, comme si elle n’existait plus, elle se retrouverait bien quand il faudrait, ses yeux ne voyaient plus rien, son ouïe s’exacerbait, des pas au loin, encore sa tête qui délirait, des claquements de talons alternant avec des semelles caoutchouc, du calme, rien n’est sûr, la peur lui glace les vêtements sur la peau, les claquements se rapprochent, la pression sur ses bras se desserre, la voix se fait plus sourde :


-          Tu perds rien pour attendre, pas la peine de cafter, on t’a dit, un enfer…


Des talons hauts frôlent son visage, une femme se penche sur elle, deux hommes l’entourent, lui retirent ses liens, lui parlent doucement, la rassurent, il faut aller à la police, ils vont l’emmener, ils les ont vus partir, ils sont prêts à témoigner. Mais elle a son entretien, c’est plus important pour elle, si, ça va aller, il faudrait qu’elle se passe un peu d’eau sur le visage et se recoiffe, en espérant que ses vêtements ne soient pas trop froissés, ils l’emmènent avec eux, ils vont l’aider à se retaper. Elle se laisse faire, regarde la pendule à la sortie du tunnel, finalement elle ne sera pas en retard, elle était partie en avance. Ils l’emmènent dans l’immeuble où ils travaillent, la femme l’accompagne aux toilettes et lui propose de l’emmener en voiture à son rendez-vous, ils vont dans cette direction de toute façon, ils n’auront pas un grand détour à faire.


Dix minutes plus tard elle se trouvait devant l’adresse qui lui avait été indiquée sur la convocation. Un immeuble d’au moins dix étages à façade de verre, un agent d’accueil l’arrêta à l’entrée alors qu’elle se dirigeait vers les boites aux lettres, peut-être surpris par son allure un peu chiffonnée. Il lui demanda ce qu’elle cherchait. Il devait y avoir erreur, cette entreprise n’existait pas, en tout cas pas ici, est-ce qu’elle était sure de l’adresse. Aucune hésitation, elle tira de sa poche la convocation froissée qu’elle avait pourtant pliée soigneusement, c’était bien cela, pas de doute.


-          Oui, mais cette entreprise n’existe pas ici. Vous vous serez fait rouler, ça arrive ; et puis vous en connaissez beaucoup, vous, des entreprises qui envoient des convocations sans qu’on leur demande rien ? Des candidatures spontanées, ça oui, on connait, mais des convocations spontanées, jamais vu ! Désolé, ma petite demoiselle, en plus ça n’a pas l’air d’aller bien fort. Il vous est arrivé quelque chose ? C’est pas très sûr par ici, si on vous embête, faut aller à la police. Sinon, rentrez chez vous, allez vous reposer, vous en avez besoin !


La police, non, ça irait, elle allait rentrer, mais elle ne savait pas comment faire, on l’avait déposée en voiture depuis le RER, comment y retourner, il la conduisit jusqu’au bus dans la rue adjacente, attendit avec elle et la mit dedans. Qu’elle ne prenne pas le souterrain surtout, le bus la laisserait un peu plus loin, elle marcherait un peu mais c’était plus sûr.


-          Bonne chance !


Une telle peur et tant de sollicitude en même pas une heure ! Maintenant qu’elle était dans le RER, elle sentait proche la fin de ce périple qu’elle n’aurait jamais dû entreprendre. Pourquoi cette convocation bidon ? Qu’est-ce qu’on lui voulait ? Maintenant qu’elle était assise, avec des gens autour d’elle en cette heure plus tranquille pour les transports en commun, les mots lui tournaient dans la tête. Encore plus que les coups, c’étaient les mots qui l’obsédaient. De quoi parlaient-ils, lui faire vivre l’enfer, pourquoi ? Et de qui parlaient-ils ? La retrouver, retrouver son adresse, pourquoi ? Et cette convocation, comment l’avait-elle reçue, s’ils n’avaient pas son adresse ? Non, c’est vrai, c’était par internet. Un piège, on lui avait tendu un piège pour la terroriser. Mais pourquoi, enfin ? Une affluence progressivement plus importante la tira de son assoupissement. On était entré dans Paris. Châtelet n’était plus très loin. Elle allait descendre là et marcher, ça lui ferait du bien, elle rentrerait chez elle en faisant des détours, histoire d’évacuer sa peur et de vérifier si elle était suivie. Elle prendrait le temps qu’il faudrait pour rentrer, mais elle ne voulait pas prendre de risques, Melissa était toujours là, et il y avait tant d’ombres dans sa vie…


 


*************


-          Et là, la peur a commencé à s’installer. Je ne savais plus quoi faire. Melissa m’avait un peu raconté les débuts de sa fugue, sa fausse couche, sa dépression, l’Afrique, ensuite c’était très vague. Depuis qu’elle avait débarqué chez moi, elle se cachait, c’était net, elle fuyait, mais je ne savais quoi. Elle ne voulait voir personne, surtout pas vous, ses parents. Je vous avais appelés en douce pour vous rassurer, vous dire qu’elle était vivante, mais qu’il fallait attendre un peu… Je sortais pour chercher du boulot, mais je rasais les murs. Elle, qui au début ne voulait pas sortir, a fini par prendre de plus en plus de risques. Elle ne supportait plus de se planquer. C’est comme ça que tu l’as vue, la semaine dernière, Sylvain. Elle sortait accoutrée d’un grand tissu noir, presque une burqa. Ça m’énervait, sous prétexte de ne pas se faire voir, elle se faisait remarquer deux fois plus, on a commencé à s’engueuler là-dessus. Moi qui faisais tout pour que personne ne connaisse ma nouvelle adresse ! Alors, quand Antoine a proposé le weekend à Daupeyreux, j’ai sauté sur l’occasion pour vous alerter, en me disant que vous trouveriez bien une solution, tous ensemble. Et puis, rien ne s’est passé. J’ai fait ma scène en arrivant, mais après, pendant le weekend, c’était comme s’il n’y avait rien eu, comme si vous attendiez tous qui ferait le premier pas ! Alors, j’ai laissé tomber…


 


Ils se regardaient, la regardaient, les scènes défilaient dans leur tête, images du weekend, images du voyage de retour, et ces quinze derniers jours où tout s’était accéléré, de l’absence interminable de Melissa à son omniprésence actuelle !


 


-          Mais qu’est-ce qui t’a pris de ne rien dire à personne, de nous cacher tout ça, tous ces risques que tu as pris, tu te rends compte si ta mère savait que tu t’es fait agresser à la sortie du RER ?


-          Alors là non, pas question de dire quoi que ce soit à ma mère ! C’est déjà assez dur, elle dirait encore que c’est à cause de mon père. Elle est la seule à connaitre mon adresse, je lui ai fait jurer de ne la donner à personne !


-          Et je peux t’assurer qu’elle respecte son serment !


-          Oui, je crois, mais je meurs quand même de trouille pour elle, si jamais ils font le lien, même si on porte pas le même nom. Mon père, lui, il a été plus cool, officiellement mon adresse est chez lui, il me demande juste d’avoir des nouvelles de temps en temps, de savoir que je vais bien, ça lui suffit.


 


Dorinda faisait passer une coupe de fruits, raisins et pommes de saison et quelques fruits plus lointains si bien assimilés qu’on aurait du mal à les qualifier encore d’exotiques. On picorait des grains de raisin, on cassait des noix fraiches, excellent dérivatif à des paroles qui ne venaient pas, qu’ils avaient peur de prononcer. Reine revenait de la cuisine avec des tablettes de chocolat, noir et lait, du Côte d’Or, du bon. Melissa raffolait du lait-noisettes et du lait-amandes, tout le monde le savait, il devait être resté en réserve tant qu’elle dormait. Et, miracle auquel personne ne résiste, le chocolat réanimait tous ces visages jeunes qui accusaient une gravité hors d’âge. David mit la main à sa poche qui vibrait, jeta un coup d’œil, c’était sa mère qui demandait de la rappeler, elle voulait proposer quelque chose.


 


-          Allo, oui ça va, enfin si on veut. Quoi ? Tu veux inviter tout le monde ce soir ? Mais on est chez les parents de Melissa, oui je t’expliquerai, et il y a aussi son oncle et sa tante. Bon, je raccroche, je leur demande et je te rappelle, ça va ?


 


Tout le monde était invité, à l’africaine, qu’ils demandent à leurs parents de les rejoindre s’ils pouvaient. Ils le regardaient, interloqués, comment faire, maintenant qu’ils savaient tout ça, ils auraient du mal à se taire, ils avaient plutôt envie de comprendre la suite, et Melissa dormait encore…


 


-          Oh, si c’est ça, ne vous inquiétez pas, ma mère pige vite, et en plus elle est elle-même dans une espèce de délire, des histoires religieuses aussi, ça lui ressemble pas, j’ai rien compris, c’est pour ça que j’étais venu ce weekend. On pourrait tout mettre bout à bout.


-          Ecoute, David, moi ça me plait cette idée, ça fait longtemps qu’on n’a pas vu tes parents, et les autres non plus, ça me ferait plaisir, qu’est-ce que t’en dis, Reine ?


-          Pourquoi pas, mais alors on y va tous, Clotaire et Dorinda aussi, et j’apporte un plat que j’avais préparé…


-          Et moi, des beignets, il en reste une pleine jatte…


-          C’est vrai que les parents, ça leur ferait plaisir de se revoir, y avait qu’à les voir à la gare hier…


-          Parce que, eux, ils ont eu le droit d’aller vous chercher, nous, elles sont arrivées toutes seules, en bus, vous imaginez, après tant d’années, j’ai failli m’évanouir, on était un peu rassurés depuis qu’on savait qu’elle était avec Elodie, mais là, tout à coup, la retrouver…


 


La porte de la chambre grinça. Melissa était debout, toujours aussi maigre dans son tishirt et son jean, mais, le visage rebondi de sommeil, elle avait presque bonne mine.


 


-          Oh, maman, du Côte d’Or, ça faisait longtemps…