Mais ce que nous ne savions pas c’est que ce « tsunami » était une métaphore prémonitoire de celui qui, quelques semaines plus tard, allait déferler dans nos journaux, à la radio et à la télévision, emportant avec lui ministres violeurs, députés pédophiles, sénateurs fétichistes et autres édiles harceleurs. On baignait dans le vice et les turpitudes des classes dirigeantes et à cette occasion nombre de mots, autrefois tabous, trouvaient droit de cité dans les bouches les plus respectables. On imagine aujourd’hui les dégâts dans les conversations familiales : « - Dis Papa, c’est une tache de sp. que tu as sur ton col ? - Dis Maman, ça veut dire quoi une fel. ? et une sod. ? » (tous mots prononcés au journal de 20 heures). Petite anecdote personnelle : je me souviens du courroux de notre cher André lorsque, dans un texte que je lui avais envoyé pour qu’il le publie sur le blog, j’avais mis dans la bouche d’une femme de petite vertu des paroles un peu crues qu’il avait caviardées, ne gardant des mots honnis que la lettre initiale comme on en usait autrefois avec « la P. Respectueuse » de Jean-Paul Sartre. Je ne sais pas en quelle année le Livre de Poche renonça sur sa couverture à cette pudeur d’un autre âge - dont je me réjouis pour ma part qu’elle perdure sur ce blog - mais je sais en revanche que ce p. mystérieux m’avait fait longtemps rêver autrefois car je n’étais pas tout à fait sûr, tant j’étais innocent au temps de ma tendre jeunesse, de comprendre ce qu’il cachait (je vous accorde que même pour l’époque je ne devais pas être très avancé).

Bref, s’il y a un événement qui marque aujourd’hui l’évolution de la langue c’est cette émergence du vocabulaire de la sexualité dans le langage courant – événement dont l’importance dépasse largement selon moi l’aspect strictement linguistique du phénomène. Les réalités de la chair en effet se caractérisaient autrefois comme étant ce qui ne peut pas être nommé. « L’amour, disait madame de Villeparisis dans la Recherche du Temps Perdu, je le fais toujours mais je n’en parle jamais ». Souvenez-vous aussi de la façon dont on laissait entendre d’un homme « qu’il en était » - construction délicieusement allusive par laquelle ce pronom ne se rapportant à rien exprimait les pudeurs de la grammaire ! Depuis l’homosexualité se signale triomphalement en gerbes de drapeaux arc-en-ciel à la porte des établissements spécialisés. Progrès, dira-t-on, dans la déculpabilisation d’une pratique où la morale n’a que faire - et à cet égard il n’y a pas à le regretter - mais, ce faisant, n’a-t-on pas réduit le sexe à n’être plus qu’une fonction naturelle comme les autres, le privant ainsi de tout ce qui en faisait la magie et le mystère ?

Disons-le clairement, même si je dois me faire taxer de vieux croûton réactionnaire, le fait que la sexualité en échappant au non-dit soit devenu un objet de consommation courante (on trouve une liste de « sex-toys » accompagnée de leur mode d’emploi dans les plus honnêtes catalogues de vente par correspondance) m’apparaît comme le signe le plus évident d’une régression de notre civilisation. Relisons « l’Histoire de l’érotisme » de Georges Bataille pour nous souvenir que l’humanité s’est construite sur le refoulement de l’instinct animal et que ce qui donne justement au sexe son pouvoir de fascination c’est qu’il marque en nous la résurgence brutale et inattendue de la bête. À cet égard qu’un des hommes les plus puissants de la planète, promis aux destinées les plus hautes, puisse en sortant de sa douche, se jeter soudain tel un gorille en rut sur une femme de chambre constitue pour nous un objet inépuisable de rêverie. Le sexe est beau parce qu’il est ignoble, repoussant et incompréhensible, il nous conduit à des comportements absurdes, à des postures grotesques où se signifient si clairement la domination du mâle sur la femelle (ne dites pas le contraire ! ) que l’on devrait en avoir honte. Et si le sexe est innommable c’est qu’à le signifier par des mots on le réduit alors tout simplement à n’être que ce qu’il est c’est-à-dire une chose dérisoire et ridicule, comme le sont ces simulacres de scènes « sado-maso » dans les back-rooms des bars à la mode. De même que le vampire aux premiers rayons du soleil redevient cadavre, de même le sexe ne peut déployer ses pouvoirs que dans les ténèbres du non-dit.

Toute ma vie a été hantée par ce spectre redoutable dont je ne comprenais ni exactement comment il fonctionnait ni à quoi il servait. Aujourd’hui on dirait que j’étais redevable d’une bonne psychanalyse mais je ne regrette rien. Il me paraissait exister un abîme infranchissable entre les sentiments que m’inspirait une femme et la finalité à laquelle malgré moi tendaient ces sentiments. J’avais honte de désirer celle que j’aimais et je me reconnaissais dans toute cette littérature du renoncement qui du « Volupté » de Sainte-Beuve à « la Porte Étroite » de Gide en passant par « Dominique » de Fromentin ou « l’Éducation Sentimentale », illustrait ce thème. Je plaignais les femmes d’être les victimes de cette barbarie que représentait pour moi le désir masculin. Comment peuvent-elles vivre, me disais-je, ainsi exposées sans cesse au regard des hommes ? (et pour les épargner j’évitais de les regarder ou alors seulement par en dessous). Je les plaignais de ce que les exigences de la mode les forçassent à dévoiler leur corps, je les plaignais de devoir subir les comportements équivoques, les plaisanteries salaces de prédateurs toujours embusqués au coin du bois. Ayant été moi-même l’objet des sollicitations d’un pédophile je pouvais assez facilement me représenter ce qu’elles ressentaient et faire taire mon désir était pour moi la marque la plus élémentaire du respect qui leur était dû (résultat, évidemment, elles me prenaient pour un imbécile ! ) Mais je m’aperçois aujourd’hui qu’en avance sur mon temps je préfigurais cette obsession du harcèlement qui caractérise aujourd’hui la société américaine. On peut railler les excès du puritanisme qui sévit outre-atlantique, vanter le charme du « latin-lover » et de notre délicat sens des nuances qui sait faire la différence entre harcèlement et galanterie, je ne peux néanmoins qu’avoir la plus grande considération pour cette volonté d’éradiquer toute équivoque dans la relation entre les hommes et les femmes sur les lieux de leurs activités publiques. Il s’agit selon moi d’un vrai combat pour la civilisation et de l’ultime bataille pour la dignité de la femme. Bien sûr il est facile d’affirmer que ce combat est vain et que l’on ne pourra jamais empêcher le monstre de continuer à venir rôder autour de nous car il faut bien tout de même que les hommes et les femmes se rencontrent au bout du compte et qu’entre eux « le message passe » à un moment ou à un autre ! mais faisons confiance à l’esprit de finesse et aux infinies ressources de la rhétorique.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit en effet. De quelque façon qu’on tourne le problème on en revient toujours à une histoire de mots : comment dire ce qui ne peut être dit de façon à être entendu sans l’avoir dit ? Le pauvre citoyen américain est condamné aux messages subliminaux, aux silences éloquents et se retrouve exactement dans la même situation que celle que je connus autrefois, triste funambule oscillant entre le trop et le pas assez, terrorisé par la peur de montrer le bout de l’oreille et tenu cependant de dévoiler ses batteries. Mais n’est-ce pas, in fine, la quintessence même du charme attaché à cet étrange jeu que ces mots à double entente, ces sous-entendus, ces silences éloquents et toute cet art de la litote et de la prétérition où règne à la fois la peur d’être compris et celle de ne pas être entendu ? Si les mots disaient tout on risquerait de s’apercevoir bien vite qu’ils n’ont plus rien à dire.