En sortant de chez Michelle, et bien qu’étant très pressée, Simone prit l’allée qui menait à la petite chapelle, elle était bien un peu gênée de sa démarche qui ressemblait plus à de la superstition qu’à la démarche d’une croyante. Elle s’était mis dans la tête qu’il fallait qu’elle mette toutes les chances de son coté, aussi quelques bougies allumées à l’autel de la vierge ne pouvaient pas nuire à ce qu’elle allait entreprendre.
Elle ne fréquentait pas la chapelle, mais elle connaissait bien le prêtre qui venait la desservir, et entretenait avec lui des rapports courtois, elle lui était reconnaissante de ce qu’il faisait pour les personnes isolées de leur quartier et faisait en sorte de lui apporter sa contribution quand elle le pouvait.

 

Elle aimait l’ambiance feutrée qui régnait dans ce lieu, les odeurs en suspens et la lumière des bougies, elle se dépêcha d’en allumer cinq, il ne fallait oublier personne des êtres qui lui était chers. Elle s’était assise pour un moment de recueillement quand la pendule sonna dix heures, on se laisse un peu aller à ses réflexions et maintenant elle avait du retard sur le plan qu’elle avait imaginé, elle sortit rapidement tirant doucement la porte derrière elle. Dans ces moments là elle se demandait toujours ce qu’aurait fait sa mère ou sa grand-mère qui étaient des femmes de bon sens, le sens du religieux avait été en se délitant dans leur famille, sa grand-mère se serait faite tuer pour sa foi, elle avait toujours une citation de l’évangile pour régler n’importe quelle situation.

 

Elle avait eu le don d’énerver sa fille avec ses comportements, en conséquence de quoi celle-ci avait pris ses distances avec la religion n’en retenant que certaines règles. Mais en abandonnant la pratique religieuse, celle-ci n’avait rien transmis à la génération suivante.

Ce sont certainement les traces de cet héritage culturel qui ce matin l’avait fait descendre jusqu’à la chapelle, elle avait gardé une idée très nette de cette phrase qu’on lui avait asséné des quantités de fois : « Pense à t’occuper des autres, et tu verras que tes soucis te paraitront beaucoup plus légers », ou sa variante « S’occuper des autres c’est aussi s’occuper de soi » en remontant son chemin cela la fit sourire, car sa Grand-mère, c’était un caractère !

 

*****

Georges le cahier à la main entra dans la cuisine encore tout agité par la découverte qu’il venait de faire, il était pressé de faire part à Simone de l’émotion qui l’avait étreint à la vue des croquis de Nicolas.

Quand il voulait faire ou dire quelque chose il fallait que cela se fasse tout de suite et sans attendre, et à cet instant Simone n’était pas présente dans ce lieu et cela lui gâchait tout son effet. Elle n’était pas non plus dans leur chambre ni près de son lavoir, elle ne pouvait être au jardin puisqu’il en venait, alors où pouvait-elle bien être partie ?

Il ne pouvait garder plus longtemps par devers lui le précieux cahier, Nicolas lui ayant dit qu’il n’avait pas terminé ses dessins.

C’est en retournant vers le jardin qu’il la rencontra, rouge et essoufflée d’avoir trop couru…

-         J’ai quelque chose de magnifique à te faire voir, lui annonça-t-il

-         Je suis désolée, mais plus tard, je suis en retard et n’ai pas le temps de m’occuper de toi

-         C’est que…

-         Je t’ai dit plus tard, c’est plus tard, tu as bien une seconde…

 

Et elle le planta là.

Dépité il s’en fut rapporter le cahier à Nicolas, celui ci en attendant son retour s’était allongé sur la vieille chaise longue où il s’était endormi, il ne lui restait qu’une seule solution attendre, il reprit sa sarclette et entreprit de nettoyer un nouveau rang de salade !

*****

Dans son sommeil, Nicolas rêvait, il était dans une maison qu’il ne connaissait pas et il était perdu, il courait de pièce en pièce craignant de rencontrer quelqu’un car il était nu comme un ver, ce qui n’est effectivement pas une situation enviable.

Dans ses rêves, il y avait toujours un manque, soit il était nu, soit il était perdu, soit encore il ne retrouvait pas ses affaires, par exemple sa sacoche au moment de partir.

Ce qu’il ne savait pas c’est que dans ces moments-là, il était fort agité. Georges qui l’observait de loin guettant l’instant de son éveil, craignait que dans son agitation il ne finisse par tomber de la chaise longue car il en était arrivé à un tel point, que le risque était imminent, prenant pitié de lui il se décida à aller lui chercher une couverture pensant que c’était la fraicheur qui l’indisposait.

 

Depuis qu’il courait il n’était jamais repassé deux fois dans la même pièce et il s’en découvrait toujours de nouvelles, certaines étaient dans un état de délabrement avancé, d’autres somptueuses, certaines sombres comme des fours, d’autres claires comme des soleils. Ah ! En tant qu’architecte il regrettait de ne pas avoir le temps de se gorger de toutes ces images.

Il était si fatigué de courir et de chercher une issue, et désormais avait un aspect si transpirant qu’il en était arrivé à la conclusion que peu importait sa nudité et l’état de son corps, qu’il n’avait plus qu’un désir, sortir de là.

Il fallait qu’il se concentre sur la démarche, rencontrer quelqu’un, il était désormais convaincu que c’était là sa seule chance d’en sortir pour ne pas finir errant dans ce labyrinthe. Il s’enquit alors de trouver de quoi sauver sa dignité, et un drap de bain ramassé dans une salle d’eau lui permit de se constituer un pagne.

 

Cette opération était en cours de réalisation lorsque au bout d’un couloir il entendit un pas, il se rua dans cette direction pour découvrir une volée d’escalier au bout de laquelle un individu en livrée était en train de disparaitre.

Il poussa un cri déchirant, se mit à trembler et à pleurer, cette fois si je ne trouve pas la sortie c’est la folie qui me guette !

Georges qui s’était éloigné après l’avoir couvert revint sur ses pas, et décida qu’il fallait qu’il fasse quelque chose, cette agitation commençant à l’inquiéter, il s’assit près de lui et se mit à lui parler à voix basse.

-         Calme toi petit, je suis là il ne faut pas te mettre dans un état pareil, tu peux dormir tranquille, dans la vie il y a aussi des raisons de bien vivre.

 

Instantanément Nicolas arrêta de s’agiter l’homme au bout du couloir venait de rebrousser chemin et revenait vers lui, son souffle reprit un cours normal et cinq minutes après il sortait du sommeil.

 

-         Tiens vous êtes là dit-il à Georges, j’ai bien dormi, il semble que j’ai fait un rêve un peu farfelu, je me souviens juste que je courais comme un dératé, c’est bon pour la santé les petites pauses, mais il ne faut pas en abuser !

 

Georges regardait son jardin, il savait que les rêves existaient, mais il préférait se raccrocher à des certitudes plus concrètes.

 

-         Tenez, je vous ai rapporté votre cahier, je voulais le faire voir à Simone, mais elle est très prise avec tout ce qu’elle a dans la tête et il faudra le lui faire voir au moment d’un repas, c’est le seul temps où elle ne bouge pas !

-         Ne vous en faites pas, elle a tant de choses à faire, mais on trouvera bien cinq minutes avant d’aller déjeuner chez Michelle !

 

*****

Nicolas ne croyait pas si bien dire, à peine rentrée dans sa cuisine Simone jeta un regard désabusé sur sa table encore tout en désordre du petit déjeuner du matin, ces fichus bonhommes il n’y en a pas un qui aurait eu l’idée de remettre de l’ordre.

 

Elle passa au cabinet de toilette pour se rafraichir, après sa course de retour elle avait l’impression d’avoir le visage écarlate, le contact de l’eau fraiche lui redonna du tonus et l’image renvoyée par le miroir lui apparut satisfaisante, et là n’allez pas croire que ce soit une question d’esthétisme, il y a longtemps qu’elle en avait fait son deuil. Elle ne se rappelait même pas avoir attaché une importance quelconque à cette question, et ce à aucune époque de sa vie, sauf peut-être pendant son adolescence quand elle ne savait pas encore ce que serait la jeune personne qui sortirait du cocon, et ma foi le résultat ayant été satisfaisant, elle avait bien vécu comme cela.

Non ce qu’elle cherchait dans son miroir chaque matin, c’est à savoir si aujourd’hui elle aurait la capacité et l’énergie pour faire tout ce qu’elle avait à faire et en plus à le faire avec bonne figure.

 

Il était étonnant son mari, il lui confiait un travail, très bien, et il aurait fallu que celui-ci soit terminé avant que d’être commencé, elle savait bien qu’il bouillait d’impatience de connaître le résultat de sa mission, mais, ce n’était pas son mode de fonctionnement, alors basta.

Prendre son temps, y réfléchir, essayer de penser à toutes les questions qu’il faudrait aborder, encore que désormais, elle était convaincue que rien ne valait une rencontre face à face.

Au téléphone on fait ce que l’on veut, l’autre n’étant pas là on peut même le poser et aller faire tout autre chose.

Dans la rencontre, la situation est toute différente, il y a d’abord le contact visuel, qui donne une première image de la personne, mais il ne faut pas se limiter à ces prémices par crainte de se faire une idée ne correspondant pas du tout à la réalité, puis il y a un contact physique, on se touche, s’embrasse ou se serre la main, c’est déjà autre chose.

L’autre est sans odeur, comme un spectre, il y a un manque de vie, comme s’il ne faisait pas partie du monde, comme s’il ne voulait pas laisser de trace, ou au contraire celui qui laisse derrière lui toute une kyrielle de fragrances qui invitent à l’échange et au voyage.

Puis il y a la voix, ah la voix, chaude et sensuelle, basse et rauque qui vous remue les tripes, voix d’adulte qui a gardé son nasillement de voix d’enfant… C’est si important le premier contact qu’il donne une dynamique à tout ce qui va suivre.

Assise au bout de la table, Simone se dit qu’il est temps de sortir de sa période de préparation et que ce n’est pas parce qu’elle a un peu peur qu’il faut s’inventer toutes sortes d’objections pour ne pas passer à l’acte.

 

Elle n’avait pas voulu du téléphone de Nicolas, préférant son bon vieux téléphone fixe muni d’un long fil qui lui permettait d’aller téléphoner dans sa chambre.

Là, elle avait décidé de rester dans sa cuisine, car elle pouvait se mettre à la table et s’y accouder, pour être certaine d’avoir la paix, et que personne ne vienne l’interrompre, elle avait tiré les rideaux et fermé la porte à clé.

 

A Annecy aussi, la tension était palpable, sentant qu’il n’était pas le bienvenu, Frank avait décroché sa casquette et était parti marcher le long du lac.

Mais qu’est-ce qu’il fabrique se disait Félicité, depuis qu’elle avait pris la décision d’envoyer bouillir son interlocuteur de la veille, elle avait hâte que cette histoire se termine, bien qu’elle sache qu’il n’en serait rien, quand on a un enfant c’est pour la vie !

Elle s’était bien rendu compte de l’intérêt soudain que Frank s’était mis à porter à la question quand il avait compris que l’appel téléphonique qu’elle avait reçu concernait Nicolas. L’idée avait continué de faire son chemin, et elle pensait désormais en connaître la cause, ce grand escogriffe devait se dire qu’il pourrait bien être le père inconnu de Nicolas, dans tous les cas, il était visible que cela le travaillait au corps.

 

- C’est drôle se disait-elle, que depuis leurs retrouvailles elle ne l’avait jamais regardé en se posant cette question, pourtant il est évident que cela pouvait faire partie des possibilités, elle avait menti à tout le monde en jouant à celle qui se donnait à tous avec ardeur, ce n’était qu’a moitié vrai, il y avait ceux avec qui elle prenait ses précautions et ceux avec qui elle n’en prenait pas. Frank faisait partie de ce second groupe, c’est un peu comme si, à ses yeux, avec ceux là avoir un enfant n’aurait pas posé de problème et qu’inconsciemment, ce qui devait arriver se produisit…

Ce n’est pas le tout, pour qui il se prend celui là, c’est que je n’ai pas que cela à faire, il ne va tout de même pas me faire attendre comme cela pendant des jours, elle a déjà oublié qu’elle ne prendrait pas son appel.

Sonnerie de téléphone, un numéro s’affiche qu’elle ne connaît pas, ce n’est pas encore cet homme qui utilise le téléphone portable de son fils.

 

A l’autre bout du fil, une voix de femme qui se présente en parlant si doucement qu’elle ne peut comprendre son nom, et qui lui demande si elle est bien Félicité Dautin, ce n’est donc pas une erreur.

 

- Oui c’est bien moi, que puis-je faire pour vous ?

- Votre fils est chez nous depuis quelque jours et je voulais vous parler de lui.

 

De quoi se mêle-t-elle celle là, se dit Félicité instantanément sur la défensive, mais Simone semble si calme et si posée et elle parle avec une voix si douce qu’elle n’ose pas la rembarrer et couper la communication, après c’est déjà trop tard.

 

-         Vous êtes la femme de ce monsieur qui m’a appelé hier ?

-         En effet, il a eu bien des difficultés, d’abord il n’osait pas trop appeler, puis quand il a réussi, il n’avait plus de batterie sur le téléphone. Ne me demandez pas pourquoi il avait cet appareil ce serait un peu long à dire au téléphone.

 

Elle se dit que c’était maintenant qu’il fallait faire sa proposition de se rencontrer. Si elle obtenait un accord ce serait tant mieux, sinon on trouverait une bien autre forme de débat !

 

-         Vous savez, je pense que se parler au téléphone, n’est peut-être pas la meilleure méthode pour aller au fond des choses, j’avais dans l’idée que nous pourrions nous rencontrer quelque part, qu’en diriez-vous ?

-         Il me semble que si vous avez des informations importantes à me communiquer, ce serait peut-être la meilleure solution !

 

L’une comme l’autre était soulagée de ce qui venait de se dire, un peu étonnée de ce que la situation ait évolué aussi vite, mais dans le même temps, cette ouverture donnait de l’espace, et il n’y avait pas à rentrer tout de suite dans le vif du sujet. Ce n’est pas qu’elles craignaient cet échange, mais l’une se demandait toujours comment elle allait présenter ce que lui avait raconté Nicolas et l’autre était tout de même curieuse de découvrir ce que son fils avait pu confier à cette inconnue, il faut tout de même reconnaître que cet état de fait avec un certain parfum d’étrangeté.

 

-         Vous savez, nous n’avons pas dit à Nicolas que nous allions vous appeler, mais il est des moments dans la vie où il faut un peu forcer le destin.

-         Je me disais aussi que mon fils aurait pu m’appeler lui-même, mais désormais votre propos m’éclaire un peu plus, la seule certitude c’est que depuis des années les rapports entre nous sont compliqués, et que ces derniers mois nous ne communiquons même plus.

-         Il m’a parlé de tout cela, et nous aurons le temps d’en discuter…

 

Elles se dirent qu’il n’était pas nécessaire d’attendre pour se voir et convinrent d’un rendez-vous dans les plus brefs délais, Simone eut aimé que ce fut le lendemain, mais il fallait quelques délais à Félicité pour organiser son voyage. Elle rappellerait dès que l’organisation serait en place, certainement demain matin.

 

Quand elles eurent raccroché, ce fut le début de l’attente, c’était comme si un déclic était en train de se faire dans leurs vies, elles s’étaient remises à bouger. Après une longue période à tourner au bout de leurs chaines d’ancres comme de vieux vaisseaux, elles avaient le sentiment de rajeunir et de hisser les voiles pour un nouveau voyage.

 

Simone fut rappelée à la réalité par Georges et Nicolas qui l’appelaient à tue-tête pour partir déjeuner chez Michelle et bien qu’il avait été dit qu’il ne fallait rien apporter elle sortit de la cuisine en portant un lourd panier. Georges s’empressa de l’en débarrasser ce qu’elle accepta à la condition qu’il ne regarde pas ce qu’il y avait dedans.

 

Pour Félicité ce fut le retour de Frank qui la tira de ses réflexions.

-         Je ne dérange plus ? Le ton était amère mais la question bien sincère.

-         Tu sais très bien que lorsque je veux être tranquille, je ne te le fais pas dire, mais si tu abordais directement ce qui te tracasse nous gagnerions du temps ?

-         Vrai ?

-         Si je te le dis, tu sais que tu peux me faire confiance !

 

Il hésita encore un long moment avant de se lancer, elle savait bien ce qui le tracassait son ancien lanceur de pavés, l’âge comme tous les autres le grignotait et si cela continuait ainsi, il n’aurait jamais d’enfant. Sous ses dehors de rouleur de mécaniques, c’était une situation qu’il avait du mal à admettre.

 

Elle l’écouta sans broncher de peur qu’il ne se referme comme la porte d’une prison, puis quand elle eut compris qu’il était arrivé au bout de son raisonnement elle reprit la parole à son compte.

 

-         C’est vrai que c’est une possibilité envisageable, tu es peut-être le père de Nicolas, va savoir ? Mais vois-tu ce qui me chiffonne pour ne pas dire plus c’est que c’est seulement maintenant que tu te poses la question. C’est quand il pouvait encore être pris dans les bras que j’ai eu besoin que quelqu’un m’épaule et à ce moment-là vous vous étiez tous égaillés comme une bande de moineaux.

     - Les illusions avaient disparu et je suis devenu une semi-clocharde. J’ai souffert, quand j’ai eu compris que vous ne reviendriez pas, j’ai réagi et je me suis battue pour lui.

 

-         Cela ne semble pas très concluant ton histoire, vos rapports ne me semblent pas si faciles, est-ce que je me trompe ?

 

-         C’est toi qui oses me dire cela ? tu es vraiment un beau salaud dans ton genre. Et si tu as un problème de paternité à régler avec mon fils tu te débrouilleras avec lui, cependant je doute fort que de son côté il ait des atomes crochus pour un père qui l’a superbement ignoré, encore faudrait-il que tu sois son père et qu’il consente à faire un test ADN.

Il savait bien que le débat ne serait pas facile, mais il fut tout de même étonné de la virulence des coups, pas un instant il n’avait pensé à tout ce qu’il allait faire remonter de ces longues années de solitude, de souffrance, et il faut bien le dire de dèche et de perte d’estime de soi. Lui qui pensait que lorsqu’il révélerait ses intentions, serait accueilli comme le sauveur était désormais gêné par sa démarche, il n’avait vraiment pas une once de bon sens. Tant pis pour lui mais maintenant qu’il avait commencé il irait au bout quoiqu’il puisse en couter !