16.

Il pleuvait depuis le milieu de la semaine. Des averses entrecoupées d’éclaircies. Depuis le jour du match de la ligue des champions qui avait créé tant d’effervescence parmi ses collègues. On se serait cru au mois de mars. Juliette s’était toujours demandé pourquoi ce mot giboulées, qu’elle aimait bien, comme s’il réduisait la brutalité du phénomène, ne s’appliquait qu’au mois de mars ; giboulées de septembre, décidément, c’était difficile, elle se le répétait pour elle, mais évitait de le prononcer en public pour ne pas s’attirer les foudres : « Les giboulées, c’est en mars ! ».

C’est vrai, le weekend aurait pu se présenter mieux, pour une fois qu’elle allait chez elle. Mais, après tout, ce n’était pas une partie de campagne qu’ils avaient prévu ; même s’ils devaient s’enfermer ce ne serait pas bien grave. Finalement, elle avait réussi à partir pas trop tard : en commençant plus tôt et en faisant journée continue, elle avait évité de prendre une nouvelle RTT, et surtout tranquillisé sa chef qui trouvait qu’elle abusait, un troisième vendredi, c’était beaucoup. Les bureaux n’étaient pas loin de la Part-Dieu, elle avait pu attraper le train d’un peu avant cinq heures, juste lestée d’un petit sac à dos suffisant pour ses affaires du weekend. Elle allait poireauter à la gare de Massy, qui n’avait vraiment rien pour inspirer le poète, alors que le train suivant aurait été plus rapide. Mais elle arrivait une heure plus tôt à Poitiers, ce qui lui laissait du temps pour parler avec sa mère avant de se coucher, à une heure encore raisonnable si elle voulait être d’attaque pour le lendemain. Le programme serait chargé. Ils allaient se retrouver, qui exactement, surprise, pour un commando d’investigation dont elle ignorait totalement les armes et angles d’attaque.

En attendant, elle avait quelques heures devant elle. Sentant la somnolence la gagner, elle programma l’alarme de son mobile : pas question qu’elle se réveille à Rennes ! Un groupe, un peu plus loin dans le wagon riait aux éclats. Elle se sentit d’abord agacée, puis elle s’affaissa dans son fauteuil, la tête accotée contre la vitre et sombra, bercée par le mélange des voix et des bruits sourds du train.

« Mademoiselle, mademoiselle, votre billet s’il vous plait ! » Bon, finalement, ce n’était pas la peine de brancher sa sonnerie. D’abord grognon d’avoir été brusquement réveillée, elle fit surface, tendit son billet, se rajusta, regarda l’heure. Pas question de se rendormir, elle n’était pas loin de Massy : une bonne partie du trajet de faite ! Finalement, même s’il y avait une attente, elle avait eu raison de ne pas changer à Paris, ç’aurait été galère, surtout un vendredi soir.

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- Coucou, je me demandais si on allait te retrouver dans ce train ; il y avait une chance, mais j’en étais pas sure…

- On ? T’es accompagnée ? Cachotière, ta vie a basculé depuis quinze jours ?

- Non, tu pousses… C’est David, on avait tous les deux réservé le même train sans le savoir, et en plus pratiquement en même temps…

- En même temps, c’est facile, il ne doit pas y avoir cinquante mille trains Lille-Poitiers, et comme on a battu le rappel samedi…

- Et non, erreur ! et coïncidence ! Si tu veux tout savoir, on avait pris chacun notre billet avant, c’est peut-être nous qui vous avons soufflé l’idée, va savoir…

- Les grands esprits se rencontrent !

- En tout cas, ça fait deux fois que je voyage avec David, je peux te dire qu’il est lourd ; il charrie avec ses angoisses ! Et je sais bien que sans ça, il ne m’accorderait même pas un regard.

- Bah, il est comme il est, faut faire avec ! Vous êtes dans quelle voiture ? -

 Normalement pas dans la même ; mais pour l’instant on s’est installés ensemble, tu nous rejoins ?

- D’accord, je prends mon sac…

Ils s’étaient installés tous les trois dans un carré, nom officiel pour ces fauteuils en vis-à-vis, et Juliette avait entrepris de leur faire état de tous les évènements de la semaine précédente, ce qu’elle en avait retenu, ou compris, la tâche n’était pas simple. Elle en était au weekend, à la rencontre furtive et inopinée de Melissa, aux questions qui s’en étaient suivies, avec la décision de descendre à Poitiers ce weekend, pour ceux qui pouvaient. C’est vrai qu’ils n’avaient pas prévenu les Lillois, un peu compliqué de tout expliquer au téléphone. Mais le hasard faisait bien les choses. Elle n’avait pas non plus de nouvelles d’Antoine, surement que quelqu’un l’avait contacté, il était déjà au courant de pas mal de choses, et lui-même au cœur des messages bizarres. Sylvain, on ne savait pas, des empêchements, pas évident qu’il puisse se libérer. Toutes ces banalités faisaient heureusement retomber la tension accumulée pendant son récit, visiblement ses compagnons tombaient des nues, David avait bien reçu un appel d’Antoine à propos de groupes religieux, mais il ne voyait pas le rapport. Quant à Justine, aucune nouvelle de quiconque depuis deux semaines ; ils étaient tombés l’un sur l’autre par hasard à la gare, décidément ils devenaient habitués des voyages en commun !

Un groupe venait de prendre place juste derrière eux ; David et Juliette n’avaient pas prêté attention à ce qui se passait derrière leur dos, mais le regard de Justine qui leur faisait face les interpela ; elle n’avait pas l’habitude de dévisager des inconnus, il fallait qu’elle soit surprise pour les fixer de ses billes vert pâle. Trois religieuses en habit avaient pris place avec un prêtre, deux noires et une asiatique, leur visage foncé encadré de blanc sous un voile amidonné, une longue robe bleu marine qui leur descendait jusqu’aux chevilles ; à côté, le col romain du prêtre semblait plus que discret. La porte intérieure du wagon s’ouvrit derrière elles, encadrant une jeune femme dont les cheveux bouclés et la peau tannée témoignaient d’une probable origine nord-africaine.

- Ouah… j’y crois pas… déjà que je passe mon temps à faire la guerre à mes cousines pour qu’elles se mettent pas en habit de souris, elles qui ont toujours vécu ici ; et voilà qu’ils vont en chercher à l’autre bout du monde pour les déguiser ! La burqa catho ! Profitez-en, bientôt vous pourrez plus sortir dans l’espace public avec votre camisole. Ce serait grand temps de vous émanciper, les filles !

- Mademoiselle, faites preuve d’un peu de retenue avec ces jeunes filles qui ont fait un choix spirituel et l’assument.

- Elles ont fait un choix, j’aimerais mieux que ce soient elles qui me le disent ! Quel choix elles ont eu, vous rêvez ou quoi ?

- Pas de scandale, mademoiselle, s’il vous plait !

- Oh non, je ne ferai pas de scandale, rassurez-vous, mais je tenais à les prévenir, elles peuvent toujours changer d’avis. Les filles, si vous voulez quitter l’aliénation, vous pourrez toujours vous adresser à Ni putes ni soumises ! A bon entendeur salut, et tchao…

Justine éclata de rire, d’un rire incontrôlable, qui montait, montait, et gagna peu à peu ses compagnons, ils n’arrivaient plus ni à s’arrêter ni à dire un mot ; c’en était presque inconvenant ; heureusement le prêtre, déjà été assez secoué par l’affront qu’il venait de subir, préféra rester tranquille et faire profil bas. Juliette retrouva la première un peu de sang froid : - Je suis bluffée, littéralement bluffée…

- Ouais, faut dire qu’ils charrient avec leurs histoires de voile, ils mélangent tout ; et maintenant même nos nonnettes ne vont plus pouvoir se mettre en habit ! Tout fout le camp…

- Ça me rappelle une histoire que m’a raconté ma mère, elle était partie au Liban pour des actions de formation, à l’Université Saint Joseph, une des plus importantes de Beyrouth, public aux trois quarts religieux, au moins trente à quarante cornettes de différentes obédiences ; c’était au moment du déclenchement de la guerre en Irak, il y avait une manif du Hezbollah dans la rue, qu’ils regardaient d’en haut, de leur salle de formation. Et une vieille religieuse, en habit noir, criait en voyant les femmes dans la manifestation : « tu les as vues, ces souris… » Ma mère, lorgnant le voile de la religieuse bien plus collet serré que celui des manifestantes, aurait bien pouffé, mais sa position le lui interdisait ; c’est peut-être bien pour elle que j’ai éclaté de rire aujourd’hui…

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Le hall de la gare était bondé, comme la plupart des vendredis soirs. Le tableau d’affichage des arrivées indiquait un retard de cinq minutes sur le train de Paris, créant une confusion avec celui de Lille-Europe : l’affluence s’annonçait serrée et la bousculade assurée. Des groupes s’agglutinaient en haut de l’escalier, certains jetaient un œil à leur montre ou à la pendule, le parking était gratuit une demi-heure, si le retard se prolongeait, ils en seraient pour leurs frais. Des signes de reconnaissance, des poignées de main, des embrassades : « Décidément, nous sommes tous là, comme au bon vieux temps, on aurait pu faire un car ! » Une annonce sonore signala l’arrivée des deux trains, l’attente ne serait plus très longue.

- Ça va ? On ne prend plus le temps de se voir, c’est dommage…

- Oui, c’est vrai, mais depuis que les enfants sont partis…

- Mais qu’est-ce qui leur prend de descendre tous ce weekend ? - Oh, ils ont toujours aimé se retrouver régulièrement…

- Oui, mais ils se sont déjà fait un weekend y a quinze jours, pas très loin de là d’ailleurs ; ça leur ressemble pas de remettre ça juste après…

- Vous savez s’ils viennent tous, d’ailleurs ?

- Mais il n’y a qu’à nous compter…

- Apparemment, il manquerait Sylvain, Elodie aussi… - Et Melissa…

- Oui, mais elle, ça fait tellement longtemps qu’on n’a pas eu de nouvelles. Je crois que Sylvain arrive demain. Elodie, je ne sais pas…

Un flot de voyageurs commençait à émerger de l’escalier, les uns peu chargés montaient les marches quatre à quatre, d’autres soulevaient avec peine leur lourde valise qu’aucune glissière ne venait soulager ; descendre un escalier vers le passage souterrain pour en remonter un juste après, c’était vraiment pénible.

- Les voilà, tous ensemble !

- Et oui, coïncidence, on arrive en même temps, on aurait presque pu faire une réunion ce soir…

- N’exagérez pas, quand même, pensez à vos vieux parents…

- Vieux, vieux, vous charriez pas un peu ? Et de toute façon, Sylvain arrive demain matin.

- Et Antoine ? - Bientôt, par le train de Bordeaux, il est affiché à l’arrivée, il ne va pas tarder.

- Mais, il part comment ?

- Ses parents viennent, mais de l’autre côté, à Maillochon, c’est plus pratique pour eux, et plus facile de se garer.

- Oui, c’est une idée, on pourrait y penser la prochaine fois. Bon, il faut y aller si on veut être tranquilles avec le parking. Bonne nuit à tous ! - Salut !!!

Les familles se reconstituèrent, le groupe s’ébranla, la gare continuait à s’emplir et se vider ; combien de personnes peut contenir un train ? Combien peuvent transiter par une gare aux heures de pointe ? Et encore, Poitiers n’a rien d’une métropole… Personne ne verrait arriver Antoine, peu après. Il sortirait effectivement par la passerelle, côté Maillochon. Personne ne verrait arriver le prochain train de Paris, et dans le nouveau flot de voyageurs deux silhouettes graciles, la plus grande arborant fièrement un carré brun, la plus petite le visage rentré dans le menton, quelques mèches de cheveux noirs frisés émergeant d’une large casquette. Il faisait nuit. Un quartier de lune émergeait au-dessus du Printania. Les deux filles se faufilèrent entre les voyageurs pressés.

Un grand bruit se fit entendre. Carambolage en chaine. Tôle froissée. Deux voitures bloquaient la rue côté Pont-Achard. Un policier s’avança pour réguler la circulation, délaissant un temps sa position de gardien du rondpoint. Une petite voiture bleue en profita pour s’y stationner, forçant les véhicules nombreux à cette heure-ci à la contourner, ralentissant le trafic. Le policier siffla, d’un geste comminatoire, et cria : « Vous n’avez pas le droit de rester là ! » d’une voix si forte qu’elle portait malgré la distance. La voiture bleue redémarra, fit le tour du rondpoint, se dirigea vers le parking, encore une qui ne s’y risquerait plus !

  Un bus, qui venait de se dégager du bouchon provoqué par l’accident, laissa descendre quelques passagers en face de la gare et monter deux jeunes femmes, chacune flanquée d’un sac besace, l’une dissimulée par une casquette, toutes les deux habillées sobrement d’un blouson et d’un jean. Elles retardèrent un peu le départ en achetant un ticket au chauffeur, alors que les autres passaient avec leur carte, puis partirent s’assoir à l’arrière. Une sirène d’ambulance, ou de pompiers, retentit. Ce n’était pourtant pas pour le petit carambolage qu’elles observaient encore, il n’y avait pas de blessés. Les bruits semblent différents quand vous arrivez dans une ville, vous devez reprendre vos marques, perdues ou oubliées. La sirène à laquelle vous n’auriez pas prêté attention autrefois, ni dans votre quotidien, prend tout à coup une ampleur et une signification inconnues. Un sentiment d’étrange proximité vous gagne. Les gens vous semblent tous nouveaux, dans cette ville qui a pourtant été la vôtre, qui le restera toujours. Vous ne connaissez plus personne, et pourtant tout vous est familier…

Le bus, ayant fait son plein des passagers déversés par les trains du soir, referma ses portes et s’ébranla, dans un départ en douceur, en direction de la Porte de Paris. La soirée était douce. Les bruits de sirènes et de klaxons se dissipaient, tout rentrait dans l’ordre produisant une étrange atmosphère de calme sur la ville. La nuit serait sans surprises.