15.

 

-          Je vous ai pas dit, j’ai eu une drôle d’impression c’t aprèm…

-          Bon, vous croyez qu’il va arriver, Julien, il abuse, je lui ai dit six heures pourtant, j’en suis sure…

-          J’vous disais, il m’est arrivé un dôle de truc, dans le bus…

-          Ah, fais pas ta rabat-joie, il va bien venir, on est pas à cinq minutes près…

-          Moi, si, justement, j’ai une répèt après… j’vous disais…

-          Vous croyez qu’il va amener Elodie ? J’aurais voulu être une petite souris pour assister à l’entretien…

-          Tu rêves un peu, ils avaient rancart à midi, tu crois quand même pas qu’ils ont passé l’après-midi ensemble…

-          Bon, mon histoire, vous vous en tapez ! Moi qui croyais avoir un scoop…

-          Oh, tes scoops à la noix, ras-le-bol !

Juliette se pencha vers Sylvain en riant. Un sifflement bizarre se fit entendre dans la rue. Stéphanie venait de se lever pour aller chercher des verres à la cuisine.

-          J’ai vu Mélissa. Enfin, je crois.

-          Quoi ? Et tu nous dis ça comme ça !

Stéphanie, arrêtée brusquement dans sa course, s’était retournée vers Sylvain qu’elle fusillait du regard.

-          Du coup, je voudrais vous signaler que ça fait cinq minutes que j’essaie de parler.

-          Mais, si tu l’avais fait au lieu de tourner en rond…

-          Oh, avec vous, pas moyen d’en placer une…

-          Bon, vous avez fini, tous les deux, de faire votre vieux couple ! Accouche, bordel !

Juliette, décidément, se laissait aller… Même si elle était impatiente d’en savoir plus, elle ne les avait jamais habitués à de tels écarts de langage. Et là, deux fois de suite ! Même si le premier était plus soft, la petite fille à sa maman se délurait !

-          Bon, je suis pas sûr, j’étais dans le bus, assis tout au fond, quatre cinquièmes dans mes pensées.

-          Comme dab !

-          Ah écoute, arrête, laisse-le, sinon on va jamais en sortir…

-          A un arrêt, le bus venait de freiner brusquement, ça m’avait réveillé, des gens étaient en train de descendre et je vois, d’abord je crois que c’est une burqa même si on n’en voit pas si souvent dans le bus, et puis non, je vois, je disais, une fille avec une sorte de grande cape noire qui la couvre de la tête aux pieds. Pas de visage, rien, une grande cape, c’est tout.

-          Et comment tu peux savoir que c’était une fille ?

-          Quand elle est descendue, sa cape est tombée sur ses épaules, comme si elle avait eu une capuche qu’elle enlevait, c’était peut-être le cas d’ailleurs, je suis pas allé voir de plus près, donc sa capuche tombe, juste le temps qu’elle la relève, je vois des cheveux frisés noirs, une peau café au lait très foncé, des pommettes hautes…

-          Oui, en même temps des blacks qui correspondent à tes détails, y en a un paquet à Paris…

-          Oui, mais les yeux, c’est les yeux qui m’ont alerté, sur les yeux tu te trompes pas, en général.

-          Et tu l’as pas appelée, tu lui as pas couru après ?

-          Pas eu le temps, le bus avait déjà redémarré ; et la forme noire s’était rajustée, difficile d’être sûr. Et sur le coup j’ai pas réagi, j’ai mis deux bonnes minutes à me dire que j’avais pas rêvé ; et alors, c’était trop tard ; même si j’étais descendu à l’arrêt suivant, j’avais aucune chance de la retrouver.

-          Alors, ça veut dire qu’elle est à Paris. Déjà un bon point, si tu t’es pas gouré. C’est quand même pas facile, c’est comment l’expression de ma grand-mère, ah oui, une aiguille dans une botte de foin. En tout cas, la botte de foin s’est un peu rétrécie, c’est moins loin que de la chercher en Afrique.

-          Oui. Mais ça veut pas dire qu’on soit vraiment beaucoup plus avancés. Enfin, les petits ruisseaux font les grandes rivières !

-          Ta grand-mère aussi ? Au fait, elle va bien ?

-          Non, mon instit, ma dernière année de primaire, je crois.

Juliette assistait, interloquée, à la passe d’armes entre Stéphanie et Sylvain. Décidément, ils se connaissaient bien, ces deux là ! Pourquoi ils s’étaient quittés, d’ailleurs ?  Un nouveau sifflement dans la rue. Bizarre, comme une machine, un sifflement continu sur quelques secondes, par intermittences. Qu’est-ce que c’était ? Pas des travaux, un samedi soir. Toute à ses pensées, elle n’avait pas entendu Stéphanie se lever pour aller ouvrir la porte. Elle entendait un sifflement dans la rue, mais pas la sonnette... Oh là, là, ma fille, tu files un mauvais coton !

-          Coucou, c’est nous ! Désolé du retard, on a eu un truc, on vous dira…

Julien, tout sourire, s’encadrait dans la porte, laissant peu de place aux questions immédiates sur le nous. Sylvain et Stéphanie le fixaient, ébahis, n’osant rien dire de peur de rompre le charme. Il avait réussi, alors ? Fort, le gars, y avait rien à dire.

-          Bon, t’as pas un truc à boire ? Je suis mort de soif. Quelle journée !

Julien trônait maintenant au milieu de la pièce, occupant le terrain pour détourner les regards qui n’allaient pas manquer de se porter sur Elodie, transpirant de gêne derrière lui.  Mais rien à faire. Depuis qu’il était entré, ce n’était pas lui qui intéressait. Le nous par lequel il s’était annoncé avait immédiatement éveillé une attention collective maintenant au bord d’exploser. Les yeux exorbités, le souffle coupé, nos deux bretteurs se tenaient cois. Stéphanie était restée collée au chambranle, incapable de faire la bise ni même du moindre mot d’accueil. Sylvain fixait le bout de ses baskets, comme contrarié dans l’espoir d’un départ rapide. C’est Juliette qui sauva la situation, enfin sortie de ses élucubrations, ou peut-être à cause d’elles…

-          Une bière ? Du coca ? Je sais pas si on a autre chose. Ou de l’eau bien sûr, château La Pompe…

-          Comme disait ta grand-mère, à toi…

Sylvain, finalement pas muet, retrouvait ses esprits en filant la passe d’armes. Stéphanie, qui avait réussi à fermer la porte, faisait la bise aux arrivants pendant que Juliette revenait de la cuisine avec un plateau comme si la surprise lui avait donné des ailes.

-          Ben, alors, comment va ?...

-          Qu’est-ce que vous faisiez ? Vos langues de vipère ?…

-          Ou le grand jeu, idéal et utopie ?...

Tout à ses efforts de civilités, Julien ne se rendait pas compte qu’il mettait tout le monde mal à l’aise ; et peut-être encore plus Elodie que son bavardage était censé protéger. Elle se recroquevillait sur sa chaise sans qu’il n’en vît rien. Et il continuait. Sans réponse, il continuait. Et Elodie fixait son verre. 

-          C’est Sylvain qui nous sortait un scoop ! Remarque, on a mis le temps pour l’écouter, faut dire que ses scoops, c’est souvent du réchauffé. Mais là, chapeau bas !

-          Ouah…, c’est quoi, ce scoop ? Arrête de jouer les prolongations…

-          Il a vu Mélissa dans le bus. Ou cru la voir.

-          Quoi ?

Elodie pâlit d’un coup. Personne ne vit rien, elle penchait la tête.

-          Il lui a parlé ? L’a suivie ?

-          Non, impossible, elle descendait et a disparu…

-          Oui, et puis elle se cachait, sous une grande cape noire ; en fait c’est qu’en descendant sa cape s’est un peu ouverte, il l’a aperçue là. Et puis, plus rien, elle s’est sauvée.

Julien fixait Elodie qui ne pouvait plus cacher sa pâleur. C’était lui, maintenant, qui devenait muet. L’heure des civilités était terminée. 

-          Qu’est-ce que vous avez tous les deux ? Qu’est-ce qu’on a dit ? C’est quand même pas cette histoire de bus…

Ne tenant plus assis, Julien arpentait la pièce ; il vint se poster devant la fenêtre, les yeux rivés sur la rue. Elodie reposa son verre de coca presque vide sur le plateau.

-          Bon, faut que j’y aille. J’ai accompagné Julien, je lui avais promis ; mais là j’ai plus le temps, maintenant.

-          Mais t’as quand même pas fait tout ce chemin juste pour lui faire plaisir. Reste un peu, ça fait un bail qu’on t’a pas beaucoup vue…

-          Non, trop compliqué ; désolée… Salut, merci pour le coca. Je repasserai, si je peux, peut-être pas là maintenant, mais promis je repasserai…

Elle était déjà à la porte, un bref salut de la main, et elle avait disparu dans le couloir.

-          Nous voilà bien avancés ! Si t’avais rien dit, aussi, lui balancer comme ça, d’un coup, cette histoire d’Elodie, tu sais comme elles étaient copines, ça lui aura fait un choc.

-          Non, c’est pas ça. Je crois bien qu’elle a des choses à nous cacher, ou à nous dire, c’est selon. Vous avez pas vu comme elle est devenue blanche quand vous avez parlé de Melissa, j’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Cette grande cape noire, ça me dit bien quelque chose… J’ai des doutes, sérieux. Mais là, malheureusement, j’ai bien peur qu’on ait reculé d’une case ; pourtant on avait bien avancé depuis midi…

-          Raconte… En tout cas, c’est sûr, on t’avait jamais connu aussi bavard.

-          Compliqué ; par quoi commencer ? Et je suis à l’ouest, moi aussi, maintenant, besoin de recul, d’intégrer. J’suis pas un intello, moi, esprit d’analyse and so and so..

-          Oh, là, tu charries…

-          Non, on parle un peu d’autre chose, ça va peut-être me remettre d’aplomb. Et t’as peut-être un autre truc à boire ?

-          Une bière, ça te va ?

-          Si t’as pas mieux… Là, je me taperais bien un petit remontant…

-          Toi ? J’y crois pas… Désolée, vieux, t’es chez une fille, là… Bon, et si on allait manger ? Je pensais faire des courses, mais y a des couscous pas loin, c’est le quartier, ça vous va ?

-          Pourquoi pas ? comme ça Julien pourrait réfléchir ; un bon couscous et un coup de Boulaouane, ça lui suffira peut-être pour nous briefer sur sa journée ?

-          Mais dis donc, Sylvain, tu devais pas nous lâcher de bonne heure ? T’avais pas une répèt ?

-          Oh, écoute, pour une fois, je crois que je vais zapper ; ou j’irai plus tard.

-          Tiens, tiens…

 

Installés côté rue, dans l’avant-salle d’un petit bistrot de la rue de la Chapelle, ils semblaient avoir fait honneur au couscous dont seule l’assiette de Juliette, plus chipoteuse, conservait quelques traces. La bouteille de Boualouane vide, seuls les verres à moitié pleins attestaient que le breuvage d’un gris-rosé disposait d’encore un peu de réserve pour délier les langues. Un groupe d’habitués prolongeait le pastis au comptoir, pas d’accord sur les pronostics pour le match de ligue des champions annoncé pour bientôt. Le ton montait, le patron essayait de calmer les esprits, mais dès qu’il tournait le dos pour servir un client en salle, les noms d’oiseaux recommençaient à voler. Un couple, dans l’autre angle de l’avant-salle, commandait. La femme, d’un âge bien mûr, qui avait attendu jusque-là, rejointe maintenant par un compagnon un peu plus jeune, son fils peut-être, semblait brusquement pressée d’être servie, couscous sans boulettes, avec juste des merguez, une eau gazeuse, peu importe laquelle et un demi de rouge, ça ira. Un groupe de motards fit vibrer les vitres, un couple de petits vieux se retourna sur le trottoir d’en face, effrayé par la violence des vrombissements. Quelques fidèles s’attardaient à bavarder et se saluer sur les marches de l’église Saint Denys, l’office devait être terminé depuis peu. Sylvain se redressa soudain sur sa chaise, secouant la torpeur qui semblait envahir toute leur table.

-          Bon, c’est pas tout, tu racontes un peu ? Tu l’as eu ton remontant, est-ce que ça t’a remis les idées en place ?

-          J’y pense, j’y pense… mais par quoi je commence ?

-          Par la fin, évidemment !

-          Ben, c’est pas bête ! Je te prends au mot…

Et Julien se mit à égrener les évènements de l’après-midi en remontant peu à peu ; d’abord ce qui les avait mis en retard et lui avait valu d’être accompagné par Elodie jusque dans le 18ème : la "boutique" du  Canal Saint Martin. Il passa en revue tous les détails, le restaurant, le jardin public, le changement qui s’était opéré dans le comportement d’Elodie au cours des heures, le bonheur qu’il avait eu à la retrouver telle qu’ils la connaissaient quelques années plus tôt. Et il termina par ce qui avait provoqué leur rencontre, sa filature inopinée de la veille, et cette forme noire qui était sortie de la ruelle où Elodie venait juste d’entrer, cette longue cape noire qu’il n’avait pas pu suivre. La pâleur d’Elodie ce soir. Sa gêne à lui de sentir qu’ils venaient, en quelques phrases, de diluer une confiance installée fragilement au fil des heures.

-          Ouah…  du coup, on en est là, on peut pas revenir en arrière, y a un truc avec Melissa, si Elodie a à voir là-dedans on peut pas la laisser se dépêtrer toute seule ; il faut qu’on fasse quelque chose.

-          Oui, mais quoi ? Comment tu veux qu’on la retrouve ici, à Paris ? Même en suivant Elodie, qui se méfie, on a aucune chance !

Julien les écoutait, son récit lui avait permis de retrouver le fil, il y voyait un peu plus clair mais comment avancer vers une solution ?

-          Et si on allait à Poitiers, le weekend prochain ? Je suis sûr qu’on arriverait à trouver des infos…

-          Mais tu sais que c’est une idée, ça ! Y en a là-dedans ! Moi, je suis partante, ça fait un moment que je suis pas descendue, c’est un bon prétexte.  Et vous ?

-          T’en as de bonnes toi, j’ai déjà manqué ma répèt la semaine dernière, aujourd’hui si j’y arrive ce sera à pas d’heure… Je vais finir par me faire virer…

-          T’as qu’à faire des heures sup la semaine, vous avez pas un autre jour ?

-          Si, le mercredi, mais facultatif, on est jamais tous là !

-          Eh bien, le facultatif deviendra obligatoire, c’est tout. Et toi, Juliette ?

-          Difficile, j’ai déjà pris mon vendredi après-midi, deux fois de suite, difficile de recommencer. Et je vais finir par donner tout mon mois à la SNCF !

-          T’as qu’à venir le vendredi soir, même si t’arrives tard. Et puis, ta mère sera bien trop contente de te voir, elle va te payer ton billet !

-          Sujet délicat ! Evidemment elle va insister, mais moi ça me met toujours dans une de ces situations, j’ai vraiment du mal avec ce fil à la patte…