14.

 

-          Drôle de coin ! J’ai l’impression d’être en  vacances !

-          Oui, c’est presque aussi bien que les bords du Clain.

-          Espèce de vieux chauvin, va !

-          Ne me dis pas que tu as oublié nos virées de groupe ! Le Fleuve Léthé, ça  marque une époque, rien à dire.

Au bord de l’écluse du canal Saint Martin, Julien et Elodie faisaient une pause sur un banc avant d’affronter l’adresse de cette boutique mystérieuse : Ossia et Calypso. Arrivés par le bas du canal, ils l’avaient remonté jusqu’à un imposant immeuble de pierre de taille, très classique, l’hôtel des douanes d’après les pancartes. Même s’ils n’y connaissaient rien en vieilles pierres, ils s’étaient fendu, l’un et l’autre, d’un long coup d’œil admiratif. « La classe ! » Et, aussitôt après, l’écluse, les berges du canal, des bancs tout simples, des flâneurs : « Et oui, le titre de plus belle ville du monde, ça demande des efforts ! » lui avait répondu Elodie. Le petit pont, de l’autre côté, rêve des touristes, faisait aussi le bonheur des gens du quartier qui flânaient en prenant leur temps. Bobo-chic, probablement, vu le cout du mètre carré. Rien n’empêchait de profiter d’une pause touristique. Le sens de l’observation dont ils auraient besoin bientôt n’en serait que plus aiguisé. 

« Bon, on s’y remet ? Elle est où, cette rue Dieu ? » Elodie venait d’extirper de son sac une poignée de paperasses, tracts, pages de journaux, d’où émergeait "l’indispensable Paris Pratique" bleu-blanc-rouge. « En fait, on y est, c’est juste là. » Elle fonçait déjà vers la rue suivante, ne donnant pas le choix à Julien de la suivre ou non, lui qui se demandait comment une fille ces derniers temps si farouche avait pu redevenir brusquement le boute-en-train  super organisé qu’il avait connu au lycée. Le naturel qui revenait au galop ?

Une voiture klaxonnait, protestant contre la camionnette de livraison qui obstruait la rue. Le chauffeur revenait, sans se presser, le sourire aux lèvres. « Mais, mon grand, si tu ne veux pas être embêté, faut rester chez toi ! La rue, c’est plein de dangers… » Surpris, le conducteur de la berline resta sans voix. Vexé ou penaud, il démarra sans demander son reste pendant que Julien échangeait un éclat de rire complice avec le chauffeur de la camionnette. Elodie, elle, avait déjà parcouru aller et retour la rue, petite certes, mais surprenante : pas de boutiques, du haut de gamme, des instituts d’éducation privés, des maisons-mères de marques de luxe. Le pas-de-porte a son prix. Des porches derrière lesquels se découvraient des cours intérieures somptueuses, vitrines qui se cachent pour mieux avoir pignon sur rue.

-          C’est pas possible, ça peut pas être là, y a rien ! Qu’est-ce que c’est que ce bazar d’adresse ?

Julien, qui n’avait pas prêté attention jusque-là aux allers retours d’Elodie, la regardait, perplexe. Qu’est-ce qu’elle fabriquait ?

-          Mais, t’avais pas regardé le numéro en même temps que la rue ? Une rue toute seule, ça sert pas à grand-chose.

Bien loin de sa prudence avec Elodie au début de leur rencontre, Julien s’enhardissait.

-          Eh ben non, en tout cas je l’ai pas noté. Pas sûr qu’y avait un numéro.

-          Bon, écoute, elle est pas bien longue, on prend chacun un côté, on verra bien si on trouve quelque chose. Tu prends quel côté ?

-          Impair, et passe ! En tout cas, ce qui est sûr, c’est que c’est pas une boutique bien voyante !

-          Le premier qui trouve…

Ils avançaient tranquillement, chacun de leur côté. Plus aucune camionnette n’obstruait la rue,  plutôt calme, elle ne semblait pas très passante, en tout cas pas le samedi après-midi. Il y avait même des places de stationnement libres. Ils scrutaient tous les porches, toutes les boites à lettres. Quelle idée d’aller donner une adresse dans cette rue si la boutique ne s’y trouvait pas ? Pour une invitation, c’était bizarre. Ou alors, c’était un carton ancien, l’adresse avait disparu.

-          Bingo ! J’ai une plaque. Pair et gagne ! T’es recalée, ma belle…

Elodie venait de traverser, dès ses premiers mots, sans même regarder.  Heureusement que la circulation jouait la léthargie !

-          Fais voir ! C’est où ? T’as pas rêvé ?

-          "Ossia et Calypso – 3ème gauche". Ça ressemble plus à des bureaux qu’à un magasin, tu trouves pas ?

-          Sûr !... Oui, mais regarde l’affiche, là, juste à côté : "Ossia et Calypso : nouvel espace 38 quai de Jemmapes". C’est au bord du Canal Saint Martin, ça, non ?

-          Je crois, on va aller voir, mais avant, on jette un œil là-haut, si on peut monter. Ça semble plus ancien, qu’est-ce qu’ils fabriquent dans un endroit bourge comme ça ? C’est pas là où j’irais vendre des babioles !

-          Et en plus, ils se sont agrandis pour les vendre, leurs babioles ! Faut qu’on aille voir ça de plus près.

Quatre à quatre, Julien venait de grimper les trois étages en un rien de temps, entrainement sportif oblige. Souplesse et sveltesse n’empêchaient pas d’Elodie de rester un peu en arrière, mais, arrivée sur le palier du troisième, elle récupéra vite la légère avance de son compagnon et était déjà en train d’observer les portes et les plaques. Un groupe encravaté sortait juste de l’ascenseur aux portes en fer forgé qu’ils n’avaient pas repéré en bas. Ils cédèrent le passage, le groupe s’engouffra dans l’entrée juste en face de l’ascenseur, une porte sécurisée venait juste de s’ouvrir sans pourtant aucun coup de sonnette. Que venaient faire ces golden boys un samedi après-midi dans cet immeuble rupin ? Ils semblaient attendus, annoncés pour le moins. Pas de plaque sur la porte. Pourtant elle correspondait à l’annonce de la boite à lettres, 3ème gauche, et les autres portes du palier avaient toutes une plaque. Pas de sonnette non plus, il fallait probablement sonner en bas. Et la sécurisation de cette épaisse porte ne laissait aucune chance de découvrir inopinément ce qu’il y avait derrière. Ils n’avaient plus qu’à redescendre et aller explorer l’autre adresse, quai de Jemmapes. Mais Elodie, avec son sens de l’à propos, venait à nouveau de fouiner dans son sac et était en train de photographier la porte et le palier, ainsi que l’entrée d’ascenseur, avec un minuscule appareil photo que Julien n’avait pas encore remarqué dans son fouillis somme toute fort organisé.

Il trainait, avait du mal à se résoudre à ne rien trouver à cette adresse qui les avait pourtant tenus en haleine. Sa comparse avait pris de l’avance, cette fois, elle venait de redescendre les trois étages et s’était plantée devant l’affichette de la nouvelle adresse qu’elle venait de photographier sous plusieurs angles avant d’ouvrir son plan de Paris à la page du quartier.

-          Bon, le quai de Jemmapes, c’est facile, c’est vraiment juste de l’autre côté du canal ; maintenant, il faudrait savoir comment vont les numéros, mais, en même temps, le quai n’a pas l’air bien long, ça devrait pas être sorcier de dégoter cette adresse !

-          Ouais… Eumhhh….

Julien venait de jeter un coup d’œil à sa montre.

-          Euhmhhh… ça va pas être possible maintenant, c’est trop juste, je croyais pas qu’on allait prendre tant de temps…

-          Qu’est-ce que tu racontes, pas possible ? On est là, maintenant. Qu’est-ce que t’as à faire de si important ? Tu te fous de moi ou quoi ?

Elodie fulminait. Elle retrouvait une arrogance qui amusait autant Julien qu’elle l’étonnait. Ils en avaient fait, du chemin, depuis midi !

-          J’ai rancart. Je t’avais dit, avec les autres. C’est chez Stéphanie à 6h, c’est le coup de fil que j’ai eu au restau. Je peux pas me défiler.

-          Mais t’as quand même le temps d’aller voir jusqu’au quai de Jemmapes, je t’ai dit, c’est tout près ; et puis, même si t’arrives en retard, ils vont pas te manger.

-          J’ai toujours détesté être en retard, c’est maladif chez moi ; ou alors il faut que j’aie une excuse béton.

-          Facile, facile, le coup de l’excuse béton, c’est toi qui juges qu’elle est béton ?

-          Probablement, on se refait pas. Non, c’est compliqué, j’ai pas envie de me mettre dans une galère…

-          Et si je te la donnais, moi ?

-          Quoi ?

-          Ton excuse béton ?

-          Ah oui, je rigole, qu’es-ce que tu vas encore inventer ?

Julien s’était légèrement éloigné ; il observait la rue, goguenard, jetait un nouveau coup d’œil à sa montre, secouait ses cheveux en arrière.

-          Bon, faut que j’y aille maintenant, sinon, je suis en retard ; le métro le plus pratique, c’est République ?

Elodie venait de le rattraper, son sac solidement arrimé à son épaule, la Converse solide, le regard déterminé.

-          Tu viens avec moi jusqu’à la boutique, on regarde, on fait un tour, quelques photos, et après je vais avec toi.

-          Quoi ?

-          T’as bien entendu, fais pas semblant, je vais avec toi. T’en rêves, sois franc, que j’aille avec toi rejoindre les autres. T’aurais pas osé me le demander, mais t’en rêves. Et là, maintenant, tu as le droit de jubiler intérieurement, mais surtout, ne montre rien, comme d’hab !

Bingo ! Il n’en aurait pas rêvé autant. Fine, la mouche ! Elle avait gagné. Mais peut-être pas autant que lui, il n’aurait pas cru la partie si facile.

-          Bon, OK, elle est où ta boutique ? Mais on traine pas, je te donne dix minutes.

Elodie avait pris les devants, elle traversait la rue avec ce pas long et léger qui la caractérisait,  donnant cette drôle d’impression qu’elle décollait du sol par inadvertance.

-          Là, on est au 76, ça va dans ce sens, faut descendre, c’est bon, on va trouver le 38, en plus ça nous rapprocher des métros.

-          Trop facile, ton truc ! J’avais plutôt l’impression que les métros étaient de l’autre côté, d’où on vient…

-          Allez, charrie pas pour un petit détail.

Une poussette barrait l’entrée. Vide. Ils durent la pousser un peu de côté pour se frayer un passage. La vitrine avait été facile à trouver, de taille ordinaire elle offrait aux regards les articles baba-cool les plus basiques : tentures colorées de type mandala, encens, sacs de toile et de cuir brut, vêtements de coton indien colorés de piètre qualité, encens, et même du thé soi-disant bio devenu récemment le must pour attirer la clientèle la plus variée. Une fois qu’ils eurent passé la porte en râlant à voix basse contre le sans-gêne de ces jeunes parents qui se croyaient tout permis sous prétexte qu’ils étaient en train de repeupler la planète, comme si elle était en manque, l’accueil dans un capharnaüm que même la vitrine n’aurait laissé imaginer fut plutôt réfrigérant. Pas de bonjour en retour du leur. Deux ou trois flâneurs avec enfants au fond du magasin. Un cerbère qui, sans daigner lever le nez de sa caisse, leur lança comme un ultimatum :

-          On ferme dans dix minutes !

-          Ça tombe bien, on compte pas rester plus !

Julien ne se reconnaissait pas, il n’avait pas pu s’empêcher de répondre du tac au tac, immédiatement rappelé à l’ordre par un coup de coude. Qu’est-ce qui lui prenait ? Est-ce que c’était vraiment le moment de se faire remarquer ? Tout en fourrageant dans les colliers, Elodie décrocha un pendant d’oreilles de son support, le posa devant son lobe gauche et s’avança devant le miroir qui se trouvait un peu plus au fond pour jauger l’effet sur son visage, le garda dans sa main tout en s’enfonçant dans les portants de vêtements hétéroclites qu’elle tâtait pour en apprécier l’étoffe, s’avança vers les flacons de patchouli et autres essences orientales, soupesa les savons, s’arrêta devant un étalage de coffrets en bois sertis de métal de toutes les tailles. Pendant ce temps, Julien attaquait l’autre côté de la boutique, thés de provenances diverses, produits bio, et un rayon librairie devant lequel il s’arrêta. Bonheur à tous les étages : développement personnel, psychologie familiale, bienêtre… Un coin l’intrigua, celui des livres de cuisine. D’accord, ils faisaient dans le bio, mais là, ils y allaient fort : le bonheur par l’alimentation ; pire que dans les rayons de livres de régimes de saison, mais une ligne alimentaire dont la doxa ne dépayserait pas les adeptes de Dunkan ou autres charlatans. Bon, en même temps rien d’étonnant dans un lieu pareil. Ils se rapprochaient l’un de l’autre et de la caisse, un coup d’œil sur les tracts à proximité, mais impossible de regarder la caisse elle-même sans éveiller l’attention. Pourtant le caissier qui les avait accueillis si aimablement était maintenant peu regardant, ils pourraient partir avec ce qu’ils voulaient sans qu’il s’en aperçoive, il ne leva même pas le nez de sa lecture pour claironner :

-          Maintenant on ferme ! Salut. A la prochaine.

-          Peut-être, sait-on jamais, on est si bien ici, y a de tout…

Elodie venait de refixer le pendant d’oreille sur son support et gagnait la sortie en riant. Sa réplique n’avait pas non plus l’air d’avoir chagriné le vendeur, seulement inquiet de fermer le rideau de fer à l’heure qu’il s’était fixé.

-          Bon, on n’est pas plus avancés. Le petit commerce peut cacher bien des choses…

-          Ouais, surtout ce genre de trucs. Je sais pas ce qu’ils trafiquent avec tous ces machins qu’on trouve partout. En tout cas, on peut pas dire qu’ils soient très commerçants. Une boutique dans un quartier pareil, t’imagines ce que ça coute ?

-          C’est surement plus intéressant d’explorer leur siège, rue Dieu, mais ça semble pas gagné !

-          Non, t’as vu leurs costumes, des vrais mormons, j’espère que j’aurai jamais besoin d’être attifé comme ça pour travailler !

-          Dans le sport, la gamme est plus large…

Elle se mettait même à faire de l’humour. Il n’en revenait pas.

-          Bon, on y va ? Les dix minutes sont derrière nous…

-          Ouais, attends, juste une ou deux photos…

Elle le suivit, de bonne grâce, en souriant. Il savourait son bonheur d’arriver chez Stéphanie avec une compagnie qui effacerait d’un coup tous les stigmates de son retard.