13.

 

Pas dans ses habitudes. Justine avait pourtant sacrifié à la mode de la déambulation du samedi après-midi dans les boutiques d’Euralille.  Son genre, c’étaient plutôt les rues autour de la Grand Place, mais elle avait besoin d’étoffer sa garde-robe, et pas envie de se ruiner. Depuis qu’elle avait pris ce poste de marketing dans une grosse boite d’import-export, elle était bien obligée de "s’habiller" : tailleur, souvent pantalon, et elle s’était habituée à ce changement. Elle avait bien trompé son monde le dernier weekend, aucun des copains n’ayant soupçonné que  les jeans-pulls qu’elle avait ressortis, dans la lignée de ses années lycée, n’étaient en fait plus dans le ton de sa vie actuelle. Même le samedi, si elle quittait ses tailleurs, elle ne tombait plus dans ce laisser-aller vestimentaire qui avait le don, maintenant, de l’énerver, signe d’un manque de considération envers les autres et soi-même. Se sachant d’un physique plutôt moyen, elle privilégiait, quand elle ne travaillait pas, un brin d’originalité qui la mettait en valeur. Elle s’était fixé un budget pour son après-midi "boutiques" qu’elle avait réussi à ne pas dépasser.  Un exploit !

 

Ses sacs à bout de bras, elle s’apprêtait à se diriger vers le métro quand elle s’avisa qu’elle était tout près de la gare. Ou mieux, entre les deux gares, Lille-Flandres et Lille-Europe. C’était l’anniversaire de son petit frère la semaine prochaine, elle lui avait promis de descendre pour le weekend, il était hors de question qu’elle se défile. Elle avait l’habitude de prendre ses billets sur internet, mais comme elle était sur place, ce serait fait, son billet serait pris, elle n’aurait plus qu’à se caler sur les horaires. Elle préféra les guichets de Lille-Flandres, plus près du centre et elle avait du mal avec l’ambiance métallique de Lille-Europe. Chaque fois qu’elle en partait ou y arrivait en TGV, elle se demandait s’il était possible de faire plus glacial !

 

-          Direct, oui je préfère, si c’est possible !

-          Vendredi, fi n de journée, j’ai  17h42, départ de Lille-Europe, arrivée 21h23 à Poitiers, ça vous irait ?

-          C’est parfait. Et le retour ?

-          Direct aussi dimanche soir…

-          Oui ,ça fait un peu tard l’arrivée, mais tant pis, on fera avec. Et le prix ? Non, carte 12-25, vous êtes gentille, mais j’ai dépassé. Oui, j’ai une carte Escapades. Ok, c’est bon, je prends.

-          Voici vos billets, bon voyage !

-          Merci, j’espère qu’il fera beau, ce serait génial. Bonne fin de journée.

 

Toute empotée, Justine avait posé ses paquets au sol pour ranger ses billets dans son sac à main. Elle avait toujours été malhabile quand elle avait les bras chargés, elle se mettait à avoir chaud, à rougir, et ne retrouvait sa contenance que quand ses papiers et son portemonnaie étaient à leur place et qu’elle tenait solidement toutes ses emplettes. Tant pis si les passants l’observaient d’un air narquois. Rassurée de n’avoir rien perdu ni oublié, elle prit le chemin de la sortie, direction la Grand Place. Elle avait envie d’un café et son faible pour celui du Méo, à côté du Furet, la fit saliver. Mais, à cette heure, avec ce soleil qui jouait les prolongations, c’était surtout une terrasse qui l’attirait. Prendre son temps, regarder les gens. Super occupée toute la semaine, elle ne passait pas un samedi, quand elle était à Lille, sans s’accorder un café, en terrasse ou en salle selon la météo.

 

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-          Vous voulez un direct, ou avec changement à Paris ?

-          C’est quoi la différence ? C’est plus long ? Plus cher ?

-          Non, ça se vaut, plus une question d’horaires ; si c’est par Paris, il faut compter le changement de gare. En direct, j’ai le 17h42 qui arrive à Poitiers à 21h23. Ça vous irait ?

-          Ouais, bof…

 

David acquiesçait sans conviction. Il se revoyait en sueur dans ce train qui ralentissait en contournant Paris. Pourtant il fallait qu’il y aille, il se l’était promis. Et puis, lui répétait son père, méthode Coué, il n’avait qu’à se dire que ça irait. Même pas peur.

 

-          C’est Lille-Europe ou Lille-Flandres ?

-          Lille-Europe ; vous voulez un retour ? Dimanche soir aussi ?

-          Pourquoi aussi ?

-          Je viens à l’instant de vendre le même horaire !

-          Ah bon ? Oui, en même temps, doit y avoir pas mal de gens qui prennent ce train ! Alors, c’est quoi le retour ?

-          18h23 départ Poitiers, arrivée 22h30, toujours Lille-Europe.

-          Parfait, allons-y !

-          Je regarde les tarifs, mais c’est proche, pas facile. Une carte de réduction ?

-          Non, rien. Aïe, c’est cher ! Bon, mais j’ai pas le choix. La prochaine fois je m’y prendrai plus tôt !

 

D’une décontraction qui le surprenait lui-même, jamais la guichetière n’aurait deviné la phobie qui l’affectait, David rangeait sa carte bleue et son billet dans son portefeuille.

-          Salut, bonne journée.

 

Il devait retrouver des copains, au Balatum, pas très loin, la musique était toujours bien ; et la bière ! Il faut dire que dans ce pays, c’était quelque chose. Rien que pour ça, il ne regrettait pas d’avoir atterri dans le nord.

 

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-          C’est comment le métro à Lyon ? Y a un métro ? du coup, je sais plus…

-          Oui, oui, c’est un système moderne, tu sais, avec des portes qui s’ouvrent sur le quai, et pas de chauffeur, c’est bien ; mais y en a quand même moins qu’à Paris…

-          Oh, ici, ça dépend des lignes ; y a pas des stations partout ; et puis, t’as des rames qui datent de Mathusalem, ça craint…

 

C’est vrai que quand les deux filles étaient montées aux Halles, il n’y avait pas beaucoup de place dans la voiture.  Juliette avait envie de découvrir un peu ce quartier mythique, même si elle n’avait pas vraiment les moyens de faire du shoping. Et puis la ligne 4 était presque directe pour aller jusque chez Stéphanie, un changement à Marcadet-Poissonniers et c’était bon. Juliette trouvait sa copine un peu râleuse quand même, après deux ou trois stations, elles avaient pu s’assoir, et l’une en face de l’autre, que demande le peuple ? Les conversations autour d’elles se mélangeaient, des filles qui se racontaient les boutiques, du délire les prix, des gars qui venaient de tester de nouveaux portables, rêveurs, l’iphone, oui, mais fragile l’écran, et les applis, pas données… Le couple à côté d’elles, avec des valises, regardait l’affichage, inquiet, la gare du nord c’est après la gare de l’est, c’est ça ?  Elles reprirent leur conversation, Julien avait été moyen avec Stéphanie à une époque, pas correct, bon, elle passait dessus, quand même, Juliette était étonnée, ça ne lui ressemblait pas, elle ne le voyait pas comme ça, mais tout le monde peut se tromper…

 

-          Bon, il faut qu’on change ma belle, on descend à la prochaine ; après, plus qu’une station et on y est !

 

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La galerie fermait vers 18h30, mais Sylvain avait demandé à partir un peu plus tôt. Il devait passer chercher du matériel Porte Dorée pour la répétition, il était le plus près en sortant, en plus depuis Reuilly-Diderot il avait une ligne de métro directe. Mais après, il était au bout du monde. Et pour aller chez Stéphanie retrouver les autres pour l’apéro, c’était coton. Il pouvait reprendre en sens inverse, il aurait un changement. Mais plutôt que de jouer les cloportes, il avait opté pour le bus jusqu’à Gare du Nord. Il marchait vite, ça irait, pas sûr qu’il perde beaucoup de temps.

 

-          Ça va, tu te remets ?

-          Oui, oui, c’est dur, mais ça va. C’est le manque surtout, l’absence…

-          Oui, ça c’est long, faut du temps…

-          Encore heureux que j’aie pu voir son confrère, il a reconnu l’erreur, il est désolé, il a de gros problèmes personnels, normalement il aurait dû vérifier.

-          C’était quoi déjà ? Un abcès ?

-          Non, péritonite ; normalement, pris à temps, il aurait dû s’en sortir.

-          Pauvre petite bête !

 

Assis au fond du bus, Sylvain venait de comprendre sa méprise. Il les trouvait bien un peu tristes, ces deux femmes en face de lui, mais sans plus. C’était un chien, un petit cocker si gentil… C’était dommage, c’est vrai, mais il n’allait quand même pas se mettre à pleurer. Le bus avançait tranquillement, la circulation était fluide pour un samedi après-midi. Qu’est-ce qu’ils allaient encore apprendre ce soir ? Un délire, cette histoire ! Et ce rendez-vous de Julien avec Elodie. Va savoir s’il ne s’était pas encore fait rouler dans la farine. Enfin, il prendrait toujours l’apéro. Après, de toute façon, il faudrait qu’il parte…

 

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-          Attention, Mademoiselle, vous faites tomber quelque chose !

 

Un carnet venait de glisser au sol.  La station était calme en ce samedi après-midi. Quelques passants, du quartier peut-être. On ne se bousculait pas aux tourniquets de l’entrée, et une passante, la soixantaine alerte, avait eu le temps de voir l’objet tomber en bas des marches qui distribuaient les voyageurs à droite vers Nation, à gauche vers Charles de Gaulle-Etoile. L’entrée de Glacière, balayée par le vent sur le parvis central du boulevard, ne vous laisse aucun recul avant les composteurs. Vous pourriez  y  perdre votre chapeau, ou plus ; avant d’avoir eu le temps  de dire ouf, vous êtes déjà de l’autre côté. La jeune femme, qui venait juste de franchir la barrière, presque en courant, se pencha pour ramasser le calepin quand la longue cape noire dans laquelle elle était empêtrée, s’ouvrit de haut en bas, laissant apparaitre ti-shirt, jean et Converse plus conformes à son allure leste et rapide que ce burnous dont elle tentait de rassembler les bords. Elle glissa son carnet dans la poche de son jean, balaya prestement les alentours du regard et grimpa les marches quatre à quatre vers Nation.  Le soleil chauffait la verrière.  Trois filles attendaient, assises, en bavardant.  Le tableau lumineux signalait l’attente prévue. Une annonce, désormais rituelle, se fit entendre : « Pour Nation, prochain train dans une minute. Le suivant dans 6 minutes. ». Les trois filles se levèrent, riant. La jeune femme encapuchonnée se dirigea vers le bord du quai. Le métro arrivait. Une voiture s’arrêta devant elle. Un couple avec trois enfants en descendit, suivi de deux hommes en conversation, laissant la place à la jeune femme qui s’assit sur un strapontin, forme noire légèrement intrigante. Les portes se refermèrent, le métro s’ébranla, se dirigeant vers la place d’Italie à l’air libre. Le carnet moleskine ressortit de sous la cape, les doigts agiles firent sauter l’élastique, trouvèrent directement la page grâce au signet, soulignèrent une phrase qu’ils firent suivre d’une série de chiffres. Le stylo reprit place dans la poche du jean, le calepin le suivit, la cape fut réajustée. Place d’Italie, arrêt un peu plus long. Nationale... Quai de la Gare, la silhouette sombre se faufila hors de la voiture et sortit de la station. Quelques nuages voilaient la perspective.

 

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Ils avaient marché jusqu’à la place d’Italie. Depuis le restaurant rue des Cinq-Diamants, ils étaient vraiment tout près. Et ils gagnaient un changement : la station de métro traine tellement en longueur sous terre que pour aller d’une ligne à l’autre vous avez l’impression de traverser trois fois la place.  Maintenant ils patientaient tranquillement sur le terreplein central de cette station en boucle. Le panneau indicateur était en panne, il n’affichait plus le nombre de minutes avant le prochain métro. Il ne restait plus qu’à attendre qu’un train arrive en bout de ligne, deux minutes après il aurait fait le tour de la boucle et repartirait dans leur direction. Ils s’arrêteraient à République, probablement, après avoir franchi la Seine en aérien, beau panorama ! En attendant, aucun train n’arrivait sur la cinq. Aucune annonce non plus. Le quai était désert. Ou presque. Une femme avec une valise. Un ado sac au dos. C’était peu sur la longueur du quai. Personne n’aurait pu surprendre leur conversation, s’ils s’étaient parlé. Mais ils se taisaient. Portés par les découvertes qu’ils avaient faites un  peu plus tôt, ils se réfugiaient chacun dans son silence rêveur et souriant.