9.

-          Puisqu’on y pense tous…, avait repris Sylvain, alors autant en parler. On a toujours respecté le rituel, dès notre arrivée, chaque fois qu’on s’est retrouvés, encore la semaine dernière, à l’abbaye. Alors, pourquoi là, ça passe plus, on reste muets ? Si on crachait tous ce qu’on a sur le cœur…

Mais son exhortation resta lettre morte. Un ange était passé, qui les avait entrainés dix ans en arrière. Les pensées s’entrechoquaient sans trouver leur chemin. Le mutisme s’installait.

Le portable de Sylvain bipa, un sms : "U vs eT ? +KncT?" ; Antoine s’impatientait ; ils en avaient oublié leur début de conversation avec lui sur skype, interrompue par un défaut de connexion certainement réparé depuis.

-          Bon, dites, faut vous réveiller ! On rappelle Antoine, ça doit marcher maintenant…

Stéphanie sortit de sa torpeur, fixa son ordinateur portable posé au sol, de manière à ce que la caméra puisse les capter à peu près tous, le casque posé à côté mais pas branché, pour qu’ils puissent tous profiter de la conversation.

-          Ah, ça y est, vous êtes là, j’me posais des questions ; vous en faites une tête ! Vous venez de vous faire gazer ? Y a pas de manif pourtant aujourd’hui !

-          Non, ça va, ça va, répondirent Juliette et Julien, en chœur, encore sonnés, mais émergeant peu à peu.

-          Si vous le dites ! … Où vous en êtes ? ça a coupé quand j’vous ai dit le message que j’avais reçu !

-         

-          Quoi ? J’entends mal !

Sylvain brancha le casque-micro, se le posa sur les oreilles, et commença avec Antoine un échange dont les trois autres n’avaient plus que la version face. Bien loin de la position réservée qu’il avait adoptée à son arrivée. Stéphanie n’allait pas tarder à remarquer que, sous des dehors placides, il reprenait cette position dominante avec l’air de ne pas y toucher qui l’avait si souvent agacée. Elle l’entendait parler de ce qu’ils avaient reçu eux aussi, comparer, chercher des liens, répéter, revenir en arrière.

-          Tu sais, on vient tous de prendre un coup sur la tête, ce pacte de solidarité, faut déjà le savoir pour en parler ; et puis, Elodie nous inquiète, cette crise l’autre jour, Julien l’a suivie par hasard, c’est pas clair, une vraie scène de polar ; et Melissa qui a disparu, et on dit rien, personne ne dit rien, qu’est-ce qu’on a tous ? On a peur, nous aussi ? De quoi ? C’est pas la peine de faire croire à notre rituel si c’est pour nous cacher l’essentiel !

Les autres n’entendirent pas la réponse d’Antoine, mais le ton de Sylvain les tira définitivement des limbes, révélateur patent de leurs pensées enfouies. Elodie, Melissa, ces deux noms planaient au-dessus de leurs têtes ; les fronts se plissaient, les joues rougissaient. Une tablette de chocolat et une bouteille de cocktail rhum-citron circulaient. Sylvain avait quitté Antoine et reposé le casque. Une brume cotonneuse engourdissait l’atmosphère. Un mutisme perplexe s’installait. Le jingle SFR sonna. Julien saisit son portable dans la poche de son jean et s’éloigna vers la fenêtre.

-          Ouahhh… !!! J’y crois pas. J’l’adore, vrai, j’l’adore…

Trois paires d’yeux se tournèrent vers Julien. Définitivement réveillé, il affichait un sourire qui visiblement désarçonnait ses amis.

-          Bon, ça y est, j’ai un rancart…

Après les avoir fait languir un peu, il se mit à leur raconter. Renversant. Il fallait qu’il s’assoie pour être sûr qu’il ne rêvait pas. Elodie venait de l’appeler. Elle l’avait aperçu dans l’après-midi. N’avait rien voulu dire. Croyait que tout allait s’arranger. Mais là, il fallait qu’elle le voie. Demain en fin de matinée. Il allait devoir passer la nuit là-dessus. Pas simple, il aurait du mal à dormir, même lui qui n’avait jamais de problèmes de ce côté-là. Mais elle insistait pour attendre demain. Elle l’appellerait pour lui dire où.

-          Tu veux qu’on aille avec toi ?

-          Surtout pas !

-          Bon alors, débriefing demain soir à l’apéro ?

-          Bof, demain soir, j’ai une répét…

 

La conversation reprit le dessus, banalités commodes,  quotidien qui faisait valoir ses droits,  récurrence des passions devenues loisirs par la force des choses, saxo, la même formation de copains depuis quelques années, théâtre dans une compagnie qui monte à Lyon, classement au tennis, seule Stéphanie posait une frontière moins nette, et sa recherche  débordait ses soirées et ses nuits. Le square de la Madone était plongé dans le noir, ouvrant la voie à l’étoile du berger. Une sirène retentit au loin.

 

**********

 

David était inquiet. Sa mère l’appelait souvent pour lui donner des nouvelles, de Dakar, de Poitiers, la famille, les amis, encore la famille. Depuis qu’il avait trouvé ce poste à Lille après ses études d’ingénieur, elle avait peur qu’il ne perde le fil, voire le lien avec les proches. Il s’en amusait, sa mère était impayable quand elle déroulait toutes les anecdotes qui faisaient le sel de sa vie. Mais là, c’était autre chose. Une histoire de messes vaudous dans l’église évangéliste centrafricaine, avec des ramifications au Sénégal, pourtant plus connu pour l’expansion des Mourides autour de la ville sainte de Touba ; l’infiltration des Chinois dans le commerce local, privant une population médusée d’un moyen de subsistance essentiel ; une fille renvoyée au pays par ses parents, mariée de force, battue par un mari qui ne voyait pas où était le problème, il ne faisait pas pire qu’avec sa première femme, et de retour à Poitiers grâce à l’aide d’une ONG locale. Il se demandait si elle n’affabulait pas un peu.

Jusque-là il s’était toujours régalé de ses talents de conteuse. Mais, maintenant, il sentait qu’elle en faisait trop. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond ? Son père avait toujours été très présent, trop même, mais il croyait avoir toujours eu seul le privilège d’en souffrir. La distance leur faisait du bien. Sa mère tombait-elle à son tour sous son joug au point d’avoir besoin de s’inventer des mondes parallèles, ou d’enjoliver la réalité, si tant est qu’il puisse dire qu’elle l’enjolivait, avec ses boniments ! Elle, la catholique rationaliste, qu’est-ce qu’elle avait, avec ces histoires d’exorcismes, de fille mariée de force, et battue de surcroit ? Et elle radotait, répétant un moment après ce qu’elle avait déjà dit, comme s’il avait oublié, ou elle, peut-être. Depuis que ses parents avaient une ligne illimitée, elle pouvait l’appeler pendant des heures, ou presque…

Il allait devoir se résoudre à aller passer un weekend dans la famille, même si la perspective d’essuyer encore des remarques de son père, avec ce sentiment perpétuel de n’être pas à la hauteur, lui mettait une boule au ventre. Mais il fallait qu’il comprenne ce qui se passait. Il ne savait pas bien avec qui en parler. A Lille, il n’y avait que Justine, avec qui il avait peu d’atomes crochus. Juliette était loin maintenant, elle semblait se passer de lui. Il n’osait pas reprendre contact avec elle, même durant le weekend il s’était tenu à distance. Elle l’avait observé quand il avait flashé sur Elodie, comme s’il avait eu la moindre chance avec celle que l’on n’avait jamais vue sérieusement avec quelqu’un. Elle n’avait pas compris la manœuvre, s’était seulement montrée vexée. Et lui, trop timide, n’avait pas osé la rattraper au vol. Quant aux garçons du groupe, il avait toujours eu du mal à échanger avec eux, il n’avait jamais pu se confier qu’aux filles.

Mais aller à Poitiers, c’était reprendre le train. Comment avouer à sa mère que s’il ne venait pas plus souvent, ce n’était pas seulement à cause de son père, ni une question d’argent, mais cette angoisse qui le prenait dans les tunnels, dans les ralentissements, et le contournement de Paris le laissait une heure dans cette sensation que le train n’avançait plus et qu’ils allaient tous rester prisonniers, cinq cents personnes par rame, sans air, il en suffoquait déjà… Il avait bien essayé d’en parler, mais il s’arrêtait très vite, il avait toujours du mal avec les médecins. Une sirène retentit au loin. La nuit noire tombait sur la citadelle.

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            Antoine réfléchissait aux propos de Sylvain ; cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas entendu s’énerver ; et là, c’était tout juste. Pourtant, Antoine avait du mal à voir le lien entre tous les évènements de ces derniers jours, les lettres, le coup de fil, les mystères d’Elodie. Il ne pouvait voir les choses qu’à distance, avec un recul qui était peut-être salutaire, mais l’empêchait de prendre la vraie mesure des choses. Et puis, il avait d’autres sujets de préoccupation, cette fille qui l’avait planté en début de semaine, pourtant il sentait que cela aurait pu marcher entre eux, comment la rattraper ? Cette recherche qu’il avait entreprise, au fil de ses promenades dans les rues de Toulouse, des lieux de la résistance, pas plus loin qu’à l’hôpital Ducuing, juste à côté de chez lui, une plaque des FFI qu’il venait de découvrir, et il était sur de nombreuses autres pistes.

Il en avait assez de se sentir toujours investi de la mission de rassembleur, de porter sur ses épaules toutes les questions du groupe ; il avait déjà organisé le dernier weekend ; il pouvait bien se reposer un peu maintenant et retourner à ses occupations toulousaines. Et puis, le lendemain, samedi, il travaillait ; il avait déjà pris un jour et demi la semaine dernière, maintenant il fallait qu’il récupère. Le lendemain soir, il rentrerait par les bords de la Garonne, musarder lui permettrait de faire le point.