7.

Le trajet depuis la gare de Lyon s’était bien passé ; le bus, c’était finalement pas mal, même si, malgré les nouveaux couloirs, le trajet pouvait être un peu lent le vendredi après-midi. Juliette découvrait ce quartier nord où elle n’avait jamais mis les pieds. Elle connaissait assez peu Paris, les visites habituelles des monuments, à part ça, elle était restée provinciale. Bien que Lyon l’ait fait passer dans une catégorie supérieure de la provincialité, avec un côté bourgeois branché qui l’amusait. A Lyon, son studio à la Croix rousse, à une portée rapide du centre, lui facilitait la vie. Elle y était un peu à l’étroit, mais sa situation et son loyer modéré lui avaient jusque-là fait apprécier un manque de confort qui, du même coup, la mettait à l’abri de voir débarquer sa mère tous les quatre matins. Sa mère avait toujours eu peur pour elle ; elle avait peur pour tout, c’est vrai ; mais cela s’était accentué depuis le lycée, comme si certains jeux de rôles mystico-hippies qu’elle lui avait racontés l’avaient terrorisée.

            Pourtant, en regardant son reflet dans la vitre du bus avant de descendre près de la rue de Stéphanie, elle se disait que son physique classique aurait dû rassurer sa mère : cheveux blonds mi-longs qu’elle retenait souvent en queue de cheval, yeux bleus, peau claire, taille moyenne, on lui donnerait le bon dieu sans confession. C’est vrai que les blondes n’avaient plus la cote, les blagues populaires récurrentes leur faisaient préférer les brunes pétillantes. Est-ce pour cela que David, avec qui elle avait passé ses années adolescentes dans un de ces amours de jeunesse dont vous êtes persuadée qu’il durera toujours, était parti sans crier gare ? Et depuis qu’il était à Lille, la distance s’était matérialisée. C’est vrai aussi qu’il était compliqué, mais elle s’y était faite, et elle était certainement la plus à même de comprendre et calmer les angoisses compulsives qui faisaient souvent le vide autour de lui, malgré une divine plastique de grand black baraqué à faire pâmer les bimbos ! Mais on ne revenait pas en arrière.

            Stéphanie finissait de lui raconter un truc qui s’était passé au début de la semaine dans son quartier, elle avait prêté une oreille distraite, une vague histoire de secte, quand elles arrivèrent dans sa rue.

-          En fait, c’est classe, ton coin ; j’le voyais pas comme ça !

-          Eh oui, dès que tu dis "Porte de la Chapelle" ça gamberge dur. Alors que c’est plutôt famille, une vraie vie de village, pour les potins à la boulangerie, tu te croirais dans le Poitou.

-          Oui, tu l’as emportée avec toi, ta campagne, ce petit jardin en face de chez toi, j’y crois pas !

-          Et quand je vais te dire le nom, square de la Madone, tu vas croire que je l’ai fait exprès, avec la rue de l’évangile au bout…

-          Bon, les bondieuseries, ce sera pour plus tard. C’est où ton immeuble ?

-          On y est, rue des roses, juste à côté de la laverie, au 6ème ; quand l’ascenseur est en panne, ça fait les mollets !

 

L’appartement était à la mesure de l’immeuble, spacieux et clair. Juliette ne s’imaginait pas que la bourse de recherche de Stéphanie lui permettait un tel budget logement ; elle travaillait peut-être en plus ; et ses parents devaient aider un peu. Elle voyait le mal qu’elle avait, elle, à joindre les deux bouts avec un boulot pourtant régulier et pas si mal payé !

-          Ça te surprend, non ? En fait j’ai eu une veine du diable ; mon oncle et ma tante, tu sais la sœur plus jeune de ma mère, ils avaient acheté ici, et ils ont eu un poste aux States, deux ans minimum, ils m’ont proposé de m’installer dans leur appart, ils ne voulaient pas le laisser vide ; je paye les frais, et leur verse un petit loyer pour bénéficier de l’ALS, mais c’est ridicule pour Paris, même dans ce quartier. Et je me retrouve avec un appart génial, un peu excentré, mais pratique pour mes enquêtes dans le neuf-trois ; et puis j’ai de la place pour avoir un vrai bureau, la classe !

Evidemment !

Elles firent le tour, Juliette avait toujours été fascinée par les intérieurs, elle aimait deviner la vie des gens quelqu’un en visitant leur maison, elle n’avait pas choisi pour rien de faire archi à Lyon, une des écoles les plus prestigieuses. Même si elle était loin d’avoir percé, et devait se contenter de faire de l’alimentaire,  elle espérait bien concrétiser ses rêves un jour ! Là, encore plus intéressant, elle se trouvait à la confluence de deux univers, celui des absents qui avaient laissé leurs traces et quelques meubles, elle allait dormir dans la chambre de leur enfant, et celui de Stéphanie qui avait mis sa patte un peu partout en investissant les lieux.

-          Bon, installe-toi, la salle d’eau est là ; j’t’attends dans la cuisine, je nous prépare un thé, ça te va ?

-          J’en ai pour une minute, juste le temps de poser mon sac.

Elles terminaient un paquet de biscuits au chocolat, le thé refroidissait dans leurs tasses. Les banalités sur leur vie quotidienne s’épuisaient, le contraire de leurs retrouvailles à l’abbaye une semaine plus tôt, rien d’aussi grave que les banalités pour repousser les limites des questions fondamentales.

-          Tu sais qu’y a eu un truc bizarre, juste après le weekend. Des lettres. Incompréhensibles, un vrai charabia. D’abord Sylvain, qui m’appelle, tu te rends compte, fallait que ce soit grave ! C’était juste au moment de l’histoire que j’te racontais en arrivant, tu sais, les illuminés…

-          J’avoue que j’ai rien compris…

-          T’aurais de la chance, même moi qui étais là j’ai du mal. Donc, Sylvain m’appelle, il avait trouvé sous sa porte un message de ouf, je rentre chez moi, je trouve une enveloppe, je l’ouvre pas, la trouille, j’le rappelle, on se retrouve à République, il y regarde et en sortent des trucs incroyables, photos, carte postale, pas de message…

-          Et depuis ?

-          Depuis ? Rien ! Mais c’est pas vraiment pour cette blague de potaches que je t’avais appelée ; non, c’est pour Elodie. Je me suis posé plein de questions depuis dimanche. C’est pas croyable, on sait pas où elle vit, ce qu’elle fait, elle ne dit jamais rien sur elle, et cette histoire de peur, soit c’est grave, soit elle nous a roulé dans la farine !

-          Ouais, je suis comme toi ! J’avoue que je cale.

-          Julien aussi m’intrigue, se pose des questions, on a pris un pot, ça faisait un bail qu’on s’évitait…

Juliette, surprise de ces reconfigurations qui balayaient toute certitude, Stéphanie qui revoit Sylvain, Julien qui se civilise, écoutait, un peu sonnée, son amie se perdre à feindre une absence de sentiments peu crédible. Le thé aurait-il des vertus enivrantes ? Ou le chocolat des biscuits ? Toutes ces histoires de lettres, de secte, d’Elodie, sa tête s’affolait de leur manège. Une visite à la salle de bain s’imposait.

A son retour, le visage encore humide, elle vit Stéphanie, qui avait remis sa veste, prendre un sac en toile cirée colorée, de ceux qu’on utilise pour les courses écolos. Elle venait de recevoir un sms de Sylvain connecté avec Julien, ils devaient appeler Antoine en soirée, après son boulot ; elle leur avait proposé de venir chez elle, Juliette était là, ils pourraient boire un pot et grignoter, et ils appelleraient Antoine sur skype tous ensemble ; elles allaient sortir faire quelques courses et comme ça elle verrait le quartier.

(A suivre...)