6.

Il avait eu beau essayer de suivre la silhouette noire, pourtant sportif et rapide, Julien s’était fait semer. Comme un bizut. C’était plié. Volatilisée. Avant qu’il ne retrouve une occasion comme celle-ci, il pouvait toujours courir. C’est vrai qu’il avait maintenant un soupçon sur la planque d’Elodie, il l’espérait en tout cas. S’il trouvait un moment de libre dans la semaine prochaine, il viendrait faire un tour pour vérifier. C’était son quartier, ou presque, il pourrait revenir rôder. Pour le weekend, c’était fichu, il ne tenait pas à se faire repérer.  Et, question de stature, la forme noire, pas du tout Elodie, à première vue. Il s’arrêta prendre un café au bar où il l’avait espionnée un peu plus tôt, puis repartit vers Alésia, son quartier, d’un pas qui n’aurait pas fait mentir son oncle globetrotteur, une ville, tu la connais quand tu l’as dans les jambes.

Cette histoire lui trottait dans la tête depuis le weekend. Son rendez-vous avec Stéphanie au Zimmer en début de semaine n’avait rien donné. C’est vrai qu’il y avait un contentieux entre eux, il avait été un peu limite avec elle à une période, elle l’avait mal vécu. Il ne savait pas vraiment ce qui lui avait pris, peut-être une revanche contre son côté intello qui lui avait toujours donné des complexes. Bon, elle n’avait pas l’air de lui en tenir rigueur.  Mais elle s’était un peu éloignée et avait marqué ses limites et sa place dans leur groupe de copains parisiens. Lui, plus terrien, un physique qui semblait faire de l’effet, un mètre quatre-vingt-cinq, mince bien que très musclé, les cheveux châtain aux boucles tombant légèrement dans le cou, s’était alors cantonné dans des relations de surface, on sort prendre un verre de temps en temps à quatre ou cinq. Il n’avait guère revu Stéphanie avant ces derniers jours et il avait bien senti qu’elle se méfiait, même lundi soir. De toute façon, il avait toujours du mal avec les autres ; solitaire, il prenait plaisir à marcher ici ou là, exploitant une aptitude étonnante à passer inaperçu quand il le voulait.

Et là, être tombé par hasard sur Elodie dont personne n’avait de trace géographique, une aubaine dont il ne savait quoi penser. La formule populaire : "il n’y a pas de hasard" prenait-elle sens ? Il n’allait quand même pas prêter le flanc à ces fadaises superstitieuses. Ils avaient assez donné là dedans quand ils étaient au lycée, avec des expériences dont il ne gardait pas le sentiment qu’elles aient marqué le summum de leur intelligence. Qui les avait entrainés là-dedans ? Les filles, il lui semblait bien. Elodie ? Melissa, plutôt ? Et pourquoi personne ne disait rien de sa disparition. Lui, c’était bien ce qui le chiffonnait, sans arriver à le dire.  Dans leur bande, il avait toujours eu du mal à parler juste ; s’il y avait une bourde à faire, elle était pour lui. Et il ne savait plus, maintenant, à qui ni comment s’en ouvrir. Il avait eu un bon feeling avec Justine à l’abbaye, mais leur mutisme partagé ne facilitait pas la reprise de contact. Un bus le klaxonna alors qu’il traversait la rue sans regarder. On était loin de la loi donnant priorité aux piétons même en dehors des clous !

Désormais, il valait mieux qu’il aille jusque chez lui faire le point. A peine arrivé avenue Jean Moulin, dans son studio d’étudiant dont il se satisfaisait faute de mieux, il vit que son ordinateur clignotait. Messages. Notifications facebook. Parti le matin donner ses cours, il avait tout laissé en plan ; et comme il ne voulait pas de fil à la patte, ses consultations se faisaient plus sporadiques que celles de ses congénères vissés à ces Smartphones dont l’élégance éponyme ne l’avait jamais vraiment frappé.

Il balaya d’abord ses méls du regard, encore quelques spams malgré sa manie du ménage, un message d’Antoine, un de Sylvain, coup double, étonnant. Même s’il les avait dans ses contacts réguliers, ils n’échangeaient pas tous les jours. Chacun disant dans son message aux deux autres à peu près la même chose, il faut qu’on se parle, je ne peux pas en dire plus par écrit. Un signal s’afficha dans le coin de son écran : "Sylvain vient de se connecter" ; puis "Antoine vient de se connecter". Leur parler en même temps ? Pas évident, risqué même, roi de la gaffe s’abstenir ! La messagerie instantanée d’Antoine clignota : "J’ai un truc à te dire, mais pas maintenant, je suis au boulot, on se skype ce soir, OK ?" "OK, ce soir 9h ?" "C’est bon". Restait Sylvain, il venait d’apparaitre en statut connecté sur skype, au moins un qui allait pouvoir l’éclairer tout de suite.

Tout en écoutant Sylvain, Julien suivait le trafic ininterrompu de cette fin d’après-midi ; les vélibs en bas de chez lui étaient pris d’assaut ; les klaxons n’arrêtaient pas, il se leva pour fermer la fenêtre, le bruit l’empêchait de se concentrer sur la conversation, le fil de son casque se débrancha, il dut faire répéter à Sylvain sa dernière phrase. « Quoi ? Qu’est-ce que tu me racontes ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de lettres ? Un message anonyme complètement space ! Et même chose pour Stéphanie, que tu as revue, ah ! Au moins un bon point ! Non, moi, rien, pas de courrier. Mais un scoop de première, assieds-toi bien ! »

Et il se mit à lui raconter sa découverte, la filature inopinée d’Elodie, peut-être sa crèche, ou sa planque vu l’endroit, les cris, la silhouette noire évanouie…

-          Pourquoi je l’ai pas abordée ? Elle avait l’air bizarre, bouleversée, je voulais en savoir un peu plus avant de lui parler. Et après, je me suis mis à courser le fantôme, pour rien… Je suis sûr que c’était quelqu’un d’autre. Il faudra que j’y retourne, là, je suis dans le vague.

-          ………..

-          Tu crois ? Débarquer à plusieurs dans son impasse, non, ça le fait pas…

-          ………...

-          Toi aussi, Antoine veut te parler ? J’espère qu’il a pas reçu un colis piégé, lui ! A ce soir, OK, vers 9h.

(A suivre...)